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Un enseignement de spécialité optionnel « Informatique et Sciences du numérique » en Terminale S a donc été créé pour la rentrée 2012. Le programme a été publié dans le BOEN spécial du 13 octobre 2011[1]. 

Ce premier pas qui en appelle d’autres est en phase avec l’opinion des Français. En effet, l’INRIA a réalisé une enquête intitulée « Quelle compréhension les Français ont-ils du monde numérique ? », dans laquelle on apprend notamment que 80 % d’entre eux estiment qu’il serait intéressant et nécessaire de faire une place aux sciences du numérique à l’Ecole, au même titre que la chimie ou la physique ».

Le (bon) choix d’une discipline informatique en tant que telle a été fait. Il constitue un nouveau paradigme éducatif. Il entérine le caractère erroné de l’approche pédagogique selon laquelle les apprentissages doivent se faire exclusivement à travers les usages de l’outil informatique dans les différentes disciplines existantes. Le B2i, sa traduction institutionnelle s’est révélé être un échec : c’est ce que montre l’expérience de ces dernières années[2].

L’informatique étant partout, elle doit être quelque part en particulier, à un moment donné, sous la forme d’une discipline scolaire en tant que telle. L’utilisation d’un outil, matériel ou conceptuel, ne suffit pas pour le maîtriser.

Le colloque Didapro4-Dida&STIC a souligné que, d’évidence, la (re)création d’un enseignement de l’informatique au lycée allait donner un souffle nouveau à la didactique de la discipline. La préparation de l’enseignement « Informatique et Sciences du numérique » est entrée dans sa phase opérationnelle dans l’année scolaire 2010-2011. Elle est l’occasion de préciser des aspects de la relation entre la discipline informatique et sa pédagogie, par exemple pour la formation du citoyen.

Pourquoi un enseignement de l’informatique ?

Un tel enseignement se fonde sur les trois missions traditionnelles de l’Ecole, former l’homme, le travailleur et le citoyen. Il s’agit, au delà de la formation de spécialistes évidemment indispensable et, pour reprendre la formule consacrée, de former l’« honnête homme du 21ème siècle ». Ce sont des objectifs très généraux. Se pose ensuite la question de la contribution des différentes composantes de la connaissance et de la culture à ces objectifs, en particulier la contribution des sciences et des techniques. La culture générale scolaire évolue. Ainsi, en son temps, les sciences physiques sont-elles devenues discipline scolaire car elles sous-tendaient les réalisations de la société industrielle. Or aujourd’hui le monde devient numérique… Enfin, il faut traduire les savoirs savants en savoirs didactisés qui constituent les disciplines scolaires. Par exemple, en mathématiques on étudie des fonctions, en sciences physiques la notion de force, en SVT celle de cellule, en chimie les atomes et les molécules. Et le programme de l’enseignement de l’informatique en Terminale S porte sur les quatre grands domaines de la science et technique informatique : la notion d’information, l’algorithmique, la programmation, l’architecture des machines et des réseaux.

La contribution des sciences en tant que telles à la formation du citoyen et l’exercice de la citoyenneté

La contribution des sciences à la formation du citoyen et à l’exercice de la citoyenneté, spécifique et intrinsèque, est une question essentielle. Essayons de la préciser.

L’informatique et les réseaux

2009 a vu le vote de la loi « Création et Internet » dite loi Hadopi. En 2006, la transposition de la directive européenne sur les Droits d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information (DADVSI) par le Parlement avait été l’occasion de débats complexes où exercice de la citoyenneté rimait avec technicité et culture scientifique. En effet, s’il fut abondamment question de copie privée, de propriété intellectuelle, de modèles économiques…, ce fut sur fond d’interopérabilité, de DRM, de code source, de logiciels en tant que tels. Dans un cas comme dans l’autre on n’a pu que constater un sérieux déficit global de culture informatique largement partagé. La question se pose bien de savoir quelles sont les représentations mentales opérationnelles, les connaissances scientifiques et techniques qui permettent à tout un chacun d’exercer pleinement sa citoyenneté. Sans risque de se tromper, on peut affirmer que « cliquer sur une souris » et utiliser les fonctions simples d’un logiciel ne suffisent pas à les acquérir, loin de là.

Les débats de société à la fois durent et se succèdent. Est venu sur le devant de la scène, celui, complexe et essentiel, de la neutralité du Net. Internet est une plate-forme qui semble mettre les internautes en relation directe, ce qu’elle n’est pas. Il y a le coeur du réseau, à savoir les réseaux d’accès avec la boucle locale (dédiée à une habitation ou à une entreprise) en cuivre ou en fibre optique, les opérateurs étant les fournisseurs d’accès à internet. Les points d’interconnexion assurent l’ouverture sur les autres réseaux d’accès par l’intermédiaire des backbones, épine dorsale du réseau mondial. Concernant les tuyaux et les flux de données, il y a donc les fournisseurs d’accès au client final, les opérateurs de transit au niveau du backbone, les hébergeurs qui stockent les données (dans des serveurs, les data center), les fournisseurs de cache… et plein de choses encore. Comment participer aux débats sans une représentation mentale de l’architecture du réseau des réseaux ?

