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C’est la fin de l’année scolaire. (quoi déjà ?) 
Si on regarde ce qu’il s’est passé pendant cette année, on constate objectivement qu’il y a eu un certain nombre d’actions pour essayer de bouger les lignes, faire avancer le mouvement tendant à modifier l’approche magistrale des enseignements, afin de laisser les élèves prendre le contrôle de leurs propres connaissances et … compétences, accompagnés par leurs enseignants, voyagistes* de cette aventure pédagogique.
 
#slowthink #slowmake
L’innovation, « l’Innovation », c’est-à-dire ? On en mange à toutes les sauces, on lit ici et là des articles concernant des « enseignants innovants », des « pratiques innovantes », de l’ « innovation pédagogique ». 
S’il y a des pratiques innovantes il y en a qui sont non-innovantes… désuètes, donc ?
L’innovation en fait, elle vient d’où ? comment ? pourquoi et pourquoi maintenant ? et le mot en lui-même « innovation », renvoie à quelles notions, quels concepts ? quelle est son histoire à ce mot ?

Rejoignons quelques instant le mouvement « slow », en référence au #slowfood, initié en Italie par les gastronomes fatigués de la médiocrité liée à la rapidité, inventons le slowthink et slowmake, pour revenir un peu en arrière et se poser la question : Innover : ça veut dire quoi ?

Côté linguistique, quelques éléments concernant le mot « innovation » trouvés dans le Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, Sous la direction d’Alain Rey, 2009 :

 
Innover : v. est emprunté au latin classique innovare « revenir à » et en bas latin « renouveler », formé de in* (« dans », « en », « parmi », « sur ») et de novare « renouveler », « inventer », « changer » dérivé de novus => nouveau. D’abord attesté dans un contexte juridique avec le sens d’ « introduire (quelque chose de nouveau) dans une chose établie », le verbe n’est employé qu’au 16ème siècle en emploi intransitif où il est devenu usuel pour « faire preuve d’inventivité, créer des choses nouvelles, en relation avec innovation ». 
*in : ce préfixe entre dans la formation de mots où il indique le mouvement vers l’intérieur ou la position intérieure, spatiale ou temporelle. Très vivant en latin, il apparaît en français dans de nombreux emprunts.
>> Il y a donc dans l’histoire du mot la notion de passé, présent, et espace. Le présent apportant quelque chose en plus de ce qu’apportait le passé dans un espace ou un moment. 

Dans un ouvrage de référence actuel, Le petit Larousse illustré – 2013, on trouve cette définition :

Innovation  : N.f 1. Action d’innover, de créer qqch de nouveau : innovation artistique. 2. Ce qui est nouveau ; création : Des innovations électroniques.
Innover : v.i. (lat. innovare, de novus, nouveau) Introduire qqch de nouveau dans un domaine particulier  : Innover en matière de transport, en politique. 
>> Aujourd’hui on va droit au but : la définition est concise, délimite des domaines d’intervention, et de fait, réduit un peu le champ des possibles.

Comme cette définition m’a laissée sur ma faim, je suis allée voir ce que l’ Encyclopedia Universalis France, 2009 nous disait.

 
En voici un extrait, je vous invite à consulter l’article en entier. Au passage, merci Encylcopedia Universalis de m’avoir fait découvrir Abdelillah HAMDOUCH, auteur de ces propos  :
Innovation : « La notion d’innovation renvoie intuitivement à l’idée de nouveauté, de changement et de progrès. Dans une acception plus large, l’innovation peut être assimilée à tout changement introduit dans l’économie par un agent quelconque et qui se traduit par une utilisation plus efficace des ressources. En réalité, l’innovation constitue un phénomène économique multiforme car, comme l’a montré l’économiste autrichien Joseph Schumpeter dès 1912, dans Théorie de l’évolution économique, l’innovation recouvre cinq grands types de changements (de « combinaisons nouvelles ») de nature très différente : la fabrication d’un bien nouveau, l’introduction d’une méthode de production nouvelle ou de nouveaux moyens de transport, la réalisation d’une nouvelle organisation, l’ouverture d’un débouché nouveau, la conquête d’une nouvelle source de matières premières.
L’innovation est aussi un phénomène spécifique et complexe. D’une part, parce que toute nouveauté ne représente pas nécessairement une innovation. D’autre part, parce que l’origine et l’impact potentiel des innovations soulèvent des questions cruciales pour lesquelles ni la théorie économique ni la pratique industrielle n’ont réussi à fournir jusqu’à présent des réponses claires et tranchées.
L’innovation découle-t-elle nécessairement d’inventions ou d’activités volontaires et formalisées de recherche-développement (R&D) ou peut-elle, également, apparaître de manière plus ou moins spontanée ?
 
Quels sont les agents clés de l’innovation et de sa diffusion, et quels en sont les mécanismes et les processus fondamentaux ?
 
Le « progrès technique » et sa contribution à la croissance économique sont-ils les seules implications importantes de l’innovation, ou doit-on aussi en considérer les effets en terme de développement économique et social ?
 
