Mais cette exigence étant formulée - et son opportunité reconnue par tous -, il reste encore à la mettre en œuvre, à l’incarner pédagogiquement. Et là est en fait toute la difficulté.
Car comment, au final, s’y prend-on pour transmettre ce qui relève des « principes » - littéralement de ce qui est « premier » et à ce titre ne s’apprend pas réellement ? Plus spécifiquement, comment éduquer à des comportements et à des représentations du monde postulées comme étant les bons, en dépit de leur contradiction potentielle vis-à-vis d’autres valeurs et d’autres modèles culturels ? Cette difficulté est alors à la fois pratique et théorique.
Elle se heurte d’une part au problème de l’efficacité d’une action éducative non relayée, parfois contredite par l’environnement privé des élèves. Elle pose d’autre part la question centrale de sa légitimité : l’école de la république a-t-elle le droit, voire le devoir, d’inculquer sa représentation du monde à tout enfant, lorsqu’une telle représentation contrevient à celles de sa culture familiale ?
L’universalisme moral en question
De tels sujets posent fondamentalement le problème de l’universalité des valeurs. Une civilisation qui prône un universalisme culturel est-elle légitimée dans ses prétentions à l’imposer à toutes les autres ?
Les valeurs de la république et les représentations qui les sous-tendent, celles des droits de l’homme et de la démocratie, peuvent-elles se présenter comme étant légitimement celles de toute culture ? Cette universalité de fait, produit d’une histoire et porteuse d’une spécificité, est-elle également une universalité de droit : signe d’une vérité humaine imprescriptible ? Pour être plus explicite, l’occident judéo-chrétien qui a produit culturellement la représentation des droits de l’homme et d’un idéal républicain peut-il parler au nom de tous ? Les incidences d’un tel questionnement, à caractère d’abord international et interrogeant les relations entre les peuples, retentissent alors d’autant plus fortement au sein même de la société française : avec des résonnances multiples dans l’histoire récente – celles de la décolonisation, de l’immigration économique…
Sur un tout autre registre, plus spécifiquement philosophique, se pose aussi le problème du statut des vérités morales. Aristote déjà contestait Platon sur ce sujet : la morale ayant pour objet de statuer sur des faits, ceux-ci étant marqués par la contingence, elle ne peut prétendre à l’universalité de ses axiomes.
Les actions humaines pouvant être autres qu’elles ne sont, étant soumises à la variation des faits et des contextes, nul principe absolu ne peut les régir, nulle loi ne peut circonscrire ce qu’elles doivent être. Il doit donc y avoir du « cas par cas » - d’où la fameuse « casuistique » -, il faut délibérer davantage que postuler : telle est, telle doit être, en matière d’éthique, l’incontournable nécessité.
Un principe peut s’avérer bon pour une situation, catastrophique pour une autre. S’il est par exemple souvent « bon » de dire la vérité, il est parfois profitable d’exprimer ce que Platon lui-même appelle de « nobles mensonges ». Même le plus impérieux des principes, « tu ne tueras point », peut connaître de légitimes exceptions : eusse-t-il été immoral d’assassiner Hitler lors de l’attentat manqué par Stauffenberg du 20 juin 1944 ? Il faut donc en convenir : la morale n’est pas, ne peut pas être une « science ».
Chacune de ses règles, chacun de ses conseils peuvent selon les situations, selon les cas individuels, selon les conséquences possibles, être contestés. Nulle prescription ne peut s’imposer absolument : il se trouve toujours un contexte pour lequel son application est contestable au travers d’une délibération éthique.
Le catéchisme laïc
Comment peut-on alors enseigner des vérités relatives, des prescriptions modulables selon les cas envisagés ? Faut-il, par ailleurs, ignorer le fait que de tels préceptes contredisent potentiellement d’autres représentations culturelles ? Ces questions ne sont pas des questions de « philosophes » : elles possèdent à n’en pas douter de très lourdes incidences, à la fois sociales et éducatives. L’enseignement de la morale à l’école pose donc des problèmes essentiels : sa nécessité est tout aussi incontestable que ses modalités d’application sont incertaines et sensibles. Il est alors possible d’en concevoir deux approches distinctes.
La première d’entre elles consiste à postuler l’universalité des règles, à dispenser aux élèves une forme de « catéchisme laïc » supposé recenser les principes à adopter et les conduites à tenir. Sans ouvrir de discussions aussi improbables que vaines sur des sujets qui sont de nature prescriptive, il convient de rappeler la règle à chacun, d’imposer par la force d’un commandement éducatif les vérités des obligations morales. Puisque ces prescriptions – en tant qu’elles se fondent sur des « principes » - ne se démontrent pas mais s’éprouvent, puisqu’elles ne se discutent pas mais se découvrent dans l’intimité des consciences, il convient simplement de les invoquer et de les imposer.
