Les débats étaient animés par Jennyfer Chrétien, Déléguée générale de Renaissance numérique et Lucien Castex, Représentant pour les affaires publiques, AFNIC, co-président du comité d’organisation du FGI France. Il s’agissait d’un débat en ligne retransmis sur Youtube auquel pouvaient participer par « chat » les internautes en ligne, préalablement inscrits.
Intervenaient :
Nnenna Nwakanma, Chief Web Advocate, Web Foundation, Henri Verdier, Ambassadeur de France pour le numérique, Serge Abiteboul, directeur de recherche à l’Inria, membre du Collège de l’ARCEP, Christiane Féral-Schuhl, avocate, Ancien Bâtonnier de Paris, Présidente du Conseil National des Barreaux et auteur de Cyber droit 2020-2021, Dalloz.
L’Internet est aujourd’hui entré dans une ère de risques majeurs de fracturation entre nations, entre populations, entre réseaux. Ce phénomène de polarisation, de fragmentation se traduit par une polarisation géopolitique et une polarisation de l’opinion. Si ces échelles semblent éloignées, elles sont pourtant en résonance directe, comme en témoigne la cristallisation du débat politique et sociétal autour de la 5G en France et dans le monde.
Plusieurs questions se posent alors au moment où la crise sanitaire montre avec une vive acuité le rôle central d’Internet dans la société, cette fragmentation est-elle inéluctable ? Quels risques fait-elle courir aux utilisateurs ? Et peut-on imaginer de nouvelles formes de gouvernance d’Internet qui, sans imposer le consensus au risque d’aseptiser cette dernière, permettent à chaque partie prenante d’être entendue et à Internet de progresser tout en conservant l’esprit de ses pionniers ? Quel serait l’Internet qui soit compatible avec les valeurs européennes ?
Avec la polarisation, l’Internet est devenu une machine à enfermer les individus dans leurs propres certitudes
Naenna Nwakanma rappelle que l’on vivait sur l’idéologie du « bien commun numérique » au début de l’Internet avec la volonté de bâtir un web accessible à tout le monde pour réaliser le potentiel des individus dans le respect de chacun. Or, on est en train d’ériger des frontières numériques, dans des pays ou dans des entreprises. On voit les réseaux mobiles s’ériger en seigneurs du numérique et les followers deviennent les héros. Des fossés se creusent entre urbain et rural, jeunes et seniors, hommes et femmes etc.
Ceux qui n’existent pas en ligne sont inexistants dans le monde réel, ce qui représente 50 % de l’humanité. Les effets de la fragmentation sont la réduction du nombre de connexions et de présents sur Internet, ce qui génère à la fois un préjudice culturel et économique. Les dangers sont réels, les effets sont planétaires.
Que serait une bonne gouvernance de l’Internet ?
Henri Verdier constate qu’un nouveau mot-valise fait consensus : la « fragmentation d’Internet ». Mais le modèle initial est utopique, car un ensemble de phénomènes contestent la réalité d’un Internet libre et unifié. Il existe en effet un enfermement dans des bulles de filtre, ou au sein de certains États etc. On parle alors de fragmentation, d’émiettement, mais il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit de mécanismes de contrôles.
Comment revenir à un modèle plus transparent, avec des communs numériques, une souveraineté de la gouvernance, le respect des libertés individuelles ? La défense des libertés ne peut pas passer par un modèle plus « libertarien ». L’Internet que nous avons défendu, ce n’est pas Twitter, ni Youtube qui sont des systèmes fermés. Il faut réguler les entreprises. On se réjouit qu’il existe des forums, mais ça n’est pas pour autant une gouvernance. Il faut des processus pour prendre des décisions : on va se poser des problèmes de fonctionnement pour une gouvernance multi-acteurs, car cela ne peut pas fonctionner par un vote à main levée.
La France considère qu’il va falloir penser et construire la souveraineté, car un pays et un continent comme l’Europe ont le droit de défendre leurs valeurs, le respect de la vie privée etc. Il faut chercher une souveraineté ouverte, conviviale : en évitant l’isolationnisme. Il faut instaurer des principes tels que l’Open source et définir des communs sur lesquels l’économie peut s’appuyer.
Serge Abiteboul met en avant la question de la centralisation. Internet est né avec une notion de décentralisation, il s’agissait de partager, en évitant que cela soit capté par quelques-uns. Au début l’idée était qu’il n’y avait pas de centre. Certains pays comme la Russie ou la Chine ont cherché à contrôler. De leur côté, Google et les autres essaient de construire des silos pour nous garder dans leur sphère économique.