Des exemples du côté des mathématiques et des sciences expérimentales

L’actualité fait que le citoyen doit pouvoir se faire son opinion sur les causes de la crise financière. Vaste problème ! Dans une interview au journal Le Monde, le 19 octobre 2009, Benoît Mandelbrot, père de la théorie des fractales, indiquait déjà qu’« il était inévitable que des choses très graves se produisent ». Dès 1964, il avait perçu que les modèles mathématiques utilisés par les financiers étaient erronés et avait tenté d’alerter sur leurs dangers. « Les gens ont pris une théorie inapplicable… Elle ne prend pas en compte les changements de prix instantanés qui sont pourtant la règle en économie. Elle met des informations essentielles sous le tapis. Ce qui fausse gravement les moyennes. Cette théorie affirme donc qu’elle ne fait prendre que des risques infimes, ce qui est faux… » S’il est difficile au citoyen lambda de discuter sur le fond ce point de vue, il doit néanmoins comprendre la problématique posée, se faire son opinion dans un débat contradictoire. B. Mandelbrot ajoute que « les catastrophes financières sont souvent dues à des phénomènes très visibles mais que les experts n’ont pas voulu voir ». Savoir pourquoi est une question intéressante qui concerne aussi les financiers eux-mêmes. Un certain niveau de culture mathématique constitue d’évidence une condition d’exercice de la citoyenneté. Il vaut mieux par exemple avoir appris à étudier des fonctions à l’Ecole que de ne point l’avoir fait. Il ne s’agit bien évidemment pas pour le citoyen lambda d’être en mesure de mener un débat contradictoire avec des spécialistes de haut niveau. Mais de percevoir de quoi on parle, d’avoir des « sensations » et de pouvoir se faire une opinion dans le cadre d’un débat pluraliste. Plus on en sait mieux ça vaut. Et rappelons que la démocratie est le gouvernement des affaires de la cité par des « ignorants » !

Le citoyen éclairé participe aux débats de société sur le nucléaire ou les OGM. Pour cela, il dispose d’un appareillage conceptuel que les enseignements des sciences physiques et des sciences de la vie et de la terre lui ont donné.

Impostures intellectuelles

Il arrive que l’on oublie la difficulté d’exercices que l’on pratique quotidiennement et le temps qu’il a fallu passer, de longues années, pour accéder à une indéniable compétence. Ainsi la lecture et l’interprétation d’une courbe ou la compréhension d’un texte. Et certains ont parfois du mal à imaginer la situation dans laquelle se trouvent ceux qui n’ont qu’une connaissance très limitée d’un domaine donné.

A fin d’illustration, l’enjeu étant fondamental pour la citoyenneté, tournons-nous vers l’ouvrage très éclairant de deux physiciens Alan Sokal et Jean Bricmont Impostures intellectuelles qui a provoqué en son temps un certain émoi[3]. Les auteurs s’étonnent de la manière avec laquelle quelques grands noms des sciences humaines (Jacques Lacan, Julia Kristeva, et d’autres) « empruntent » dans certains de leurs travaux des concepts aux mathématiques et aux sciences physiques. Ainsi J. Lacan a-t-il vu des relations entre des objets topologiques (tore, bouteille de Klein) et la structure des maladies mentales (et l’érection d’un certain organe). Tentant de construire une théorie formelle du langage poétique, J. Kristeva a fait appel à des mathématiques savantes, invoquant l’indécidabilité de l’hypothèse du continu. Comme par ailleurs elle semble confondre les ensembles 0,1 et 0,1, on peut avoir quelques doutes sur la solidité de l’édifice.

A. Sokal et J. Bricmont font deux reproches essentiels à ces intellectuels :

• ne pas maîtriser les concepts sollicités (qu’un élève de terminale scientifique ou un étudiant de DEUG connaissent), ce qui provoque un certain malaise. Ansi J. Lacan donne-t-il des définitions fausses des ensembles ouverts et confond nombres irrationnels et nombres imaginaires (programme de terminale scientifique) 

• ne pas dire en quoi l’emprunt, le transfert d’un champ de la connaissance à un autre sont légitimes, les spécialistes des sciences humaines en question précisant qu’en la circonstance ils ne filent pas la métaphore. S’appuyer sur un concept de physique nucléaire pour faire comprendre à un physicien une problématique en psychologie a un sens. Par contre, utiliser un concept mathématique qu’il ignore pour convaincre un sociologue de la pertinence d’une théorie sociologique n’en a pas. Si, en plus, on ne prouve pas en quoi est légitime l’importation d’un concept dans un autre champ de la connaissance, on frise l’argument d’autorité.

