Voici donc la recension du livre Failure to disrupt: Why Technology Alone Can’t Transform Education, de Justin Reich. Il s’agit d’un livre important pour notre écosystème, extrêmement riche et illustré. Chaque affirmation de l’auteur se base sur de nombreuses études scientifiques et sur des méta-analyses, documentées dans le livre et regroupées dans une épaisse bibliographie. Le fait que l’auteur soit américain constitue un argument supplémentaire pour lire ce livre. On dit souvent que la France est « en retard » des États-Unis, en général et en l’occurrence dans son implémentation des technologies éducatives. Profitons donc de cette prise de recul bienvenue pour alimenter nos réflexions et nos politiques éducatives.
Justin Reich signe le prologue de son livre le 21 mars 2020. La pandémie de COVID 19 est alors finalement comprise comme telle dans la plupart des pays du monde. En France, la guerre est déclarée, les écoles ferment le 13 mars, et la « continuité pédagogique » est lancée. Il est inéluctable que cette pandémie aura largement bénéficié aux technologies éducatives, les Edtech. Mais aussi aux entreprises privées qui les commercialisent pour la plupart, et aux idéologies sous-jacentes qu’elles servent parfois (2). L’auteur est très humble sur le rôle des technologies éducatives dans la crise, estimant qu’elles « pourront peut-être aider à reconstruire ». Mais il plante le décor : « l’enseignement en ligne ne sera pas un remplacement efficace du vieux système ». Au contraire, il affirme que le meilleur futur sera celui où l’on reconnaîtra l’incroyable importance de notre système éducatif formel à l’ordre social, et qu’on commencera par donner à ce système des financements appropriés, du soutien, et du respect. Pour commencer, je ne peux qu’approuver fortement ce message.
Pour Justin Reich, et ce sera le propos général de son livre, les nouvelles technologies ne réinventeront pas les systèmes éducatifs. D’abord parce que ces technologies ne sont jamais entièrement nouvelles, et suivent une longue histoire d’innovations éducatives. Ensuite parce qu’il existe au sein des systèmes éducatifs des obstacles systémiques qui limitent l’introduction de systèmes d’apprentissages de masse. Il reprend une belle métaphore pour expliquer cette incompatibilité structurelle :
The path of educational progress more closely resembles the flight of a butterfly than the flight of a bullet. […] Trying to accelerate learning by ramping up technology is like putting rockets on butterfly wings. More force does not lead linearly to more progress (3).
Philipp Jackson, dans The path of educational progress
Avant-propos : les charismatics, les skepticals et les tinkerers
Justin Reich définit plusieurs postures dans l’écosystème des Edtech. Il y aurait les « charismatics » (= évangélistes), les « skeptical » (sceptiques), et au milieu, les « tinkerers » (qu’on pourrait traduire par bricoleur). Justin Reich se considère pour sa part comme un Tinkerer. Il considère les écoles et les universités comme des systèmes complexes, et respecte cette complexité. Ces systèmes peuvent bien sûr être améliorés, mais de manière incrémentale plutôt que par le résultat d’un renouveau total. À ce stade de la lecture, je me suis senti très clairement tinkerer, tout en sentant qu’il manquait à cette posture une dimension technocritique.
Justin Reich est un education technologist qui écrit régulièrement sur les échecs répétés de l’Edtech à tenir ses promesses. C’est ce recul historique qui l’engage à aborder les enjeux d’amélioration des systèmes éducatifs avec humilité et respect pour les enseignants. Malgré tout, il garde de profonds espoirs pour les technologies éducatives, alimentés par trois idées. Selon lui, les besoins sont énormes (certes). Ensuite, ils vont continuer d’augmenter (mais souhaite-t-on répondre à ces besoins avec de la tech, ou avec de l’humain ?). Enfin, et c’est ce que j’ai trouvé de plus pertinent, il estime que si les Edtech ne vont pas « disrupter » les systèmes scolaires à elles seules, elles peuvent encourager le changement (qu’on imagine là être un changement pédagogique). Les technologies émergentes peuvent aider les apprenants, les éducateurs et les autres acteurs de l’éducation à tester de nouvelles choses. Parfois, elles peuvent contribuer à dégripper certains conservatismes. Sur ce point, on pourra en effet convenir qu’il y a de réelles résistances dans les systèmes éducatifs. Trop souvent, les discours se drapent de numérique, précisément pour ne pas aborder les questions pédagogiques, la forme scolaire, etc.
