Questionner l’école aujourd’hui sur la place prise par les algorithmes aussi bien pour les questions d’apprentissage que pour celles du suivi, de l’orientation ou encore de l’organisation de l’emploi du temps, comme le propose le rapport évoqué ci-dessus semble important mais aussi très opportuniste. En posture critique avec le rapport de l’institut Montaigne lui aussi récent qui réclame un « New Deal Numérique », la note de Terra Nova pose de bonnes questions mais avance sur un terrain qu’il aurait été bon d’approfondir. Et en premier lieu, on a l’impression de découvrir les « algorithmes » et d’en faire un « bouc émissaire ».
Rappelons le pour les plus jeunes, les logiciels de conception d’emploi du temps, les logiciels de gestion de notes, sont les premières briques qui envahissent le scolaire dès le milieu des années 1980, après la comptabilité et l’administration. Rappelons aussi qu’il n’y a pas de programmation sans algorithme, explicite ou non. Lorsque nous programmions, dans les premiers temps de l’informatique scolaire, des logiciels pédagogiques, nos modestes algorithmes avaient déjà un impact réel sur l’usager. Pour le dire autrement : construire un programme informatique c’est imposer des choix à celui qui va l’utiliser, c’est lui imposer l’intention du programmeur, du concepteur de l’algorithme. Quand nous concevions nos premiers logiciels pour faire apprendre à nos élèves la grammaire, l’histoire ou les mathématiques, nous guidions nos élèves selon notre conception de l’apprentissage, très souvent behavioriste d’ailleurs et incarnée par des exerciseurs qui ont toujours droit de cité à ce jour et sont encore largement utilisés.
La différence entre la mise en oeuvre d’un algorithme et un humain qui agit ne réside pas dans l’anticipation, mais dans la capacité d’adaptation au cours de déroulement de l’action anticipée, envisagée (humain) ou programmée (informatique).
Quand nous enseignons, nous concevons une progression et non une programmation et tout enseignant sait bien qu’une prédiction peut se transformer au contact de la réalité des élèves. Les spécialistes de la scénarisation (JP Pernin par exemple) ont montré la possibilité de modéliser la réalité d’un enseignement et de son implémentation numérique. Mais, dans le même temps, ils savent aussi que la réalité des humains n’est pas celle des machines binaires. L’adaptive learning, les learning analytics, le machine learning sont des expressions qui, à l’instar de l’intelligence artificielle, ont d’abord un impact sur l’imaginaire de chacun de nous.
Entre le programme que je conçois et celui que j’utilise il n’y a pas de différence fondamentale, ils sont basés sur les mêmes éléments de base. Entre la posture de concepteur et celui d’utilisateur, la différence est plus importante car effectivement je ne connais pas l’algorithme choisi par le concepteur. L’objectif de tous ceux qui demandent un enseignement de l’informatique est, entre autres de faire prendre conscience du « fait algorithmique », tout comme ceux qui portent l’Education aux médias veulent faire comprendre les « logiques médiatiques instrumentées », autrement dit ce qui est à la base du produit fini qu’est l’émission, le reportage etc… lui aussi fruit d’une intention appuyée sur l’utilisation de techniques (prises de vue, cadrage, montage etc…).