L’acte éducatif, ici, se réduirait à la seule psalmodie des règles, au rappel des impératifs que nul ne peut ni ne doit ignorer. Pour que l’ordre moral puisse régner et se déployer dans les esprits, il suffit que le silence se fasse et que la vérité nue de ses évidences s’impose à chacun. Sans avoir recours à quelque référence religieuse que ce soit, chaque élève est invité à édifier en lui une saine intégration des règles de politesse et de savoir-vivre : des plus essentielles aux plus futiles.
La présentation de certains préceptes ne posera alors pas de problèmes majeurs. Tout enfant peut entendre qu’il faut par exemple respecter les personnes âgées, obéir aux autorités, ne pas mentir… Mais d’autres vérités seront plus complexes à présenter. Plus précisément, chaque sujet en lien avec une problématique sociale s’avèrera en effet d’exposition plus délicate. L’avortement est-il, par exemple, moral ou immoral ?La vérité éthique qu’il convient de proposer aux élèves sur un tel sujet se définit d’emblée comme problématique. Et le « savoir » que le professeur est à même de mobiliser pour étayer sa réponse reste fondamentalement discutable.
Ici, ni la science, ni même des certitudes moralement consensuelles ne peuvent imposer une vérité acceptable pour tous les élèves. Entre respect inconditionnel de la vie et droit de chacun à disposer de son corps, ce sont bien deux exigences éthiques contradictoires qui s’affrontent sur ce sujet, fondées sur deux principes d’égale dignité – avec nulle possibilité objective de trancher incontestablement. La seule réponse qui puisse alors être conséquemment donnée aux élèves est celle de la loi : l’avortement est légal en France jusqu’à la 12ème semaine de grossesse. Mais la relativité de la règle de droit ne comble pas, sur un tel sujet, le vide d’une vérité morale incontestable. Ce qui est juridiquement vrai aujourd’hui ne le sera peut-être plus demain, ce qui est légal ici ne l’est pas ailleurs.
La possibilité même d’un catéchisme laïc ne tient donc pas face au relativisme des questions éthiques. Son enseignement s’exposerait dangereusement à des contestations légitimes, ses exigences prêteraient immanquablement le flanc au soupçon et à la critique. Le glissement du principe moral légitime vers l’argument d’autorité s’imposerait alors dans les esprits : mettant gravement en difficulté les fondements éthiques d’une république laïque.
Pédagogie du relativisme éthique
Il existe cependant une seconde démarche possible d’enseignement moral. Elle consiste à intégrer d’emblée ce relativisme, cette incapacité à trancher autrement qu’en droit.
L’enjeu éducatif n’est plus ici d’inculquer aux élèves des certitudes mais de les initier à l’examen critique des problèmes. Ce qu’il importe de faire auprès d’eux, c’est de leur permettre de mesurer les subtilités et les nuances des questions plus que les facilités de réponses convenues et postulées. Une initiation à la délibération, à la réflexion critique et respectueuse du point de vue opposé : tel est sans doute le seul fondement possible d’une morale citoyenne. Cette caractéristique la différencie alors éminemment de toute morale religieuse : la morale laïque se démarquant tout autant par la forme - celle de l’argumentation rationnelle - que par le fond – celui d’une vérité non révélée et à ce titre relativiste - d’une morale religieuse.
Une éthique de la laïcité ne peut être en ce sens qu’une morale de la raison critique, un libre-examen des positions et des principes contraires afin de faire advenir dans chaque esprit une vérité toujours partielle et discutable, un parti-pris sur le réel qui constitue l’indépassable affirmation de toute valeur.
Car il est sans doute une valeur plus essentielle que les autres, non parce qu’elle leur serait éthiquement supérieure mais parce qu’elle en conditionne l’expression même : cette valeur est celle de la tolérance et de la liberté d’opinion.
Une éducation morale, dans une école libre et laïque, ne peut donc être qu’une éducation par et à la liberté d’opinion, une mise en œuvre concrète et vivante du rationnel comme du raisonnable. Dans l’exercice du débat public, de la confrontation argumentée des idées, il appartient à chaque élève de se construire une vérité morale : étayée en raisons, respectueuse également des idées contraires. Telle est finalement l’ultime voie pour une éducation morale conforme aux exigences de la laïcité, garante d’un équilibre républicain et pleinement respectueuse des différences légitimes entre points de vue contraires.
Dernière modification le samedi, 14 février 2015