Trois genres d’apprentissages massifs, zéro disruption
Justin Reich distingue trois genres d’apprentissages massifs : les MOOCs (instructor guided (4)), les tuteurs adaptatifs (algorithm guided (5)) et les communautés d’apprentissage (peer guided (6)). Pour chacun de ces genres, il s’évertuera à démontrer qu’aucun n’a abouti à de véritables révolutions. Et il tentera d’en expliquer les raisons.
Les MOOCs, ou la révolution qui n’a pas lieu
Les MOOCs (instructor guided) annonçaient pas moins de trois révolutions éducatives. D’une part, une transformation du modèle de distribution de l’éducation. Ensuite, une augmentation significative de l’accès à l’enseignement supérieur. Et enfin, une capacité inédite de mettre en place des nouvelles expériences d’apprentissage plus engageantes et efficaces, grâce à la recherche sur des énormes quantités de données éducatives et l’itération continue. On le sait maintenant depuis quelques années, aucune de ces promesses n’a été tenue.
Loin de transformer le modèle de distribution, les MOOCs se sont aujourd’hui fondus dans un ensemble de modèles économiques assez classiques. Le plus souvent, ils sont proposés en complément d’un accès à une école supérieure ou une université. Ce n’est qu’à l’extrême marge qu’ils sont suivis en dehors de tout enseignement traditionnel.
L’espoir d’une augmentation significative de l’accès à l’enseignement supérieur s’est écrasé contre la réalité des usages. Rapidement, les taux de complétion des MOOCs se sont avérés être terriblement faibles. Selon les études citées par l’auteur, les deux plus grands facteurs de réussite sur les MOOCS sont le statut socioéconomique (capital social, scolaire, culture, financier) et la capacité à mettre en place des stratégies d’apprentissage autorégulées. Terrible constat : les apprenants qui réussissent à suivre et surtout finir des MOOCs sont des gens aisés et déjà éduqués. Plus grave encore, à chaque fois que les MOOCs ont été testés sur des populations plus défavorisées, les résultats ont été désastreux.
Côté recherche, Justin Reich résume la situation en phrase qui doit nous interpeller vis-à-vis de nos politiques de recherche actuelles : « Terabytes of Data, Little New Insight ». Et de fait, s’il est une chose que les MOOCs ont permis de déterminer, c’est que « people who do stuff do more stuff, and people who do stuff do better than people who don’t do stuff (7) ». Un résultat qui laisse à désirer en termes de retour sur investissement (plusieurs millions de dollars de recherche).
Pourquoi ça n’a pas marché ?
Fondamentalement, les MOOCs ont voulu innover sur le modèle de distribution plutôt que sur l’apprentissage et la pédagogie. De fait, les LMS (8) sur lesquels ils s’adossent proposent tous les mêmes fonctionnalités, et le même format d’apprentissage très « instructionist » : le système déplace chaque étudiant le long d’un parcours linéaire, guidé, avec des chapitres, des modules, des exercices, etc.
L’autre élément bloquant a concerné la capacité à évaluer massivement les apprenants : les outils d’évaluation automatique ont démontré leurs limites en se montrant incapables d’évaluer correctement des essais, des raisonnements complexes, des performances orales, tout ce qui constitue pourtant le but premier de toute éducation supérieure.
Pour creuser la question des MOOCS en France, vous pouvez consulter les travaux de Mathieu Cisel notamment.
Les tuteurs adaptatifs : on y croit encore aujourd’hui et pourtant…
Justin Reich poursuit son analyse des genres d’apprentissage massif avec les systèmes algorithm guided : les tuteurs adaptatifs, également appelés computer-assisted instruction (CAI).
Là aussi, les tech evangelist formulaient (et formulent encore, c’est important de le souligner) plusieurs grandes prédictions : que les tuteurs adaptatifs seraient plus efficaces (que les enseignants) pour enseigner la maîtrise de concepts clés aux apprenants. Que le temps gagné par les enseignants leur permettrait de mettre en place des pédagogies par projet plus riches. Qu’en 2019, la moitié des cours du secondaire se déroulerait en partie ou totalement en ligne, pour une qualité supérieure et un prix inférieur.
Évidemment, ces prédictions se révélèrent elles aussi être erronées. Alors que s’est-il passé ? Plusieurs choses, à commencer, comme le rappelle l’auteur à de nombreuses reprises dans son livre, que les lieux d’enseignements (le générique schools en anglais) sont des endroits fondamentalement complexes. Ces caractéristiques assez uniques font qu’il est extraordinairement difficile de mettre en place des modèles technologiques d’amélioration de l’enseignement.