Revenons quelques instants sur les logiciels évoqués dans le monde scolaire par la note de Terra Nova. Pour m’y être intéressé de prêt dès leur apparition, j’ai pu observer, parfois même en dialoguant avec les concepteurs, qu’il y avait une dimension à ne pas négliger, celle du paramétrage. Entre la logique algorithmique et le paramétrage par l’utilisateur il y a un « jeu d’intention ». Moi concepteur, j’accepte ou non que l’usager puisse introduire son intention à ma place ou tout au moins partiellement. Ainsi le responsable des emplois du temps peut-il ou non mettre des priorités, des règles, ainsi les logiciels d’orientation étaient conçus pour qu’une commission puisse donner des « poids » (valeurs) différentes selon les données entrées, de même les logiciels de notes offrent-ils des possibilités plus ou moins grandes de choix par l’usager (coefficients par exemple). Il faut donc introduire dans cette dimension la part de l’usager dans l’intention. Le concepteur permet-il à l’usager de faire des choix ? L’usager préfère-t-il un produit tout fait ou de pouvoir définir lui-même ses choix ? Quand on regarde l’usage des moteurs de recherche par le grand public, on constate l’usage rare des fonctions avancées de ces recherches. Les concepteurs de programmes sont pris dans ce dilemme. Certains choix qu’ils font restreignent très fortement la marge de manœuvre des usagers (l’accès aux fichiers avec IOS pour les Ipad par exemple). Ces choix sont aussi des choix ergonomiques : évitons que les usagers ne s’embrouillent par trop de paramétrage, rendons l’utilisation simple et accessible à tous.
Nous touchons là au coeur de la question : rendre simple l’accès à des tâches complexes supposerait de cacher une partie des actions aux yeux de l’utilisateur. En d’autres termes pour « libérer » l’utilisateur et lui ouvrir des possibles, il faut « l’enfermer » en lui imposant des choix. Cette forme d’analyse est bien antérieure à l’informatique, elle est philosophique et éducative. Philosophique car elle renvoie à la question de la liberté et de la détermination des actions (cf. Les jeux sont faits de Jean Paul Sartre). Educative parce que les fondements de l’acte d’éducation sont la libération du joug de l’ignorance, même si c’est de manière mesurée, contrôlée et encadrée par des programmes.
Pour terminer ce billet, j’attire l’attention sur le risque de dérive qui consisterait à aller vers la théorie du complot : on nous cache sûrement quelque chose, la complexité et l’opacité des algorithmes en est la preuve. Si l’on ne peut qu’approuver l’obligation « légale » qui devrait imposer la transparence des algorithmes, on ne peut que s’interroger sur l’illusion d’une introduction sommaire de l’algorithmique comme objet à part, en soi. Certes il faut l’aborder en tant que tel, mais les algorithmes, sous des formes et des noms bien différents de ceux énoncés et permis par l’informatique, sont présent dans l’ensemble d’une société dans laquelle l’anticipation explicite et consciente de l’action est une nécessité fondamentale de l’humain (peut-être à la différence des animaux, mais seulement à partir d’un certain niveau de complication des tâches). Ce qui se cache derrière se débat c’est une question de psychosociologique : comment obtenir des autres qu’ils fassent des choses qu’ils ne veulent pas forcément réaliser ? Cette question n’est pas nouvelle, Stanley Milgram en avait fait son travail au début des années 1960.
Eduquer c’est libérer. Mais éduquer c’est aussi contraindre. C’est le processus de négociation des intentions qui est au coeur du développement de la personne dans les interactions avec son milieu. Dès lors que la contrainte est transférée aux machines, le risque pourrait être que l’on nous fasse croire qu’on n’y pourrait rien. Grandir c’est donc construire sur les contraintes, contre elles et avec elles. Si celles-ci deviennent uniquement machinique, il n’y a plus de négociation possible. C’est pourquoi ces différents ouvrages et écrits devraient rappeler l’urgence d’un travail sur les humanités et aussi sur l’humanisme dans une société qui se numérise de plus en plus.
A suivre et à débattre
Rapport de l’institut Montaigne : http://www.institutmontaigne.org/fr/publications/le-numerique-pour-reussir-des-lecole-primaire
Note Terra Nova : http://tnova.fr/etudes/l-ecole-sous-algorithmes
Dominique Cardon (2015), A quoi rêvent les algorithmes, Nos vies à l’heure des big data, Coédition Seuil-La République des idée
Un billet précédent qui aborde des questions proches : http://www.brunodevauchelle.com/blog/?p=1838
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Article initialement publié sur le site : http://www.brunodevauchelle.com/blog/