Tout le monde est d’accord pour dire qu’Internet c’est génial, mais on n’a pas le même consensus sur les réseaux sociaux. Pourtant ils sont importants, car ils ont donné la parole à des gens, mais des effets contraires se font sentir.
Lors de notre « Mission Facebook[1] », nous avions émis l’hypothèse d’une approche par la supervision d’un régulateur européen qui peut dialoguer avec les opérateurs pour réguler. Cela ne peut se faire qu’en association avec la société civile et les associations représentatives.
Répondre à quel type de régulation, c’est d’abord chercher comment empêcher la mise en silo obligatoire. Par le passé, on est arrivé à réguler les télécoms pour ouvrir à tous les opérateurs : on pourrait réussir la même chose avec les réseaux Internet. Sans une mobilisation et une intervention politique, on devra fermer les réseaux sociaux ou les aseptiser tellement que cela n’aura plus de sens.
Le droit est-il adapté à l’Internet ?
Christiane Feral-Schuhl rappelle que l’Internet n’a pas créé les délits qu’on peut y voir. Ce qu’il a fait c’est donner une lumière sur ces pratiques. Est-ce que le droit est adapté ? Le droit résiste bien à Internet. Tout le code pénal est parfaitement adapté, à quelques exceptions près qui ont été mises à jour, telles que l’usurpation d’identité numérique, l’irruption dans un système...
On va vouloir réguler des sites particuliers, par exemple la Loi pour la confiance de l’économie numérique qui en 2004 définit les responsabilités de l’éditeur, de l’hébergeur, de l’opérateur. Alors est apparu le Web 2.0 et toutes ces nouvelles plateformes, Dailymotion, Youtube, Instagram ont revendiqué tous les éléments. Le RGPD a été impulsé par la France après la Loi Informatique et Libertés qui a bien résisté car elle repose sur des principes.
Les nouvelles lois ne doivent pas uniquement chercher à répondre à telle out elle situation particulière. Il ne faut pas chercher à censurer, mais mieux s’organiser pour localiser les auteurs d’infractions. On a par exemple la plateforme Pharos qui dispose seulement de 28 personnes pour traiter les milliards de propos haineux. Il faut seulement renforcer le dispositif (la Loi de 1881 énonce déjà toutes les règles) : c’est au juge de réguler, on n’a pas besoin d‘une nouvelle loi.
Le Digital Services Act (Loi sur les services numériques) est un package discuté actuellement à l’échelle européenne pour garantir la sécurité des acteurs en ligne et permettre le développement économique. Il faut savoir comment on va identifier les auteurs d’infractions et comment les appréhender : c’est cela qui provoque les difficultés que l’on rencontre au niveau national via le niveau international. Il faut faciliter les échanges d’informations via Europol, et Interpol. Le problème est de renforcer la communication entre les acteurs chargés de contrôler. Une fois les faits jugés, il faut aussi faire exécuter les décisions de justice à l’étranger. Aujourd’hui, la procédure est trop longue et inadaptée au service. Il s’agit aussi de créer un cadre français de responsabilisation des réseaux sociaux : agir en France avec une ambition européenne
Quelle doit être la place des utilisateurs, des citoyens ?
Quand les faire intervenir et comment les mettre en capacité d’intervenir sur la gouvernance de l’Internet ?
Un consensus se fait sur le rôle principal que doivent jouer les utilisateurs : celui-ci doit passer par l’éducation à la citoyenneté numérique. Sur Internet comme ailleurs, on a des droits et des responsabilités : c’est aux utilisateurs de dénoncer les attaques, les fake news, remettre en cause le rôle des leaders proclamés au nombre de leurs followers. Il faut aussi pouvoir lancer des appels à se désabonner des pages des personnes qui font du mal à la communauté numérique.
Pour Henri Verdier, il ne faut pas inventer des lois pour Internet qui existent déjà par ailleurs. En effet, l’espace numérique du débat est structuré par des règles design des réseaux sociaux construites autour d’intérêts économiques.
On a besoin que la parole des citoyens soit reconnue. Il va falloir établir des règles qui disent par exemple qui garantit la représentativité de ceux qui parlent au nom de la société civile. Le citoyen a le droit qu’on lui reconnaisse ses droits fondamentaux. On sait déjà que l’État doit toujours justifier son algorithme dès lors qu’il nous est opposé : il faut garantir la même obligation pour les entreprises ou associations.
Comment réguler et garantir la sécurité des réseaux pour les utilisateurs ?
