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2012 n'a pas eu lieu. Aujourd'hui, en dépit des appels au secours de nos amis, Pierre et les autres, c'est en 2009 que nous sommes : pour ouvrir l'année scolaire 2015, la Ministre a décidé d'offrir aux enfants de CE2, une belle évaluation nationale.

Initialement publié sur mon blog : http://www.charmeux.fr/blog/index.php?2015/03/18/262-la-grande-illusion

Brusque remontée d'évaluationnite foudroyante, qui achève le lent travail d'érosion d'une refondation, celle de l'école, un des plus purs symboles de la vraie gauche, refondation dont on voyait déjà, au fil des mois, se ternir les couleurs et la chair, fondre à vue d'œil...
Cette fois, défigurée, exsangue, la refondation de l'école n'est plus.
Cadeau ridicule et projet dangereux : il faut les dénoncer, même s'il y a peu d'espoir d'être entendu...


De quoi s'agit-il ? Il serait nécessaire, selon la Ministre, de vérifier le niveau de français des écoliers, qui n'est pas bon. Certes, ajoute-t-elle, ce sera une évaluation légère : un QCM, une dictée et des textes à trous. Le but est d'apporter aux enseignants, qui, selon elle, en seraient demandeurs, des outils pour les aider à adapter leur enseignement aux besoins réels des élèves. Il faut revenir aux fondamentaux.
Atterrés, stupéfaits, c'est ce que nous sommes devant ces propos dignes du comptoir d'un Café du Commerce.

Vérifier le niveau de français des écoliers.
Ce n'est pourtant pas d'aujourd'hui que cette formule est dénoncée, pour tout ce qu'elle implique d'erreurs et de dangers. On le sait depuis plus d'un demi-siècle : les enfants ne sont pas des bidons, dont on mesurerait le niveau de remplissage ; ce ne sont pas non plus des colis que l'on "vérifie" à la douane. Ce sont — faut-il qu'on le rappelle ? — des PERSONNES, qui ont tous des savoirs, tous différents les uns des autres, impossibles à mesurer à une aune toute faite, qui serait commune à tous.

Ce niveau ne serait pas bon.
Pas bon, par rapport à quoi ? Qu'est-ce qu'un "bon niveau en français" ? Que peut signifier un jugement GLOBAL des savoirs langagiers des enfants ? Comment peut-on oser prendre des décisions à partir d'un constat aussi vague, aussi mal formulé ?

Une évaluation légère
Aucune évaluation ne peut être légère sans cesser d'en être une. Si l'on évalue, surtout au niveau national, c'est forcément lourd — et cher. Prétendre qu'elle sera légère, c'est affirmer qu'elle ne vérifiera en fait rien, et les outils annoncés, QCM, dictées, textes à trous, non seulement ne brillent ni par l'originalité, ni par l'efficacité, mais permettent de prévoir un rapport qualité/prix nettement négatif.

Les types d'épreuves prévues
Comme le dit si bien Pierre : Pour "évaluer" la maîtrise de la langue, il faut évidemment "évaluer" la grammaire et l'orthographe et sans doute bientôt le vocabulaire bentolilesque, préalables et prérequis. L'ennui, c'est que rien de cela ne peut mesurer la maîtrise de la langue. Celle-ci n'est définie que par la manière dont la langue est employée par les enfants dans ses usages sociaux : sont-ils capables de prendre la parole en public pour répondre à ce qui vient d'être dit ? Capables de produire les écrits que la vie scolaire et professionnelle exige ? Capables de trouver dans la documentation écrite, les réponses aux questions qu'ils se posent ? Capables d'analyser une œuvre lue, ou vue au cinéma, au théâtre, au musée ?
Voilà des indicateurs de maîtrise de la langue...
Ils sont impossibles à utiliser ? Trop lourds ? Au plan national, c'est évident. Preuve qu'une évaluation nationale ne s'improvise pas, même en fin d'études obligatoires.
Mais dans la classe, ils sont parfaitement utilisables pour l'évaluation formative, dès l'instant où l'on travaille sur du vrai, en vraie grandeur, et pas avec les fausses lectures des manuels et les fausses écritures de la rédaction scolaire.

Pour aider les enseignants à adapter leur enseignement aux besoins des enfants.
Parce qu'ils ne savent pas le faire ? Mais n'est-ce pas leur métier ?
Outre que cette affirmation est pour le moins blessante pour les collègues, qui, contrairement à ce que pense la Ministre, ne sont pas demandeurs de cela (ils demandent de la formation, des moyens — non des "outils" — de la reconnaissance et de la liberté dans l'exercice de leur métier) elle est complètement absurde : comment une évaluation nationale, traitée en termes de "moyennes", pourrait-elle aider l'enseignant "hic et nunc" à repérer les besoins effectifs des enfants de sa classe ?