Les exemples ici rapportés illustrent les conséquences du manque de culture scientifique du (et pour le) grand public, qui s’étendent d’erreurs factuelles, dues à la mauvaise compréhension de notions élémentaires, jusqu’à l’invocation quasi-magique de résultats difficiles, censés étayer une construction fragile. Or ils sont légion les débats qui mêlent enjeux de société et sciences sans que l’on sache toujours explicitement ce qui est métaphore et ce qui ne l’est pas. Il faut donc prendre garde à ce que les élèves d’aujourd’hui, citoyens de demain, ne se retrouvent pas dans pareilles inconfortables situations où on les entretient d’enjeux économiques, d’enjeux de société, en faisant référence à des notions qu’ils ignorent. On ne peut imaginer un instant que l’on puisse débattre sereinement, sur un pied d’égalité si l’on n’a pas de solides connaissances scientifiques, en général et en particulier en informatique. Il faut écarter le risque bien réel d’avoir des citoyens de seconde zone, car citoyens de seconde zone en matière d’informatique (au même titre que l’on est citoyen de seconde zone lorsque l’on ne maîtrise pas la lecture, l’écriture ou le calcul). Pour conjurer ce danger pour la démocratie, le rôle de l’École, le seul endroit où les enfants rencontrent le savoir d’une manière organisée et structurée, est fondamental.

Contenus scientifiques et pédagogie

Cela étant, le programme de l’enseignement « Informatique et Sciences du numérique » fait une petite place à des questions sociétales. Pourquoi pas dans la mesure où la place est réduite et où ces questions sont ancrées dans les notions scientifiques apprises par les élèves. Dans la mesure aussi où la fabrication des produits informatiques s’accompagne d’une interaction importante avec les utilisateurs dans une « entreprise » étendue » permise par les réseaux. On pourra ainsi traiter la distinction entre les licences logicielles libres et propriétaires, qui prendra alors tout son sens, quand les élèves auront écrit du code source. Cela permet d’éviter l’écueil « Café du commerce ». Autre écueil, demander à l’Ecole des choses qu’elle ne peut pas faire. Ainsi, dans les années 1990, en Amérique du Sud, des formations universitaires étaient étroitement liées à l’étude des problèmes sociaux : la justice sociale, l’instauration de la paix, la protection de l’environnement, la santé publique, le développement économique, le respect des droits humains… Il faut éviter de subordonner à l’acuité de problèmes sociaux non résolus la formation intellectuelle aux savoirs théoriques : acquisition de connaissances, aptitude au raisonnement et maîtrise d’outils conceptuels permettant de comprendre le monde et d’avoir prise sur la réalité. Sans oublier que ces questions sociales font partie intégrante des objets des sciences humaines, l’Histoire, la Philosophie. Enfin, on peut noter que les questions sociétales et citoyennes ne figurent pas dans les programmes de chimie. Ce qui n’empêche pas qu’il y a des choses à dire sur les pratiques de secret et de commercialisation de produits dont la nocivité est connue des industriels mais cachée au public (pyralène, amiante, pesticides, herbicides, certains médicaments…).

Chaque enseignant sait s’appuyer sur les connaissances des élèves, leurs centres d’intérêt, leurs pratiques, leurs motivations pour « justifier » l’étude des notions du programme de sa discipline. Il part des élèves tels qu’ils sont pour les emmener plus loin, au-delà de leur quotidien. C’est l’ABC de la pédagogie. L’activité de projet est l’une des caractéristiques de la didactique de l’informatique : le choix des projets a tout à gagner à s’opérer en tenant compte du vécu des élèves en matière d’usages des TIC. C’est aussi pourquoi nous pensons que la prise en compte des implications et problématiques citoyennes de l’informatique relève fondamentalement de la pratique pédagogique de l’enseignant de la discipline scientifique et technique qu’est l’informatique.

Reprenant la matrice d’une célèbre formule de Jean Jaurès, on peut dire que « peu d’informatique éloigne de la citoyenneté mais que beaucoup y amène ». La contribution des sciences en tant que telles est incontournable pour la formation du citoyen, comme celles des humanités et des sciences humaines. Mais leurs contributions doivent être spécifiques et à part entière.

Jean-Pierre Archambault Président de l’EPI

Notes

[1« Enseignement de spécialité d’informatique et sciences du numérique de la série scientifique - classe terminale », BOEN spécial n° 8 du 13 octobre 2011. Avec, en annexe, le programme.

[2« Au bout de dix ans de pratique du B2i, nous constatons un échec »

[3] Editions Odile Jacob, 1997

Archambault Jean-Pierre

Professeur agrégé de mathématiques, président de l’EPI (enseignement public et informatique)