Parfois, mal ou pas entendues, les intentions de parler de moi s’envolent dans les airs aussitôt prononcées.

Si je bénéficie d’un peu d’écoute, une infime partie de ce que je dis de moi restera peut-être ancré dans un cerveau humain, voire deux, mais certainement guère plus. Par contre, celles que j’inscris quelque part sur un serveur, elles, ne s’oublieront certainement jamais.

Est-ce sans conséquences ?

Combien d’opportunités économiques, professionnelles, sociales, culturelles, politiques me sont offertes par l’extraordinaire caisse de résonnance numérique ? Une infinité, sans nul doute. Je peux, tu peux, elle peut, il peut, nous pouvons, vous pouvez, elles peuvent, ils peuvent s’offrir une narration de soi sur mesure, libre de toute contrainte.

Trouver ou retrouver des amis, rester en lien, informer, m’informer, échanger avec des personnes que la vie tangible ne m’aurait pas permise de rencontrer ou d’atteindre, découvrir des œuvres de toutes sortes, écouter, apprendre, travailler avec des personnes du monde entier depuis mon salon, exercer mon pouvoir d’achat, exercer mes droits. Je peux tout faire.

A quel prix ? Quel prix paye-t-on pour accéder à ce monde de possibilités ?

Et si… et si ce que je préfère, c’est la discrétion, si je ne souhaite pas m’exprimer publiquement, si mon travail je veux le faire sans en faire étalage, si mes amis, rencontrés au fil des époques et des aventures vécues, peut-être même ces relations oubliées, me conviennent et me suffisent ?

Si ce qui me fait le plus plaisir, c’est discuter avec la libraire, le maraîcher, le boucher, la boulangère ? Si ma joie, c’est juste de vivre mon quartier, me vêtir au coin la rue ? Si je n’ai pas besoin d’autres frontières, de conquérir d’autres territoires ?

Si je n’ai pas besoin de trouver toujours mieux, toujours plus ?

Si ce fil à la patte que constituent les notifications, les appels inopinés, je ne les désire pas ?

Ai-je encore une place dans notre société ?

Et si … et si je suis limitée par ma condition sociale ?

Comment puis-je comprendre une logique numérique qui ne m’a pas été enseignée à l’école, ou à la maison, n’est jamais entrée dans les tâches liées à mon travail ? Si mes revenus ne me permettent pas d’accéder à internet, de posséder un appareil suffisamment vaillant ? Si mes compétences en lecture restent limitées, malgré mes efforts ? Suis-je une citoyenne égale aux autres ? Puis-je exister au même titre que les autres ? Puis-je exister aux yeux des autres ? Aux yeux de l’autre, l’Etat ? Peut-il y avoir un nous, si mon je n’est qu’hors ligne ?

Puis-je être, hors ligne ?

J’ai 8 ans, 10 ans, 15 ans en 2023, quelle influence les interactions numériques ont sur cet être en
devenir que je suis ? Avec qui puis-je discuter, prendre du recul sur ce que je vois, vis en ligne ? Qui m’aide à comprendre la notion de libre arbitre, et me guide pour l’exercer ? Qui me protège ? Ai-je la possibilité de vivre et évoluer avec mes pairs sans appareil connecté ?

Suis-je en mesure de connaître la part de mon moi en ligne et de mon moi hors ligne, dans ce que constitue mon moi global ?

Aline Le Guluche dit « Quand on ne sait pas lire et écrire, on est la proie d’une multitude de personnes malveillantes. »