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Au terme de nos analyses sur l’ONISEP, la bataille des plateformes et l’écosystème de l’orientation, un constat s’impose : ces évolutions apparemment chaotiques révèlent en fait des mécanismes systémiques qui dépassent largement le secteur étudié. Entre injonctions paradoxales, rhétorique euphémisante et affaiblissement programmé, c’est bien une méthode de transformation silencieuse de l’action publique qui se dessine sous nos yeux[1].

Ce que révèlent nos observations empiriques

Il faut remarquer d’emblée que nos analyses sectorielles ont fait émerger des patterns récurrents qui interrogent. L’ONISEP sommé d’être innovant ET neutre, autonome ET contrôlé. Les régions incitées à coopérer avec un outil qui concurrence leurs propres plateformes. L’État qui place Avenir(s) au cœur de son Plan Avenir tout en sous-finançant l’opérateur chargé de le développer. Ces contradictions ne relèvent pas du dysfonctionnement, mais semblent constituer une méthode qui pourrait participer à l’émergence d’un écosystème[2].

Des injonctions systématiquement contradictoires

L’observation la plus frappante concerne la généralisation des situations où les acteurs se trouvent placés face à des exigences incompatibles. L’ONISEP doit diversifier ses ressources tout en maintenant sa gratuité, moderniser ses outils sans moyens suffisants, coopérer avec des partenaires qui le concurrencent. Les régions sont encouragées à s’investir dans Avenir(s) tout en voyant leurs propres plateformes marginalisées.

Cette multiplication des doubles contraintes ne peut relever du hasard. Elle semble constituer une technique de gouvernement qui évite les conflits frontaux en paralysant les acteurs par des injonctions impossibles à satisfaire simultanément.

Une rhétorique qui masque la régression

Au cours de ces analyses, nous avons rencontré l’usage systématique d’un vocabulaire euphémisant qui présente chaque recul comme un progrès. « Moderniser » l’orientation signifie affaiblir l’ONISEP au profit du privé. « Clarifier les compétences » revient à marginaliser l’échelon national. « Développer les partenariats » ouvre massivement aux logiques marchandes.

Cette novlangue transforme les enjeux politiques en problèmes techniques, interdisant la critique en disqualifiant les opposants comme « résistants au changement ». L’intégration d’Hello Charly dans Parcoursup illustre parfaitement ce mécanisme : la privatisation des données publiques devient une « innovation » au service des étudiants.

Un affaiblissement méthodiquement organisé

Enfin, l’examen des coupes budgétaires subies par les opérateurs éducatifs révèle une logique d’affaiblissement programmé. Réduire les moyens tout en maintenant les missions, amplifier les dysfonctionnements qui en résultent, puis présenter la privatisation comme seule solution. L’audit de l’ONISEP programmé en 2026 interviendra précisément au moment où ces dysfonctionnements seront maximaux.

Cette séquence méthodique – affaiblissement, échec constaté, solution privée – ne peut résulter de simples contraintes budgétaires. Elle évoque une stratégie délibérée de transformation par l’échec organisé.

L’éclairage des recherches sur les transformations de l’État

Face à ces constats empiriques, la recherche en sciences politiques offre des grilles d’analyse éclairantes. Depuis plusieurs décennies, différents courants ont théorisé ces mécanismes de transformation silencieuse que nos observations corroborent dans le secteur de l’orientation[3].

Les doubles contraintes comme technique de gouvernement

Gregory Bateson avait identifié dans les années 1950 les effets paralysants des « injonctions paradoxales » ou « double bind »[4]. Plusieurs auteurs français ont appliqué cette grille d’analyse aux politiques publiques. Romain Laufer et Alain Burlaud dès 1982, ont proposé une analyse des paradoxes du management public lors des réformes de nationalisation[5]. Vincent de Gaulejac a prolongé cette réflexion en explorant les effets de la « Nouvelle Gestion Publique » comme « gestion paradoxante »[6].