Revenir aux fondamentaux.
Pas de doutes, nous sommes bien en 2009 et, bien qu'ayant revêtu le tailleur de Najat Vallaud Belkacem, c'est bien Luc Chatel qui est là. Les fondamentaux ? Combien de fois faudra-t-il rappeler qu'ils n'existent pas ou plutôt que toutes les disciplines sont fondamentales, chacune étant une porte d'entrée possible vers les savoirs institutionnellement requis ?
Ce qui est fondamental varie selon les étapes du développement de l'enfant (à l'école maternelle, c'est l'éducation motrice qui est fondamentale, avant même le langage, car c'est sur elle que celui-ci se construit et se développe : relisez Changeux !), et selon les profils d'apprentissage des enfants : pour les auditifs, la musique peut ouvrir toutes les portes du savoir, les arts visuels ont le même pouvoir pour d'autres, la technologie ou l'EPS pour d'autres encore.
L'école est un grand corridor vers le savoir, et si l'arrivée est largement la même pour tous, les parcours ne peuvent l'être, et le corridor doit avoir diverses portes possibles, faute de quoi, l'école élimine d'avance ceux qui avaient besoin de chemins différents.
Entendons-nous bien : il ne s'agit pas d'offrir des parcours différents à chaque enfant, mais de laisser à leur disposition une diversité d'entrées possibles, par la présence de ces entrées au sein de la classe, et par une démarche décloisonnée, qui s'appuie sur ce que savent les enfants.

Plutôt qu'aux fondamentaux, il faut revenir au bon sens, et rappeler la rigueur d'un certain nombre de notions, apparemment ignorées de nos dirigeants :

1- Si elle est nationale, une évaluation ne peut être que CERTIFICATIVE. Sa place n'a de sens qu'à la fin des études, ou à la rigueur aux moment d'un passage vers un autre cycle d'étude. Et comme elle est forcément lourde et affectivement stressante, elle est dangereuse avec des petits d'école primaire.
On n'a nul besoin de vérifier tout le temps, comme ça, où ils en sont, c'est du temps de perdu dont on a bien besoin pour les nourrir de culture. Cette croyance repose sur l'amalgame le plus dangereux du monde, celui de la maladie : c'est parce qu'on attribue — à tort — l'échec scolaire à une maladie, qu'on prête à l'évaluation un rôle de dépistage des difficultés à l'école. C'est une imposture : les raisons des échecs sont ailleurs. Evaluer, c'est mesurer les savoirs acquis.
Et la première tâche de l'école, c'est de faire en sorte que les enfants les acquièrent et s'en nourrissent. L'école n'a pas de temps à perdre : la première vertu d'une évaluation, c'est d'être RARE.
A ce niveau d'études, les seules évaluations possibles sont nécessairement FORMATIVES, c'est-à-dire orientées sur des décisions, prises ensemble, concernant la manière de travailler — ce que gentiment la Ministre a prévu pour les collègues, sauf qu'une évaluation nationale en est incapable, et les collègues sont les seuls habilités à déterminer comment adapter leur enseignement aux besoins de leurs élèves.

2- Une évaluation de personnes (les élèves en sont, même si le Pouvoir l'oublie souvent) ne peut être que PARTICIPATIVE. On n'évalue pas un enfant, de l'extérieur, comme un objet. Il doit être associé à ce qui le concerne et avoir droit à la parole. D'où l'importance essentielle de la régulation, qui seule, confère le caractère "participatif" indispensable à une évaluation scolaire, permettant la prise en compte, non seulement de ce qui a été compris et appris par chacun, mais aussi du ressenti affectif éprouvé durant ces apprentissages. Il s'agit de confronter, sur tous ces points, les trois regards nécessaires, celui de l'enseignant, celui de l'élève lui-même et celui des pairs.
Ces régulations, rares mais régulières, constituent en fait l'essentiel de toute évaluation, au moins à l'école primaire. Elles doivent donner lieu à un rapport écrit, synthétisant ce que chaque élève a appris depuis la précédente régulation, rapport remis aux parents, qui se trouvent ainsi infiniment mieux informés des progrès de leur enfant, qu'avec une note qui ne représente rien.

Si, en septembre, la décision n'a pas bougé, on aura confirmation que nous avons bien fait un bond en arrière de six ans. Le temps des désobéisseurs reviendra, avec son cortège de souffrances et d'injustices, dont nous savons par Pierre qu'elles existent déjà, preuve que le bond en arrière est réel...
Alors, il faudra entrer en résistance.

Dernière modification le vendredi, 20 mars 2015
Charmeux Eveline

Ancienne élève de l’ENS, professeur à l’EN d’Amiens, puis au CRCEG de l’EN, entre 1956 et 1971.

Nommée ensuite à l’ENG de Toulouse, puis à l’IUFM de cette ville jusqu’en 1993, date de mon départ en retraite, j’ai parallèlement travaillé à l’INRP, en tant qu’Enseignant chercheur associé, depuis 1966 jusqu’à mon départ en retraite. J’ai publié de nombreux ouvrages sur la pédagogie du français à l’école primaire et au collège.