Décidément, nous ne vivons pas sur la même planète !
Je vais pourtant y revenir un peu. Stéphanie de Vanssay, plus sérieuse que moi, a épluché ce rapport et permis d’y voir plus clair dans ce que Pierre Lescure appelle « éducation aux médias ».
Mais revenons un peu en arrière… Chacun sait le sort assez misérable qui est fait à l’éducation aux médias, aux littératies numérique, informationnelle et médiatique, dans le système éducatif français.
Le 13 décembre dernier, Vincent Peillon prononçait un discours à la Gaîté lyrique, vibrant plaidoyer pour le numérique à l’école. Voir cet article où j’évoquais les mesures proposées. Parmi ces dernières, le ministre prononçait des mots jamais entendus à ce jour, que je cite ci-dessous in extenso, qui mettaient du baume au cœur de tous ceux qui, sans moyens et sans guère d’impulsion, s’acharnent depuis des décennies à promouvoir l’éducation aux médias :
« Il faut aussi repenser globalement ce que doit être une éducation aux médias adaptée aux supports et outils de communication contemporains, et, en particulier, à définir les nouvelles compétences et connaissances nécessaires à une véritable maîtrise de l’information.
Cette maîtrise, en effet, conditionne l’accès à tous les autres savoirs. Elle se situe en amont des disciplines, et il n’est plus possible aujourd’hui de poursuivre des études ou des recherches sans avoir une pratique régulière et réfléchie des médias de communication numérique et des démarches qui en découlent : à la fois interactives, collaboratives, dynamiques, interconnectées et praticables en mobilité.
Ce sera l’objet d’une éducation aux médias que je souhaite “renouvelée”, de l’école primaire au lycée, en étroite collaboration avec les associations partenaires de l’École. Des éléments figurent dans le projet de loi que je défendrai au parlement. »
C’est beau.
C’est beau comme… Les mots me manquent. Bon, il y a in fine cette curieuse phrase qui aurait dû me mettre la puce à l’oreille « en étroite collaboration avec les associations partenaires de l’École ». Les associations partenaires ? Pour faire un travail éducatif ? Pour acquérir des compétences de base du socle commun ? Curieux !
Décidément, ma vigilance s’émousse !
Un peu plus tard, le 6 avril dernier, c’est Gilles Braun, conseiller du ministre pour le numérique, qui prend la parole au Forum Educavox. Il s’agit pour lui de faire le point sur l’avancement du projet numérique dans le grand chantier de la refondation. Ce média rend compte de son intervention dans cet article et la vidéo est disponible en ligne sur Youtube.
J’ai déjà évoqué rapidement et commenté cette intervention, au demeurant fort intéressante, dans ce billet :
« Concernant cette dernière, on a entendu d’abord dans les motivations avancées, preuve qu’il s’agit bien d’un atavisme culturel incurable, la volonté prioritaire du ministère deréguler les usages numériques supposément déviants des jeunes avant de promouvoir les bonnes pratiques. Drôle de pédagogie ! Encore une fois, j’entends Freinet se retourner dans sa tombe… »
Évoquant les pratiques à risque et les comportements peu éthiques des jeunes, Gilles Braun s’étonne : « On est confronté à l’Éducation nationale comme à l’extérieur à des questions qu’on ne connaissait pas avant ». Allons donc ! On devrait me lire plus souvent au ministère ! Se reporter à cet article parmi d’autres…
Et le rapport Lescure, me direz-vous ? Nous y voilà…
Hier, donc, Pierre Lescure, disais-je, remettait son gros rapport illisible. Il y est beaucoup question d’éducation et des jeunes en des termes mesurés et choisis. De manière évidente, ce rapport, et c’est à porter à son crédit, prend beaucoup de précautions pour ne pas stigmatiser la jeunesse et insiste sur ses pratiques innovantes avant d’évoquer son « regrettable » goût pour la gratuité.