Serge Abiteboul, rappelle que la question de « Comment réguler » et le cœur du sujet du rapport remis en 2019 par la commission « Régulation des réseaux sociaux – Expérimentation Facebook ».
Une modération des contenus est violente. Si on veut que ce soit acceptable, il faut un véritable accord des citoyens. Il faut arriver à mettre ensemble tous les gens qui ont des avis pertinents pour dessiner ce qu’on veut comme régulation. Cela ne va pas être facile, car il y a des intérêts divergents. L’outil est la notion de réseau social qui est un endroit où on peut dialoguer, discuter. Il faut trouver comment on se met d’accord ensemble pour réguler dans un réseau social.
Pour Christiane Feral-Schuhl, l’éducation est primordiale. On doit créer des réflexes dès l’école, car la sensibilisation est fondamentale. Il faut faire prendre conscience aux citoyens de leur force de frappe sur Internet. Chacun doit prendre conscience de ce qu’il est en train de faire sur un réseau social : on doit pouvoir décider de ne pas re twitter, de transférer. Cela signifie une prise de conscience de ses responsabilités, car chaque citoyen est en fait acteur, éditeur, hébergeur etc. Il faut expliquer que le droit est le ciment de la société.
Le Digital Services Act[2] a pour objectif de garantir la sécurité des utilisateurs en ligne. On doit penser efficacité, continuer à construire, mais il est important d’alerter, de réagir, de participer à des réactions, de normaliser en faisant des signalements aux services compétents qui doivent avoir des gens pour réagir.
Il est nécessaire de réguler ces grands acteurs transversaux qui disent être prêts à collaborer, mais jusqu’à quel point ? L’État, et le Juge qui est le régulateur, doivent avoir leur place. Dans cet esprit, il faut former les enquêteurs et les juges à l’appréhension de ces phénomènes.
Henri Verdier signale qu’un nouveau texte est en cours d’élaboration pour réguler la concurrence sur Internet : le Digital Market Act. Le DSA et le DMA vont nous conduire à réfléchir à la régulation de contenus, via un travail sur le design, le filtrage, l’économie de l’attention qui nous oblige à agir sous contrôle.Les filtres nous imposent des parcours. Le travail prend appui sur le design des plateformes : vérifier si le contrôle établi contraint les utilisateurs et les enferme. Ces Acts vont traiter les différents abus. Avant de faire de nouvelles lois, il faut surtout plus de moyens à la police et à la justice.
Mais, selon Serge Abiteboul, il n’est pas question de réguler les réseaux sociaux par un contrôle permanent, car les autorités, de type Pharos ne peuvent pas tout contrôler, même avec d’excellentes machines et des policiers très compétents.
Alors, comment fait-on pour modérer les réseaux sociaux ? Quelles recommandations sur la gouvernance de l’Internet ?
Le grand sujet est l’éducation : il faut faire participer les acteurs à la modération, comme dans Wikipédia. On ne doit pas se laisser enfermer dans un débat sur le retrait de contenus. Revoir ce qu’a fait Jack Dorsey avec qui a développé une réflexion sur le design de la conversation sur Twitter.
La question est aussi l’état de droit : définir ure règle, connue, applicable, avec des voies de recours, de contestation, d’appel. Ces règles doivent être appliquées sur Internet.
On doit s’appuyer sur un contrat global avec une vision partagée, car Internet est un bien commun. Sans se laisser enfermer à l’intérieur de frontières telles que la pédopornographie ou le terrorisme, il faut éviter que les mesures qui seront prises soient le fruit d’un affrontement entre le Parlement et les lobbyistes. Pour cela il est important que les citoyens s’engagent dans la bataille.
Des engagements forts doivent permettre de « pousser dans le bon sens ». Il faut des solutions techniques pour éviter le silotage, aller vers l’Interopérabilité, imposer le partage des données d’intérêt général afin d’éviter que certaines entreprises soient en situation de monopole. Les opérateurs et les réseaux sociaux devraient aussi signer un engagement d’adhérer à une charte éthique. La vraie solution est l’éducation : il faut que les citoyens apprennent à mieux se comporter en ayant les moyens cognitifs pour savoir utiliser cet outil au mieux.
Des enjeux démocratiques sont liés à la gouvernance de l’Internet.
Cédric O, Secrétaire d’État chargé de la transition numérique et des communications électroniques, clôturait les débats en soulignant plusieurs éléments importants de la problématique que pose la question de gouvernance et donc de la régulation d’Internet.
