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Alors que l’ONISEP traverse sa plus grave crise depuis 1970, entre départs de dirigeants en septembre et audit décisif prévu en 2026, une question stratégique demeure dans l’angle mort du débat public : que deviendront les données d’orientation si l’opérateur public venait à disparaître ? Car les acteurs privés qui le critiquent quotidiennement en dépendent pourtant entièrement pour exister[1].

Un paradoxe saisissant : critiquer sa source de profit

Il faut remarquer d’emblée que l’écosystème privé de l’aide à l’orientation s’est développé à une vitesse fulgurante ces dernières années[2]. Parcours Métiers, HelloWork, les modules d’orientation intégrés à Pronote ou École Directe se présentent comme plus « modernes » et « personnalisés » que les outils publics. Curieusement, ces plateformes ont toutes un point commun méconnu : elles reposent à 80-90% sur les données open data de l’ONISEP.

Les 600 fiches métiers détaillées, l’atlas des formations, les statistiques d’insertion professionnelle, les passerelles entre diplômes : tout ce socle informationnel que l’ONISEP a patiemment constitué depuis des décennies alimente aujourd’hui une multitude d’outils privés vendus aux établissements ou aux familles.

Le processus révèle une logique économique implacable. Une start-up reprend les données publiques gratuites, les « emballe » dans une interface séduisante, ajoute quelques fonctionnalités (chatbot, QCM de personnalité, algorithme de recommandation), et vend le tout comme une solution « innovante » aux établissements ou aux parents inquiets.

Cette réutilisation massive des données publiques par le secteur privé crée une situation paradoxale : plus les acteurs privés prospèrent en s’appuyant sur l’ONISEP, plus ils contribuent à fragiliser l’opérateur public qui leur fournit leur matière première. Comment ? En captant une partie de la demande et en alimentant la critique d’un service public « dépassé ».

L’ironie est totale : les mêmes données, produites par l’ONISEP avec des deniers publics, deviennent payantes une fois reformatées par le privé. Les familles se retrouvent à payer pour accéder à des informations qu’elles financent déjà par leurs impôts.

Que se passerait-il si l’ONISEP disparaissait ?

Face au constat que l’audit de 2026 pourrait conduire à la suppression ou au démantèlement de l’ONISEP, que se passe-t-il si personne ne produit plus ces données essentielles ? Cette question, que personne ne pose, conditionne pourtant l’avenir de tout l’écosystème de l’orientation.

L’État recrée un service équivalent ? Techniquement possible, mais politiquement et financièrement improbable, particulièrement en ce moment… Reconstruire l’expertise de l’ONISEP prendrait 5 à 10 ans et des centaines de millions d’euros. Un nouvel opérateur serait immédiatement la cible des mêmes critiques budgétaires.

Les régions se coordonnent ? Chaque région pourrait développer sa propre production de données, mais avec quels risques ? Incohérence nationale, doublons, coûts explosifs, et surtout des biais territoriaux. Sans compter les difficultés de coordination entre 18 exécutifs régionaux aux couleurs politiques différentes.

Le privé prend le relais ? C’est le scénario le plus probable… et le plus inquiétant. Des groupes éditoriaux ou des géants du numérique pourraient racheter les bases de données et les monétiser. Avec quelles conséquences ? Un péage généralisé rendrait l’information payante, la neutralité disparaîtrait au profit de partenaires commerciaux, et une fragmentation sociale créerait une orientation à deux vitesses selon les moyens financiers[3].

L’effondrement du système ? Sans producteur de référence, c’est le chaos : informations contradictoires, données périmées, multiplication des erreurs. Les élèves et leurs familles se retrouveraient perdus dans une jungle d’offres privées de qualité inégale.

Malgré cette évidence, aucun acteur privé n’a les moyens de produire de façon autonome et régulière des données fiables sur l’ensemble des métiers et formations. Cette production nécessite une expertise, une neutralité et des moyens que seul un opérateur public peut garantir.

L’urgence d’une prise de conscience politique

Au-delà de savoir si l’ONISEP est parfait – il ne l’est pas -, la vraie question est de savoir s’il est remplaçable. La réponse est clairement non, du moins pas sans conséquences dramatiques pour l’égalité d’accès à l’information et la qualité de l’orientation.

Le paradoxe est saisissant : au moment où l’État s’interroge sur la « souveraineté numérique » et refuse la dépendance aux GAFA, il pourrait livrer aux acteurs privés – parfois étrangers – des données stratégiques sur l’avenir professionnel de sa jeunesse[4].

