Marie Laure Denis, présidente de la CNIL ouvrait le débat, en rappelant la mission de la CNIL qui est de réfléchir sur les enjeux démocratiques du numérique, une mission indispensable au fonctionnement de notre démocratie transformée par le numérique qui affecte la représentation et l’exercice du pouvoir.
Les mécanismes traditionnels d'échange entre les citoyens et les autorités sont modifiés par Internet qui a changé les modalités du débat. Des lors, comment les institutions utilisent-elles les remontées des opinions et comment l’exercice traditionnel de la démocratie représentative s’articule-t-il avec d’autres modalités de participation citoyenne, telles qu’associations, ateliers, forums ? Il importe alors de construire des modèles vertueux et respectueux des droits des personnes.
A ce titre le septième cahier Innovation et Prospective (LINC) publié par la CNIL propose quelques pistes et recommandations pour faire progresser l'exercice de la citoyenneté via les Civic tech dans le respect des données personnelles et des libertés individuelles.
Participaient au débat :
- Patrick Berckmans, responsable du département de démocratie numérique pour l'État fédéral belge
- Valentin Chaput, cofondateur d'Open Source Politics, expert en innovations démocratiques et civiques
- Catherine Dufour, ingénieure informaticienne, chroniqueuse au Monde diplomatique et écrivaine de romans de science-fiction
- Clément Mabi, chercheur à l'UTC Compiègne, spécialiste des questions d'expérimentation démocratique
- Julia Reda, ancienne députée européenne, membre du Parti Pirate allemand.
La discussion était animée par Blaise Mao et Lila Meghraoua de la plate-forme Usbek & Rica.
Qu'est-ce qu'une Civic tech ?
Chacun des intervenants était invité à proposer une définition de ce qu’il conviendrait cependant d’appeler Technologie civique (terminologie française). Selon Clément Mabi, il s’agit d’une technologie qui cherche à transformer les règles du jeu démocratique par la culture numérique. Elle a pour but de fluidifier la relation gouvernants/gouvernés par une technologie de démocratie participative.
Valentin Chaput rappelle qu’il convient de confronter ce terme à la réalité de la technologie politique qui a été inventée à Barcelone pour développer un usage critique et stratégique des outils numériques dans l'objectif d'une action politique et citoyenne déployant la capacité à toucher le plus grand nombre en temps réel. L'objectif ne peut pas être un gadget de communication mais une action collective, un outil « open source » à base de logiciels libres qui appliquent la recette démocratique à leur propre conception. Le terme doit être révisé.
Patrick Berckmans affirme que le citoyen ne veut pas de débat, mais des solutions. Le rôle de l’État est alors d'organiser les processus afin d’aboutir. On a donc élaboré des technologies pour faciliter le débat. Mais elles ne sauraient suffire, car ces débats doivent aussi être ancrés dans le réel, « en présence ». La démocratie devient alors un chemin entre démocratie directe et indirecte. Les technologies citoyennes doivent être structurées et organisées par l’État.
Pour Catherine Dufour, les Civic tech sont « le serpent de mer de la démocratie parfaite ».
Les technologies civiques bousculent-elles vraiment la démocratie ? Des obstacles et des perspectives.
On part du postulat que les gens ont envie de participer. En fait on a pensé des dispositifs destinés à trouver des nouvelles formes de légitimité, puis on s’est mis à la recherche du public : le constat est que pour participer, les gens doivent savoir qu’ils vont pouvoir influencer et avoir une action sur la décision. Il faut faire en sorte que la participation soit utile.
L’un des freins est l'illectronisme qui touche entre 12 % et 40% e la population, car à travers les Civic tech on n'adresse la parole qu'a cette partie de la population qui maîtrise les outils. Si on donne la priorité aux Civic tech on risque de se couper de la moitié de la population. L’un des dangers vient du fait que les technologies civiques passent par de l'écrit, ce qui met en difficulté et exclut une partie de la population. On pourrait utiliser la vidéo et l'audio, mais on n'a pas toujours les outils pour analyser les productions des participants.
On pourra à ce propos consulter le très intéressant ouvrage de Dominique Pasquier « L'Internet des familles modestes. Enquête dans la France rurale. »[1]
Si l’on constate que, la plupart du temps, les gens ne viennent qu'une fois sur les plateformes (« on les perd très vite ») il faut se demander pourquoi. Qu'est-ce qui limite l’accès ? L’authentification forte réduit la participation. D’autre part, le contenu est parfois laborieux et le jargon n'est pas adapté au public. L’illectronisme est un obstacle, comme le design de la plateforme, à l’exemple de celle qui est consacrée au référendum sur la privatisation d’Aéroports de Paris. Il y a aussi l’incompatibilité de la participation vidéo.
S’il est évident que le numérique rend la participation plus facile relativement aux temps et aux lieux, il faut aussi questionner la capacité à capter l'attention. Sans oublier le problème des trolleurs qui polluent le débat sur les plateformes.