L’hypothèse commune : les institutions publiques se trouvent délibérément placées face à des injonctions contradictoires qui les paralysent et facilitent ensuite leur transformation. Plutôt que d’imposer directement une réforme contestable, on place les acteurs dans des situations où toute réponse les met en défaut.

Nos analyses dans le champ de l’orientation confirment pleinement cette théorisation. L’ONISEP, les régions, les établissements scolaires subissent tous ces doubles contraintes qui les transforment en agents involontaires de leur propre affaiblissement.

L’euphémisation rhétorique des transformations

Sandra Lucbert a développé le concept de « LCN » (Lingua Capitalismi Neoliberalis) pour décrire cette « langue du capitalisme néolibéral » qui masque « les opérations réelles qui détruisent les services publics« [7]. Denis Lemaître prolonge cette analyse dans le champ éducatif en montrant comment « l’injonction à l’innovation devient une donnée non remise en question » où « les finalités éducatives sont masquées par les impératifs de l’efficacité pratique« [8].

Cette rhétorique transforme les enjeux politiques en problèmes techniques que seuls les « experts » peuvent trancher. Nos observations du Plan Avenir et de la communication sur Avenir(s) illustrent parfaitement ces mécanismes d’euphémisation systématique.

La stratégie d’affaiblissement programmé

Bruce Bartlett, historien et ancien conseiller de Ronald Reagan, a décrit la stratégie « Starve the Beast » (littéralement « affamer la bête ») : réduire les ressources des services publics, maintenir leurs missions, amplifier les dysfonctionnements qui en résultent, puis présenter la privatisation comme « seule solution »[9].

Cette stratégie, adaptée au contexte français[10], éclaire parfaitement nos observations sur les opérateurs éducatifs. Les coupes budgétaires massives (20 millions en 2024, 5 millions supplémentaires en 2025) combinées à l’élargissement des missions créent mécaniquement l’échec qui légitimera ensuite les « solutions » de privatisation.

La cohérence d’une méthode de transformation silencieuse

L’articulation de ces trois mécanismes révèle une méthode sophistiquée de transformation de l’action publique qui évite les résistances qu’impliquerait un débat démocratique frontal.

Une stratégie d’évitement du conflit politique

Les trois techniques convergent vers le même objectif : transformer radicalement l’État sans assumer politiquement cette transformation. Les doubles contraintes paralysent les acteurs, l’euphémisation rhétorique dépolitise les enjeux, l’affaiblissement programmé justifie les « solutions » privées.

Cette méthode présente l’avantage de faire porter aux institutions publiques la responsabilité de leur propre affaiblissement. L’ONISEP n’est pas supprimé par décision politique, il devient « inefficace ». Les régions ne sont pas privées de leurs compétences, elles font preuve de « localisme ». Les opposants ne défendent pas un modèle alternatif, ils « résistent au changement ».

La temporalité comme arme stratégique

Xavier Pons a récemment théorisé un élément crucial de cette méthode : la rapidité devient elle-même un instrument de transformation. Dans La fabrique des politiques d’éducation. La rapidité sans la qualité ? (2024), il révèle comment cette « politique du fait accompli » amplifie l’efficacité des trois mécanismes identifiés[11].

Cette « fabrication rapide » procède par accumulation d’actions rapides qui créent des situations irréversibles avant tout débat démocratique. Plutôt que d’annoncer une réforme structurelle contestable, on multiplie les décisions techniques urgentes qui, mises bout à bout, transforment le système sans jamais l’avoir explicitement décidé. Pons parle de « stratégie du puzzle » : chaque pièce (une plateforme lancée, un budget réduit, une compétence transférée) semble anodine prise isolément, mais l’image globale révèle une transformation radicale.