Des solutions existent pourtant. Un modèle hybride public-privé permettrait à l’ONISEP de rester le producteur central des données, tandis que les acteurs privés qui les réutilisent paieraient une redevance. Une mission élargie pourrait confier à l’ONISEP l’intégration des données du Céreq et de Pôle Emploi. Un budget sanctuarisé le sortirait de la logique des coupes budgétaires annuelles[5].

L’audit de 2026 sera crucial. Soit les pouvoirs publics prennent conscience de la valeur stratégique de l’ONISEP et lui donnent les moyens de son avenir, soit ils assistent passivement à la privatisation rampante de l’orientation scolaire. L’orientation n’est pas un marché comme les autres : c’est un service public qui conditionne l’égalité des chances. Sa privatisation, même progressive et déguisée, constituerait un recul démocratique majeur.

Devant tant d’enjeux cachés, que faire ? Il est encore temps d’inverser la tendance. Mais plus pour longtemps.

N’hésitez pas à commenter !

Bernard Desclaux

[1] Café pédagogique. (3 septembre 2025). Du nouveau à la tête de l’Onisep et du réseau Canopé. https://www.cafepedagogique.net/2025/09/03/du-nouveau-a-la-tete-de-lonisep-et-du-reseau-canope/

[2] Desclaux, B. (19 août 2025). Vers un nouvel écosystème d’aide à l’orientation dans le secondaire. https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2025/08/19/vers-un-nouvel-ecosysteme-daide-a-lorientation-dans-le-secondaire/

[3] Cour des comptes. (mars 2025). L’orientation au collège et au lycée. https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2025-03/20250319-RPA2025-volume1-orientation-college-lycee.pdf

[4] Desclaux, B. (8 juillet 2025). L’orientation européenne bientôt sous le choc des datas US ? https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2025/07/08/lorientation-europeenne-bientot-sous-le-choc-des-datas-us/

[5] UNSA Éducation. (30 avril 2025). Opérateurs en danger ? Cned, Réseau Canopé, Onisep, Céreq, France Éducation international. https://www.unsa-education.com/article-/operateurs-en-danger/

Auteur : Bernard Desclaux
Article publié sur le site : https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2025/09/04/lonisep-la-poule-aux-oeufs-dor-menacee-de-disparition/

Dernière modification le lundi, 08 septembre 2025
Desclaux Bernard

Conseiller d’orientation depuis 1978 (académie de Créteil puis de Versailles), directeur de CIO à partir de 90, je me suis très vite intéressé à la formation des personnels de l’Education nationale. A partir de la page de mon site ( http://bdesclaux.jimdo.com/qui-suis-je/ ) vous trouverez une bio détaillée ainsi que la liste de mes publications.
J’ai réalisé et organisé de nombreuses formations dans le cadre de la formation continue pour les COP, , les professeurs principaux, les professeurs documentalistes, les chefs d’établissement, ainsi que des formations de formateurs et des formations sur site. Dans le cadre de la formation initiale, depuis la création des IUFM j’ai organisé la formation à l’orientation pour les enseignants dans l’académie de Versailles. Mes supports de formation sont installés sur mon site.
Au début des années 2000 j’ai participé à l’organisation de deux colloques :
  • le colloque de l’AIOSP (association internationale de l’orientation scolaire et professionnelle) en septembre 2001. Edition des actes sous la forme d’un cd-rom.
  • les 75 ans de l’INETOP (Institut national d’étude du travail et d’orientation professionnelle). Edition des actes avec Remy Guerrier n° Hors-série de l’Orientation scolaire et professionnelle, juillet 2005/vol. 34, Actes du colloque : Orientation, passé, présent, avenir, INETOP-CNAM, Paris, 18-20 décembre 2003. Publication dans ce numéro de « Commentaires aux articles extraits des revues BINOP et OSP » pp. 467-490 et les articles sélectionnés, pp. 491-673
Retraité depuis 2008, je poursuis ma collaboration de formateur à l’ESEN (Ecole supérieure de l’éducation nationale) pour la formation des directeurs de CIO, ainsi que ma réflexion sur l’organisation de l’orientation, du système éducatif et des méthodes de formation. Ce blog me permettra de partager ces réflexions à un moment où se préparent de profonds changements dans le domaine de l’orientation en France.
Après avoir vécu et travaillé en région parisienne, je me trouve auprès de ma femme installée depuis plusieurs années près d’Avignon. J’y ai repris une ancienne activité, le sumi-e. J’ai installé mes dernières peintures sur Flikcr à l’adresse suivante : http://www.flickr.com/photos/bdesclaux/ .