Après un âge d’or de l’Internet, on a vu se développer des dérives telles que des cyber-attaques, des comportements malveillants et illégaux. On constate la difficulté de régulation de la haine en ligne avec l’émergence de plateformes d’une taille jamais connue. : la répression est indispensable pour assurer notamment la protection de la vie privée.
La liberté qui a présidé à la création du Web menace le Web lui-même aujourd’hui.
Le ministre soulignait un paradoxe qui tient au fait que si les dérives constatées ne sont contrôlées que par des États autoritaires, alors les citoyens finiront par voter pour des états autoritaires. Il est donc nécessaire de réinjecter de la régulation en trouvant un équilibre avec la liberté d’expression. Ces forums sont indispensables avec une exigence fondamentale qui est l’obligation de résultat, faute de quoi on aura inévitablement recours à des situations autoritaires.
Nous devons mettre en place des contre-pouvoirs avec l’exigence de continuer à innover ; nous devons avoir des innovateurs aussi capables que ceux des Américains et des Chinois. Le consommateur a tendance à aller vers les services les plus innovants. Nous avons aussi besoin de créer une prise de conscience par l’éducation de nos concitoyens.
Enfin, il est nécessaire de moderniser nos institutions. Nos modes de fonctionnement, faire progresser nos régulateurs, et notre mode de fonctionnement public de l’État. Qu’est-ce que la démocratie à l’heure d’Internet ?
Comment faire en sorte que l’Internet soit un espace d’échanges éthique et respectueux des libertés individuelles ?
L’An@é accompagne depuis plusieurs années déjà cette réflexion et partage les inquiétudes exprimées par l’ensemble des intervenants. A plusieurs occasions, nous avons porté la réflexion sur ces risques de dévoiement, via l’Internet des valeurs qui fondent notre vie personnelle et sociale. Notre Forum « Numérique et Éthique » à Bordeaux et l’organisation au sein du collectif Educnum de l’événement « Citoyenneté numérique » à Poitiers en 2019, les tables rondes que nous animons au sein du salon Educatec-Educatice, n’ont pas d’autre but que de porter la réflexion, d’alerter, d’informer et de former nos concitoyens aux pratiques indispensables destinées à mieux vivre notre vie numérique dans le respect de valeurs qui sont les nôtres.
La gouvernance de l’Internet est donc à nos yeux un sujet majeur, car on ne peut laisser indéfiniment, sous couvert de liberté individuelle, les plateformes imposer par le contrôle de notre attention et par le design des outils proposés, ce qui s’apparente finalement à un enfermement dans des bulles de communication qui nous font perdre de vue l’ensemble d’une problématique pour nous orienter subrepticement et à notre insu vers des choix économiques, voire même politiques que nous ne ferions pas en pleine conscience.
Oui, la gouvernance de l’Internet est bien un sujet politique, car elle est un rempart qui doit garantir les libertés publiques, protéger notre vie privée, mais aussi nous prémunir contre les manipulations et toutes les formes d’atteinte à notre dignité. Polarisation et fragmentation de la société via des réseaux dits « sociaux » est le dernier paradoxe qui nous est imposé.
Et c’est fort justement que le forum a mis en avant le rôle essentiel de l’éducation, mais entendons-nous bien, une telle éducation ne peut être la seule responsabilité de l’école, qui prend déjà largement sa part. Une éducation des utilisateurs doit être prise en charge par tous les acteurs de la société civile et s’adresser à tous, enfants, jeunes et leurs familles, victimes de la fracture numérique. Une telle éducation doit s’insérer dans un ensemble de moyens fruits d’une politique volontariste et déterminée de la part des pouvoirs publics. Ce n’est qu’à ce prix que pourra se construire une citoyenneté numérique digne de ce nom.
Michel Pérez
[1] Créer un cadre français de responsabilisation des réseaux sociaux : agir en France avec une ambition européenne. Mai 2019, rapport remis au Secrétaire d’État en charge du numérique.
https://www.numerique.gouv.fr/uploads/rapport-mission-regulation-reseaux-sociaux.pdf
[2] Dans sa réponse à la consultation de la Commission Européenne, l’ARCEP (régulateur du numérique) rappelle que cette initiative comporte deux dimensions : « d’une part les enjeux de responsabilité des plateformes numérique à l’égard des contenus dont elles assurent la publication, d’autre part les problèmes soulevés par le fait que certaines grandes plateformes numériques agissant comme des gatekeepers contrôlent des écosystèmes de plateformes de plus en plus importants ».
Dernière modification le vendredi, 06 novembre 2020