Un écosystème d'acteurs publics-privés peut exister, comme à Barcelone où la collectivité a créé des partenariats entre des laboratoires universitaires et des entreprises privées qui ont été forcées à collaborer sur la confection d'un nouveau logiciel avec un budget conséquent. Ce fut un succès, puisque quatre ans après cette solution est utilisée dans dix nouveaux pays. La question de l’authentification pourrait être partiellement résolue avec le dispositif « Authentification unique » de France Connect.
Pour donner du sens à la participation, on a aussi besoin de données sur « qui parle », notamment pour valider le registre de légitimité de la prise de parole (le riverain d'un projet par exemple est plus légitime à s’exprimer). Il y a un véritable enjeu à graduer ce qu'on demande comme données pour légitimer.
Mais l'État est-il prêt à mettre les grands moyens pour traiter toutes ces données ? On aurait la possibilité de passer par Facebook ou par les GAFAM, mais on perdrait la liberté et la sécurité de nos données. Cependant, on sait que l'État vend déjà nos données sur les cartes grises des véhicules automobiles, alors, à quand les données sur la santé ? Seule la Chine échappe aux GAFAM avec son équivalent BATX, ce qui revient au même. Pourrons-nous y échapper ?
Intervient en vidéo Julia Reda, ex-présidente du parti des Jeunes Pirates européens, députée européenne de 2014 à 2019. Des initiatives alternatives se font jour, telles que le Projet Open Street Map alternatif à Google. Les projets civic tech devraient être affranchis des questions de Copyright ou de propriété, car l’une des questions principales est celle du financement des projets. Ce sont les grandes entreprises de la tech qui disposent des moyens technologiques et humains. Il n'existe plus désormais que des projets ayant un modèle économique basé sur la propriété d'un code source. La stratégie de Barcelone est très différente, car le gros effort fait au départ a permis de financer un logiciel « commun » qui est enrichi par d'autres. Tout euro investi devrait servir à financer des logiciels ou projets en communs.
Il faut aussi se poser la question : « Qui paye ? Et pourquoi ? » On a développé des projets en se fondant sur les modèles de l'économie numérique, ce qui est limitatif. Il faut regarder aussi ce qui se passe aussi à Taïwan qui s'appuie sur la mobilisation de communautés qui finissent cependant par s'essouffler. Il faut du « fait main » et éviter les solutions industrielles qui ne sont pas forcément adaptées au cas par cas. Une pétition ne se traite pas de la même manière qu'un débat participatif.
Le temps des propositions
Quelle proposition chacun des experts ferait-il en priorité afin de développer les technologies civiques et donc la citoyenneté numérique ?
- Prendre en compte le projet politique « by design »au-delà des fonctionnalités techniques proposées et donc d’abord prendre en compte les enjeux politiques associés à une technologie.
- Concentrer les investissements dans un réseau de communs numériques.
- La démocratie numérique doit rester un processus régalien et inclusif. C'est donc bien à l'État de la promouvoir et d'en réguler les contours. Le véritable enjeu pour la réussite des Civic tech est que les élus acceptent de partager le pouvoir. Il faut une réelle volonté dans ce sens.
- Donner aux citoyen.ne.s le pouvoir de formuler le contenu des votes. Ne pas les obliger à seulement répondre, mais leur donner la possibilité de rédiger les questions ou de les reformuler. Il faudrait aussi proposer une formation dès l'école primaire, comme une dimension importante de la formation.
C'est finalement cette dernière proposition portée par Catherine Dufour qui a été désignée par vote électronique comme prioritaire par le public de l’hémicycle du CESE.
A l’issue de ce débat on comprend que les technologies civiques ont sans doute un bel avenir, car elles sont d’une réelle utilité en cette période de cacophonie médiatique où les messages délivrés par les uns et les autres se télescopent, se répliquent, se disputent et deviennent inaudibles. Dès lors, la tentation du repli sur sa « tribu », sur son groupe d’amis qui ont tous la même opinion, devient une attitude protectrice, voire même une nécessité. Cette affligeante réalité rend d’autant plus impérieux le besoin d’organiser un débat citoyen inclusif et réellement productif grâce aux différentes modalités technologiques, certaines déjà bien connues, d’autres restant encore à inventer.
Ceci implique toutefois que l’État s’empare du sujet en réalisant d’importants investissements financiers et humains en s’appuyant sur les expériences et les expertises telles que celles qui ont été présentées au cours de ce colloque. Cependant, à l’évidence le chemin est encore long avant que les gouvernants et les édiles n’acceptent de perdre un peu de leur pouvoir, car on ne participe pas seulement pour témoigner, mais avant tout pour agir au plus près de l’intérêt général. Si des décisions de nature citoyenne peuvent être prises, elles doivent être débattues sereinement à l’abri des manipulations de toutes sortes, aussi bien politiques, que commerciales, via des logiciels open source. La balle est désormais dans le camp de l’État, car si les Civic tech bousculent réellement la démocratie, elles constituent sans doute un espoir.
Michel Pérez
[1] Paris, Presses des Mines, coll. « Sciences sociales », 2018, 222 p.
Dernière modification le mercredi, 07 octobre 2020