Ensuite, il partage plusieurs résultats d’études scientifiques, qui interpellent le lecteur. Les outils d’apprentissages adaptatifs, pour les mathématiques et la lecture, ont été soumis à trente ans de recherche intensive. Cette multitude d’études a conduit à des méta-analyses extrêmement complètes. Ces dernières démontrent systématiquement que les résultats des outils d’apprentissages adaptatifs sont mitigés, au mieux. Elles démontrent qu’il n’y a aucune preuve que les outils d’apprentissages adaptatifs améliorent l’apprentissage des maths ou de la lecture. Au contraire, les experts s’accordent depuis 2010 sur le fait que les outils d’instruction assistée par ordinateur ne devraient pas être considérés comme une approche fiable pour améliorer l’apprentissage des maths ou de la lecture. Mais plutôt comme un outil parmi d’autres, renforçant l’idée d’un investissement dans l’humain pour venir à l’aide des plus en difficulté. Je dois reconnaître que j’ai moi-même été surpris par ces conclusions, en assez gros décalage avec nos actuelles politiques d’investissement (9).
L’auteur conclut d’ailleurs sa partie sur les tuteurs adaptatifs par une mise en garde éloquente :
Technology evangelists who claim that a new generation of adaptive tutors can reshape the arc of human development should be treated with suspicion (10)
Justin Reich, dans Failure to Disrupt
L’apprentissage par les pairs : la vraie révolution est-elle arrivée trop tôt ?
L’apprentissage par les pairs représente un modèle à part dans les trois genres d’apprentissages massifs. En effet, il s’agit d’une pédagogie horizontale : les apprenants organisent largement entre eux leur acquisition de connaissance. Ici, pas de modèle de cours précis comme dans les MOOCs (instructor guided). Pas de tuteurs adaptatifs (algorithm guided) pour faire réviser de manière linéaire les apprenants. Nous nous retrouvons davantage dans un modèle où les apprenants doivent construire eux-même leur apprentissage. En France, nous parlerions de pédagogie par projet avec des élèves pleinement « acteurs de leurs apprentissages ».Capture d’écran de Reclaim Hosting, qui propose aux établissements scolaires (entre autres) de reprendre le contrôle de leur identité numérique
L’apprentissage par les pairs : une révolution technologique qui attend (encore) sa révolution pédagogique ?
L’ouvrage de Justin Reich ouvre plusieurs fois une très intéressante parenthèse, et notamment dans la partie qui traite de l’apprentissage par les pairs. Celle de la divergence fondamentale de croyance pédagogique entre le camp des traditionalist et celui des progressives. En France, on pourrait parler de l’opposition entre les « progressistes » et les « conservateurs » (11). Or cette divergence pédagogique s’entremêle fortement avec des divergences de conceptions de technologies éducatives.Les dilemmes de l’apprentissage massif (et des Edtech)
Dans la deuxième partie de son livre, Justin Reich s’emploie à démontrer que les trois genres d’apprentissage massif provoquent des dilemmes importants. Il s’agit de la malédiction du familier (curse of the familiar), de l’effet Edtech Matthew (12) (the Edtech Matthew effect), du piège de l’évaluation routinière (the trap of routine assessment), et enfin du problème bien connu des données toxiques (the toxic power of data and experiments).La malédiction du familier
La malédiction du familier est tirée du constat que les technologies qui viennent reproduire des schémas éducatifs existants (comme les exerciseurs ou les cours de la Khan Academy) se généralisent beaucoup plus facilement que celles qui transforment plus profondément l’acte éducatif (comme les environnements ouverts de Scratch ou Minecraft). Cette malédiction se nourrit des tentatives d’utiliser la seule technologie pour changer l’éducation. Les systèmes éducatifs, dans leur complexité et leur conservatisme intrinsèque, finissent par domestiquer les nouvelles technologies pour sauvegarder la plupart de leurs routines. Plutôt que de se laisser être disruptés par des nouvelles technologies. Par ailleurs, les fonds d’investissement sont incités structurellement à espérer un retour sur investissement plutôt qu’à améliorer significativement l’éducation. Le conservatisme des systèmes éducatifs et celui des systèmes financiers se renforcent donc l’un et l’autre.L’effet « Edtech Matthew »
