"La carte scolaire est couramment présentée comme un outil essentiel de production de la mixité sociale à l’école, censé garantir l’égalité républicaine. Pour atteindre effectivement cet objectif d’égalité des chances entre les élèves, d’un même quartier et de quartiers différents, deux conditions sont nécessaires. D’une part, il faudrait que les établissements scolaires soient égaux, en termes de qualité des enseignants, des équipements, de variété des options possibles, des ressources mobilisées pour et autour de l’enseignement. De l’autre, il faudrait que la composition sociale du groupe scolarisé soit semblable d’un établissement à l’autre.
Pour ce qui est de la première condition, de nombreux travaux ont montré combien les écoles, collèges et lycées sont inégalement dotés, ce qui contraste fortement avec le mythe républicain (Duru-Bellat, 2002 ; Felouzis, 2003 ; van Zanten, 2001 ; Oberti, 2007). Quant à la seconde condition, on peut considérer, en première analyse, que la carte scolaire, étant donné le principe d’affectation des élèves selon le lieu de résidence des parents, enregistre avant toute chose la carte de la distribution résidentielle des groupes sociaux. Pour que cette condition soit remplie et que la mixité scolaire soit réalisée, il faudrait que cette distribution soit égale, et donc que la ségrégation résidentielle soit faible ou nulle. Comme ce n’est pas le cas, on peut considérer que la carte scolaire enregistre l’état de la ségrégation urbaine. Elle peut, au mieux, empêcher son aggravation, ce qui n’est pas négligeable, mais ne comporte aucun mécanisme promouvant une mixité scolaire plus forte que la mixité résidentielle, à la différence par exemple des politiques de « busing » mises en oeuvre aux Etats-Unis, qui répartissent les élèves entre les écoles d’une municipalité par un système de transport scolaire afin d’aboutir à davantage de mélange. Dans certaines villes comme Chicago, il existe également d’autres mesures de discrimination positive dans l’accès aux lycées d’élite, qui prennent en compte les caractéristiques socio-économiques du quartier de résidence pour diversifier socialement le recrutement de ces établissements sélectifs (Oberti, 2011).
Comme la ségrégation résidentielle, tant socioéconomique qu’ethno-raciale, est assez importante dans les villes françaises et dans la métropole parisienne, la seconde condition de l’égalité scolaire est loin d’être remplie, et l’on peut s’attendre à une ségrégation scolaire conséquente, certes modérée par rapport au cas extrême des États-Unis mais affaiblissant les conditions de réalisation du modèle républicain.
Appuyée sur la construction d’une typologie des établissements, l’analyse comparative des profils sociaux des collèges montre que la ségrégation scolaire est en fait plus forte encore que la ségrégation résidentielle. L’explication de ce surcroît de ségrégation tient à deux facteurs. Le premier est celui du décalage entre la distribution spatiale des groupes sociaux et la distribution des ménages avec enfants de ces mêmes groupes sociaux. Ces ménages – et donc leurs enfants – sont d’autant plus désavantagés dans leur accès aux ressources urbaines par rapport à leur groupe d’appartenance qu’il s’agit de groupes sociaux plus modestes voire pauvres. En effet, les ménages avec enfants, demandeurs de logements plus grands tout en disposant de ressources plus faibles car ils sont plus jeunes et ont plus de charges du fait de la présence des enfants, se trouvent en position relative défavorable sur le marché du logement. Le décalage est encore plus net pour les ménages d’immigrants plus récents, qui ont plus d’enfants tout en étant moins bien insérés, tant sur le marché du travail que sur celui du logement, deux domaines où les discriminations de type ethno-racial sont particulièrement marquées.
Le second facteur de décalage est celui de la distorsion entre la distribution résidentielle des enfants et leur distribution scolaire, qui résulte des pratiques parentales de recherche d’un meilleur établissement scolaire ou d’évitement de l’établissement de secteur ; nous discuterons plus loin de ce point à la lumière de l’étude des flux de dérogation. La typologie des collèges montre l’intensité des contrastes de distribution des différents groupes d’élèves en fonction de leur origine sociale ou nationale, et les compositions sociales locales des populations scolaires qui résultent de cette ségrégation. Notons cependant que l’idéal républicain n’est pas une pure vue de l’esprit puisque près de 40 % des élèves de 6e étaient scolarisés en 2007 dans un collège de type moyen-mélangé, où toutes les catégories sociales étaient représentées avec des écarts modérés à la moyenne. Mais la majorité des élèves, plus de 60 %, étaient scolarisés dans des établissements s’écartant fortement de cet idéal ; soit parce qu’ils accueillaient principalement des enfants des catégories supérieures et très peu d’enfants des catégories populaires et moins encore d’enfants étrangers – les collèges classés comme supérieurs dans notre typologie – ; soit parce qu’au contraire ils n’accueillaient que très peu d’enfants des catégories supérieures et comptaient une forte prédominance des enfants des catégories populaires et des enfants étrangers.
C’est cette distance entre les enfants des catégories supérieures et les enfants des catégories populaires et étrangers qui est la composante majeure de la ségrégation scolaire ; et c’est entre les enfants dont les parents sont chefs d’entreprise, cadres d’entreprise ou exercent une profession libérale et les enfants des catégories populaires et étrangers que le surcroît de ségrégation entre les distributions résidentielle et scolaire est le plus marqué. Ce point est d’autant plus important à souligner qu’une bonne partie de la littérature impute aux classes moyennes la responsabilité de la ségrégation scolaire, alors que ces classes moyennes sont pourtant nettement plus proches résidentiellement des classes populaires, et qu’il n’y a pas de surcroît de ségrégation scolaire entre classes moyennes et classes populaires. On relève cependant une exception, qui, si elle n’est qu’une composante mineure de la ségrégation scolaire d’ensemble, mérite d’être soulignée à nouveau ici. C’est la ségrégation scolaire extrêmement forte entre les enfants des policiers et des militaires et les enfants de classes populaires, particulièrement des ouvriers qualifiés et des immigrés (enfants étrangers). Il nous semble que cette ségrégation considérable pose problème quant au caractère républicain des forces chargées du maintien de l’ordre public, le maintien d’une telle distance sociale ne pouvant qu’encourager la méfiance réciproque et, pour les agents d’autorité, une tendance à la stigmatisation et à la discrimination des classes populaires et des immigrés.
Les collèges de type supérieur offrent aux enfants des catégories supérieures des conditions de scolarisation privilégiées du fait de la prédominance d’enfants appartenant à des familles dotées de ressources culturelles importantes, leur transmettant un patrimoine de dispositions et de connaissances rendant les apprentissages scolaires plus rapides et plus efficaces, ou pour le moins de ressources économiques permettant d’acheter les services d’accompagnement scolaire y aidant directement. De plus, des analyses localisées ont permis de montrer que, bien souvent, les collèges et lycées des beaux quartiers étaient aussi ceux qui offraient les options et activités diverses les plus variées. Dans ces beaux quartiers, l’effet des prix immobiliers et des loyers élevés garantit la quasi-exclusivité de l’entre-soi pour ces enfants des catégories supérieures, ainsi « protégés » de la confrontation avec les enfants des autres classes sociales (pour l’analyse de pratiques localisées d’organisation explicite de cet entre-soi, voir Pinçon et Pinçon-Charlot, 1989). Il est frappant que cet entre-soi scolaire des catégories supérieures soit assuré dans ces beaux quartiers et communes résidentielles par les collèges publics, tout en étant consolidé par l’offre complémentaire des collèges privés, qui y est fort riche et encore plus sélective socialement.