L’application au cas ONISEP est saisissante. Le déploiement d’Avenir(s) illustre cette logique : novembre 2024, lancement dans l’urgence sans concertation approfondie ; juin 2025, annonce du Plan Avenir qui place Avenir(s) au cœur de la stratégie ; été 2025, promesse d’une « charte État-régions » repoussée puis reformulée ; 2026, audit prévu qui jugera une plateforme à peine déployée.

Chaque étape, présentée comme une urgence technique (« il faut moderniser l’orientation »), évite le débat politique sur le modèle d’orientation souhaitable. Cette précipitation crée une temporalité paradoxale : trop rapide pour permettre la délibération, trop lente pour permettre la réussite. L’ONISEP se trouve piégé dans une course contre la montre où l’échec devient programmé par le calendrier lui-même.

La « fabrication rapide » de Pons n’est donc pas un quatrième mécanisme distinct, mais le tempo qui rend les trois autres irrésistibles : les doubles contraintes deviennent insurmontables quand on n’a pas le temps de réfléchir, l’euphémisation passe inaperçue dans l’urgence, l’affaiblissement s’accélère avant que les résistances ne s’organisent.

L’orientation comme révélateur de tendances générales

Nos observations du secteur de l’orientation rendent particulièrement visibles des mécanismes que l’on retrouve dans d’autres transformations de l’action publique. La multiplicité des acteurs (État, régions, opérateurs, privé) multiplie les interfaces où s’exercent les doubles contraintes. La dimension technique facilite l’euphémisation des enjeux politiques. Les transformations accélérées depuis 2018 révèlent des logiques ailleurs plus diffuses.

Cette configuration a fait de notre analyse sectorielle un laboratoire d’observation des transformations silencieuses. Elle confirme que ces mécanismes ne constituent pas des dysfonctionnements ponctuels, mais bien une méthode systémique de recomposition de l’État.

Les limites de la résistance fragmentée

Nos analyses révèlent également pourquoi les résistances traditionnelles peinent à s’organiser face à ces transformations feutrées. Les syndicats dénoncent des « dysfonctionnements », les usagers constatent des « dégradations », les élus s’indignent de « l’inefficacité publique », mais cette fragmentation des résistances fait que la cohérence de ces évolutions apparemment disparates demeure largement inaperçue.

En l’absence d’outils conceptuels adaptés, les transformations silencieuses échappent aux contre-expertises et aux mobilisations citoyennes. Cette cécité analytique facilite le travail des réformateurs qui peuvent procéder par « imprégnation progressive » plutôt que par ruptures assumées.

Portée et limites de cette analyse

Un modèle transposable ?

Les mécanismes identifiés dans l’orientation éclairent d’autres secteurs où s’observent des évolutions similaires. L’hôpital public soumis aux injonctions contradictoires d’efficience et de qualité des soins. La SNCF affaiblie par l’endettement programmé avant sa privatisation partielle. France Télévisions sous-financée puis critiquée pour son « inefficacité ».

Ces parallèles suggèrent que nous sommes face à une méthode générale de transformation de l’action publique plutôt qu’à des difficultés sectorielles spécifiques. Les trois grilles d’analyse – doubles contraintes, euphémisation, affaiblissement programmé – pourraient s’appliquer à d’autres terrains pour révéler des logiques systémiques masquées par les approches symptomatiques.

Les écueils à éviter

Cette approche présente néanmoins des limites qu’il faut assumer. Elle peut conduire à surinterpréter des contradictions réelles comme des stratégies délibérées, ou à négliger les marges de manœuvre des acteurs face aux contraintes structurelles. L’important est de révéler les choix politiques masqués par la technique sans verser dans la théorie du complot.

De même, cette grille ne doit pas conduire à nier les dysfonctionnements réels des institutions publiques ou les besoins légitimes d’adaptation. L’enjeu est de distinguer les réformes nécessaires des transformations qui visent à contourner le débat démocratique.