La crise du COVID aura au moins permis de démontrer ce que certains pressentaient déjà, et que Justin Reich nomme l’effet « Edtech Matthew ». Que ce soit les MOOCs, les tuteurs adaptatifs ou les logiciels comme Scratch, les études démontrent que les nouvelles technologies bénéficient aux apprenants qui possèdent déjà un capital financier, social, technique, scolaire suffisant pour en tirer parti.Le piège de l’évaluation routinière
Le piège de l’évaluation routinière est un dilemme intéressant. Il découle du constat que les technologies fonctionnent le mieux lorsque les problèmes qu’elles ont à traiter sont structurés et routiniers. Par exemple, il est plus facile d’évaluer automatiquement un QCM, dont les questions/réponses sont structurées, qu’un essai rédigé de façon libre. Le problème, c’est que les compétences qu’on arrive à développer et à évaluer le plus efficacement grâce aux technologies éducatives sont aussi celles qui sont le plus susceptibles d’être remplacées par l’automatisation et la robotisation du travail. Ainsi, les tests automatiques excellent à évaluer des tâches simples. Ce sont précisément les tâches que les humains n’auront bientôt plus à effectuer.Le pouvoir toxique des données
La question de la captation de données personnelles massives est un sujet prégnant, quel que soit le domaine. Mais il l’est encore plus lorsqu’on parle d’éducation, de données éducatives concernant les jeunes générations, dont des enfants mineurs.D’abord, plusieurs acteurs s’émeuvent du fait que forcer les étudiants à participer à des captations massives de données revient à les entrainer à accepter et à participer docilement au capitalisme de surveillance, et à l’état de surveillance croissant. C’est particulièrement le cas avec les technologies de prévention de la triche, un domaine où la captation de donnée est devenue particulièrement invasive, et dont j’avais déjà parlé ici. Les craintes sont d’autant plus vives que se multiplient les piratages massifs, les fuites de donnée, les partages illégaux vers des gouvernements ou des entreprises malintentionnées.Le fait de réaliser des tests à grandes échelles sur les apprenants, particulièrement lorsqu’ils sont mineurs, est également l’objet de critiques et crée un dissensus dans la communauté scientifique. Ainsi Kate Crawford, la fondatrice de AI Now, un institut de recherche qui examine les implications sociales de l’intelligence artificielle, a tweeté ce message en 2018 :- État des lieux des enjeux technologiques dans l’éducation en 2020
- L’Éducation nationale doit adopter une politique de numérique responsable
- Tribune Le Monde : « Le solutionnisme numérique ne sauvera pas l’école »
- Quelle place donner au numérique dans « l’école d’après » ? [Feat Le Mouton Numérique]
Notes de bas de page
- C’est ainsi que l’auteur, Justin Reich, se définit lui-même dans son livre. Vous pourrez retrouver sa bio ici
- Il faut lire à ce sujet le rapport de Anna Hogan et Ben Williamson : Pandemic privatization and digitalization in higher education. Un résumé de leurs recherches est proposé en français au format PDF.
- « Le chemin du progrès éducatif ressemble plus au vol d’un papillon qu’à celui d’une balle. […] Essayer d’accélérer l’apprentissage en développant la technologie revient à mettre des fusées sur des ailes de papillon. Plus de force ne conduit pas linéairement à plus de progrès ».
- Guidé par l’instructeur
- Guidé par l’algorithme
- Guidé par le pair
- "Les gens qui font des choses font plus de choses, et les gens qui font des choses s’en sortent mieux que les gens qui ne font rien"
- Learning Management System
- Je pense notamment aux récents plans PIA, qui mettent le paquet sur l’apprentissage adaptatif.
- « Il convient de se méfier des évangélistes de la technologie qui prétendent qu’une nouvelle génération de tuteurs adaptatifs peut remodeler l’arc du développement humain ».
- Deux camps qu’il conviendrait évidemment de nuancer, mais ce n’est pas l’objet de cet article ni un sujet que je maitrise réellement.
- Tiré de l’effet Matthieu, qui dit en gros que dans le domaine de l’apprentissage, les meilleurs tendent à accroître leur avance. Voir la fiche Wikipedia.
- En lien avec le livre, vous pouvez également lire le rapport du CNESCO d’octobre 2020 qu’André Tricot a piloté. La conclusion fait écho au livre de Justin Reich : Le numérique peut changer le rapport des élèves aux savoirs et à l’école, mais il ne changent le statut des savoir ni celui de l’école, il est même susceptible de les renforcer
Louis Derrac