Dans un sous-chapitre « Améliorer la pédagogie et la sensibilisation », Pierre Lescure fait des propositions
« D’autre part, l’effort de pédagogie doit concerner les pratiques culturelles en ligne. Il s’agit de sensibiliser les internautes aux opportunités offertes par Internet en matière d’accès à la culture, de les aider à distinguer les pratiques licites et illicites, de les informer sur les risques encourus en cas de téléchargement illicite et de les sensibiliser à l’existence d’une offre légale. S’agissant des jeunes publics, cette action pourrait prendre place au sein de l’éducation aux médias, dont le ministre de l’éducation a annoncé qu’elle serait “renouvelée, de l’école primaire au lycée”, et “adaptée aux supports et outils de communication contemporains”. »
Merci M. Lescure. On n’avait pas bien compris ce qu’était l’éducation aux médias et on comprend mieux maintenant. Et à qui veut-on confier cette éducation aux médias ? Aux professeurs, aux professeurs documentalistes, aux conseillers d’éducation, aux chefs d’établissement, à des formateurs académiques ? Non. Tenez-vous bien. Voilà ce que suggère Pierre Lescure :
- « La CNIL, dont le gouvernement souhaite renforcer le rôle de sensibilisation des mineurs aux enjeux du numérique ;
- Le CLEMI (Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information) ;
- Les associations concernées (telles que Wikimedia, Tralalère ou Calysto), [qui] auraient naturellement vocation à jouer un rôle clé dans la mise en œuvre de cette action pédagogique, en intervenant directement devant les jeunes ou en formant les formateurs. »
Je ne dirai qu’un mot de la CNIL pour regretter que nombre des interventions faites par ses membres à ce sujet dans des colloques véhiculaient un discours très énervant, à la fois convenu et donneur de leçons. Insupportable en somme.
M. Pierre Lescure sait-il par ailleurs que le Clemi, via son centre et son réseau académique, s’est vu confier la charge de l’éducation aux médias dans l’ensemble du système éducatif français depuis 1983 ? Avec l’aide du réseau des CRDP et des missions académiques pour le numérique, à condition que ses moyens soient renforcés et ses missions précisées, il est tout à fait à même de continuer le travail déjà entrepris et d’engager le travail supplémentaire nécessaire.
Quant aux associations — nous y voilà ! il s’agit des fameuses associations partenaires de l’école dont nous parlait Vincent Peillon —, s’il n’est pas douteux que la fondation Wikimedia peut, si on fait appel à ses services, jouer un rôle fortement éducatif, il est en revanche certain que c’est exactement le contraire pour Calysto qui, depuis des années, distille un discours anxiogène et anti-éducatif face aux publics, élèves pour l’essentiel, que cette association est allée racoler. On ne compte plus les articles qui dénoncent ses interventions. Le plus exemplaire est sans doute celui-ci qui relate une séquence particulièrement malheureuse. Déjà en 2009, un autre collègue faisait le bilan d’une intervention en collège :
« Le jugement parait sans appel et sans nuance : toute cette conférence n’amorce aucune réflexion, ne construit aucune démarche pédagogique et s’enfonce elle‐même dans ses propres contradictions à force d’avoir recours à la rhétorique du fait‐divers. On a le sentiment d’un grand gâchis »
Faut-il que le lobbying de cette association soit fort auprès du ministère et, en l’occurrence, on le voit encore, auprès de cette mission, pour qu’elle continue, malgré le nombre et la permanence des rapports défavorables voire scandalisés par une rhétorique qui joue essentiellement sur la peur, à faire croire qu’elle peut jouer un rôle moteur sur ce chantier !
Faut-il que Pierre Lescure et ses acolytes soient faibles pour croire un seul mot (y compris les chiffres farfelus) de ce que l’on peut leur raconter à ce sujet ! Ou alors, ne faut-il pas imaginer que cette association est capable de véhiculer le discours favorable aux ayants droit et à l’industrie du divertissement que cette mission attend ?
Une raison de croire, sans doute et en effet, qu’il s’agit là de deux conceptions fondamentalement différentes de l’éducation aux médias, celle qu’on nous présente après cette mission, d’une part, celle que portent à bout de bras d’autre part ceux qui y travaillent depuis de longues années, favorable à la création, à la juste rémunération des auteurs et des créateurs, à l’exception pédagogique pleine et entière, dans la perspective de former de jeunes citoyens avertis et donc critiques et responsables…
Michel Guillou @michelguillou http://www.neottia.net/