Réarmer le débat démocratique

L’intérêt principal de cette analyse réside dans sa capacité à réarmer intellectuellement le débat public. En révélant que les « évolutions inéluctables » résultent en réalité de choix politiques contestables, elle permet de repolitiser des enjeux présentés comme techniques.

Nos analyses de l’orientation montrent qu’il est possible de décrypter ces mécanismes et de révéler leur cohérence stratégique. Cette démarche constitue un préalable nécessaire à l’élaboration de résistances plus efficaces et à la défense d’un modèle démocratique d’action publique.

Conclusion : vers une veille démocratique

Au-delà du sort spécifique de l’ONISEP ou d’Avenir(s), nos analyses révèlent des enjeux démocratiques majeurs. Les transformations silencieuses de l’action publique privent les citoyens de leur droit à délibérer sur les choix de société qui engagent leur avenir.

L’orientation de nos enfants mérite mieux qu’une évolution imposée par la contrainte budgétaire et l’injonction technique. Elle constitue un enjeu politique qui devrait faire l’objet d’un débat démocratique sur les modèles de société que nous voulons défendre.

Comprendre les mécanismes de transformation silencieuse, c’est se donner les moyens de les déjouer. C’est aussi se donner les outils pour exercer une veille démocratique sur les évolutions de l’action publique, au-delà des seuls secteurs que nous avons analysés.

Car c’est bien l’avenir de l’État démocratique qui se joue dans ces transformations apparemment techniques. Il est encore temps d’en prendre conscience.

N’hésitez pas à commenter !

Bernard Desclaux

Article publié sur le site : https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2025/09/26/au-dela-du-cas-onisep-les-transformations-silencieuses-de-letat/

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Notes

Dernière modification le samedi, 27 septembre 2025
Desclaux Bernard

Conseiller d’orientation depuis 1978 (académie de Créteil puis de Versailles), directeur de CIO à partir de 90, je me suis très vite intéressé à la formation des personnels de l’Education nationale. A partir de la page de mon site ( http://bdesclaux.jimdo.com/qui-suis-je/ ) vous trouverez une bio détaillée ainsi que la liste de mes publications.
J’ai réalisé et organisé de nombreuses formations dans le cadre de la formation continue pour les COP, , les professeurs principaux, les professeurs documentalistes, les chefs d’établissement, ainsi que des formations de formateurs et des formations sur site. Dans le cadre de la formation initiale, depuis la création des IUFM j’ai organisé la formation à l’orientation pour les enseignants dans l’académie de Versailles. Mes supports de formation sont installés sur mon site.
Au début des années 2000 j’ai participé à l’organisation de deux colloques :
  • le colloque de l’AIOSP (association internationale de l’orientation scolaire et professionnelle) en septembre 2001. Edition des actes sous la forme d’un cd-rom.
  • les 75 ans de l’INETOP (Institut national d’étude du travail et d’orientation professionnelle). Edition des actes avec Remy Guerrier n° Hors-série de l’Orientation scolaire et professionnelle, juillet 2005/vol. 34, Actes du colloque : Orientation, passé, présent, avenir, INETOP-CNAM, Paris, 18-20 décembre 2003. Publication dans ce numéro de « Commentaires aux articles extraits des revues BINOP et OSP » pp. 467-490 et les articles sélectionnés, pp. 491-673
Retraité depuis 2008, je poursuis ma collaboration de formateur à l’ESEN (Ecole supérieure de l’éducation nationale) pour la formation des directeurs de CIO, ainsi que ma réflexion sur l’organisation de l’orientation, du système éducatif et des méthodes de formation. Ce blog me permettra de partager ces réflexions à un moment où se préparent de profonds changements dans le domaine de l’orientation en France.
Après avoir vécu et travaillé en région parisienne, je me trouve auprès de ma femme installée depuis plusieurs années près d’Avignon. J’y ai repris une ancienne activité, le sumi-e. J’ai installé mes dernières peintures sur Flikcr à l’adresse suivante : http://www.flickr.com/photos/bdesclaux/ .