Comment expliquer les différences significatives persistantes entre nations en matière d’initiation et de valorisation de l’innovation ? Les politiques publiques jouent-elles un rôle important à ce niveau, et, si oui, à quelles conditions et grâce à quels mécanismes ?... »
 
>> Ce qui me semble important dans cet extrait, c’est que d’une part l’innovation dans cet article semble plutôt concerner le monde de l’économie. Et donc être très loin de l’éducation. Sauf que le parallèle s’établit, dans la mesure où ce que l’on demande aujourd’hui aux enseignants, c’est à la fois « la réalisation d’une nouvelle organisation » et « l’ouverture d’un débouché nouveau ». 

Les enseignants sont encouragés dans cette démarche d’innovation, mais voilà…

D’abord ils sont dans un système gigantesque qui par sa taille et son organisation, est compliqué à faire évoluer de manière rapide et hétérogène.
On les encourage. Qui « on » ? « On » :
- Le ministère, en ayant au sein, à la DEGESCO, à la fois un Département de la recherche et du développement, de l’innovation et de l’expérimentation, et une direction du numérique pour l’éducation

http://www.education.gouv.fr/cid978/la-direction-generale-de-l-enseignement-scolaire.html,
http://www.education.gouv.fr/cid77084/direction-du-numerique-pour-l-education-dne.html

Par quelles actions ? le projet « refondation de l’école »http://www.education.gouv.fr/pid29462/la-refondation-de-l-ecole-de-la-republique.html,
et les actions comme la journée de l’innovation http://eduscol.education.fr/cid75630/la-journee-innovation-2014.html par exemple.

Le réseau Canopé devient un réseau de living labs, partout sur le territoire :

« Il transforme ses lieux de proximité en « ateliers Canopé », des espaces de créativité, de collaboration, d’expérimentation et de formation, pour accompagner les nouvelles pratiques pédagogiques et particulièrement celles induites par le numérique. La refondation du réseau passe par le renforcement des liens avec les partenaires : rectorats, collectivités, ÉSPÉ, associations et parents d’élèves, notamment dans le domaine du numérique éducatif. » http://www.reseau-canope.fr/presentation-nouvelles-offres/,

Les associations regroupant les professionnels de l’éducation comme l’An@é, qui propose toute l’année des retours d’usages, des réflexions :

 
Un espace pour se retrouver et échanger : pour avancer, publier, produire de l'intelligence collective, créer des événements, des partenaraits permettant aux acteurs du système éducatif de se retrouver pour faire le point, débattre, proposer, et agir pour l’éducation.

Le café pédagogique organise chaque année le Forum des Enseignants Innovants.
Un évènement permettant de regrouper les enseignants IRL autour de leurs pratiques innovantes, de leur permettre de se rencontrer.
 http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2014/FEIBordeaux2014.aspx

L’association Cyberlangues http://www.cyber-langues.fr/, regroupe les enseignants de langues vivantes, et les réunit chaque été, fin août, lors d’un colloque (cette année Rennes, les 25, 26 et 27 août).
Parallèlement à ces « on » très positifs car ils véhiculent l’énergie nécessaire au succès de la refondation de l’école en ce qu’elle propose une école plus égalitaire, plus chargée de sens, il y a souvent la réalité du quotidien. Des collègues qui soupirent, médisent, entravent. Une hiérarchie débordée ou en quête de carrière plus que d’avancée pédagogique.
Je vous renvoie à cet article de Laurène Castor, http://www.educavox.fr/actualite/debats/article/education-pour-changer-de qui trace les contours de cela (et pas seulement).
 
Le parallèle avec le monde de l’éducation s’établit aussi parce que cet extrait des propos d’Abdelillah HAMDOUCH introduit la notion de progrès social et de politique publique.
D’ailleurs, je me suis arrêtée chez Françoise CROS dans le Dictionnaire Encyclopédique de l’éducation et de la formation, Nathan Université, 2000 pour voir comment l’innovation est définie dans un contexte purement éducatif, voici un extrait :
Innovation : « L’innovation peut être définie comme l’introduction d’un nouveau ou d’un nouveau relatif dans un système existant, en vue d’une amélioration et dans une perspective de diffusion. L’innovant peut donc ne pas être fondamentalement nouveau et avoir déjà existé mais il est nouveau ici parce qu’il est inconnu (ou pas reconnu) par le système qui l’accueille. L’innovation est donc toujours contextualisée.

Elle se distingue en cela de l’invention ou de la découverte.

 
C’est avec l’économiste Schumpeter, dans les années 1930, que le mot innovation prend sens dans l’évolution globale des démocraties occidentales. Le profit, comme plus-value à développer, est au cœur de l’innovation. Si l’entrepreneur schumpéterien veut maintenir sa production dans un marché concurrentiel, il est dans l’obligation de rechercher des produits inédits et commercialisables. L’innovation devient alors le moteur essentiel d’une économie libérale en liaison avec un progrès considéré sur les plans à la fois économique et social.
Cette souche sémantique subsistera dans les autres domaines d’utilisation du mot « innovation », notamment en éducation et en formation. L’innovation ne va pas sans une certaine idéologie faite de mouvement, de croyance en un progrès nécessairement bienfaiteur, sans une modernité qui s’exprime dans un bouleversement des structures de la société »…
 
L’article date de 2000, une année lumière ou presque à l’échelle de l’évolution de nos usages… ou pas... Je ne pense pas me tromper si je posais la question à Michel Guillou :http://www.educavox.fr/actualite/debats/article/des-usages-pedagogiques-des-tice
 

Du coup, j’ai eu envie de me tourner vers un prospectiviste… et je suis allée chez Joël de Rosnay,Surfer la vie, Les liens qui libèrent, 2012

« Une société qui ne prend pas de risques ne peut évoluer. Sans développement, sans croissance, sans partage, elle reste à l’état statique, se sclérose et menace de disparaitre. Prendre des risques, c’est accroitre ses chances de gagner. C’est vrai d’une personne comme d’une entreprise. Pour cela, il faut affronter la peur : celle de l’échec, de la faillite, ou, pour un sportif, celle de la chute et de la défaite. C’est la prise de risque matérialisée par les nouveaux projets de recherche en laboratoire qui permet la découverte, l’invention et, en définitive, l’innovation, bénéfique pour la société tout entière.

Or découverte, invention et innovation vont à l’encontre de la stabilité des idées reçues et des situations acquises. L’innovation dérange. Elle crée des rejets, tout comme un système immunitaire qui se défend avec ses anticorps et ses globules blancs contre les antigènes étrangers des microbes qui cherchent à envahir les cellules. (…) L’ouverture d’esprit face à l’innovation est essentielle pour créer des synergies, des complémentarités, voire des amplifications permettant d’aller au-delà de l’idée originale. »

« L’innovation dérange ».

 
En innovant, les enseignants s’isolent. On vit dans une société en pleine mutation mais cette mutation est en cours, il faut tester, essuyer les plâtres. Défendre son projet bien sûr dans son établissement, c’est déjà de l’énergie pour le faire accepter ; quand on ne fait pas comme les autres, et pire, comme la majorité, et puis il faut certainement aussi le défendre dans la sphère privée. La fameuse question « et ton boulot ? » à laquelle si on y répond pour de vrai il faut dépenser un certain nombre de giga joules.
 
Chers enseignants innovants, chers futurs, BRAVO pour votre combat, BRAVO pour vos réalisations, BRAVO tout court, vous méritez une Ovation. Il y a 1 an, on disait que vous étiez 10%. Combien êtes-vous aujourd’hui ?
 
Il y a peu, alors que je vais à la librairie pour autre chose, mes yeux tombent sur le dernier ouvrage de Luc Ferry. Luc Ferry, L’innovation destructrice, Plon, mai 2014 :
 
Dans le chapitre « Et quand la bourgeoisie s’encanaille… » Luc Ferry prend un exemple très concret : un chef d’entreprise (vendeur de téléphones portables et de jeux vidéos) a pour objectif de vendre toujours plus, et pour cela, il doit innover, présenter aux enfants de nouveaux produits, pour qu’ils renouvellement leurs achats et qu’il puisse, lui, multiplier le nombre de ses ventes, donc, si possible en faire des consommateurs fidèles, donc les rendre le plus accros possible.
 
Parallèlement, ce chef d’entreprise constate avec dépit que les enfants en général, les siens aussi, ne pratiquent plus le fameux SBAM (Sourire, Bonjour, Au revoir, Merci) initié par un géant de la grande distribution en France, clé de voute de la politesse classique de base et peut être aussi pour lui essence même du vivre ensemble. Luc Ferry nous démontre qu’il est donc schizophrène, car il souhaite d’un côté des enfants d’antan, pour le côté image d’Epinal, et d’un autre des enfants d’aujourd’hui pour sa propre entreprise : consommateurs et zappeurs.
 
« Comme Picasso ou Duchamp, notre bourgeois (le chef d’entreprise de jouets et jeux vidéos NDLR) pratique désormais la table rase et l’innovation radicales. Au nom du benchmarking, il doit révolutionner sa firme sans répit. Ce qui donne parfaitement raison à Marx autant qu’à Schumpeter : le capitalisme, c’est bel et bien la révolution permanente, l’innovation destructrice à jet continu. La mondialisation libérale se révèle être ainsi le lieu d’une transmutation sans pareille : en son sein, tandis que le bohème s’embourgeoisait, le conservateur est devenu révolutionnaire, le bourgeois est devenu bohème. C’est maintenant lui qui bouscule sans cesse les traditions. Il déplore ainsi d’un côté ce qu’il fabrique de l’autre. Sa main droite ignorant ce que fait la gauche, il ne comprend plus rien à l’intrigue, à cette histoire dans laquelle il voit tantôt un déclin fatal, tantôt une promesse de réussitesans se rendre compte qu’il en est tout simplement l’acteur principal  ». 
 
Donc finalement, qui a eu cette idée folle d’innover en éducation ? Peut-être ceux qui ont voulu donner du sens à ce qu’ils faisaient dans leur vie, et peut être à leur vie. 
 
Dernière modification le mardi, 26 juin 2018
Elbaz Jennifer

Vice-présidente de l'An@é.