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Nous faisons tous un nombre de plus en plus important de photos que nous stockons, gardons, diffusons, partageons. Nos élèves sont de plus en plus amateurs de photos et de vidéos. Et pourtant, entre l’apprentissage du code, celui de l’usage ou encore celui des médias et de l’information, il ne faudrait pas oublier que l’avènement du numérique pour la photo et la vidéo apporte une véritable révolution dans les comportements : communication, autoscopie ou autoportrait, mémoire, souvenir, témoignages… Il y a là un questionnement qu’il ne faudra pas oublier dans les prochaines années en éducation.

A la fin des années 80, dès 1992, la photo numérique entre sur la scène des appareils numériques.

Qui se rappelle le CD Photo de Kodak, le Digital Video Interactiv (CD-I) de Philips ou encore du CDTV de Commodore ? Qui se rappelle des premiers appareils photos numériques que nous expérimentions aux environs de 1985 comme le Canon Ion (en 1987, je faisais un faire-part de naissance avec des photos numériques de mes enfants !!!) ? Et aujourd’hui que l’argentique à presque disparu et que chacun de nous dispose dans la poche d’un appareil photo/vidéo quelles sont nos pratiques, qu’est-ce qui a changé ?

La représentation visuelle du monde a connu des évolutions importantes.

Les techniques des peintres des sculpteurs (ou des maîtres vitriers par exemple) d’une part, puis l’invention de la photographie d’autre part marquent un changement important dans la trace que l’on construit et dans la transmission de cette trace auprès d’unpublic de plus en plus nombreux. L’avènement du cinéma va créer une branche singulière en introduisant une autre manière de voir le monde en y introduisant le mouvement, puis le son. Passer de l’image fixe à l’image animée est aussi un changement qui va longtemps rester limité à peu de gens et plutôt des professionnels. L’arrivée de l’électronique analogique puis le passage au numérique sont, pour l’image fixe comme l’image animée, la dernière révolution majeure. A cela il faut ajouter, pour reprendre la thèse d’André Gunthert, le renouvellement de la dimension communicationnelle dans laquelle l’image prend sa place et qui, avec la mise en réseau devient une nouvelle forme conversationnelle. (Revue études photographiques printemps 2014, « l’image conversationnelle, les nouveaux usages de la photographie numérique »).

Ce qui est le plus marquant dans cette évolution, c’est l’accès de tous, tout le temps et en réseau, aux images et la possibilité de les fabriquer et les transmettre de manière instantanée.

Plus qu’une évolution technologique, c’est une évolution sociale et psychologique qui est en train de se produire. A regarder le nombre de prises de vues (le plus souvent avec le smartphone) dans un concert, à regarder la multiplication des selfies partagées ou non, et simplement à observer l’explosion du nombre de prises de vue dans la vie quotidienne, on ne peut que constater un changement et un questionnement.

Le changement réside dans l’adoption quasi générale de la photo et de la vidéo comme « extension de soi ». Le questionnement réside dans la notion de « point de vue » et le degré de conscience que chacun a face à cette pratique devenue parfois même inconsciente chez certains. Or cette notion de « point de vue » mérite d’être analysée dans le champ éducatif. De même l’idée d’extension de soi doit aussi interroger, pour reprendre Michel Serres, cette idée d’externalisation.

L’extension de soi est une donnée qui n’est pas nouvelle. Vivre en société c’est accepter l’extension de soi par les autres, utiliser des techniques c’est se doter d’extension de soi, utiliser un smartphone et plus encore un GPS c’est pousser l’extension de soi à son point ultime, le remplacement d’une fonction de soi par la technique (avec le GPS je n’ai plus à me soucier de rechercher l’itinéraire !).

Les moyens numériques et en particulier la photo et la vidéo apportent une dimension complémentaire : je regarde le monde qui m’entoure et avec mon smartphone, par exemple, j’en témoigne au-delà des limites physiques et de manière instantanée. Si j’y ajoute l’autoportrait (selfie) alors j’étends l’image de soi-même à une sphère bien plus large. Ici l’extension de soi est une augmentation de la possibilité de partager ce que je regarde. Ce partage (communication ?) est aussi un autopartage dans la mesure où j’en attends un retour soit en termes de souvenir soit en termes de popularité. Prolonger l’instant présent vécu est une forme de l’extension de soi que le numérique amplifie notablement

Mais reste la question du « point de vue ». Ce sont les sociologues (Pierre Bourdieu) et les linguistes qui se sont le plus largement emparés de la question. La question ici est de comprendre l’importance d’une éducation au point de vue à partir non pas des propos mais des photos et éventuellement des vidéos que chacun peut réaliser. Rappelons ici l’excellent ouvrage « la petite fabrique de l’image » (1998 (réédition), Magnard, de Jean-Claude Fozza, Anne-Marie Garrat, Françoise Parfait) dans lequel chacun pourra se replonger pour comprendre qu’un point de vue ça se fabrique. En d’autres termes c’est un construit, mais dont, en particulier avec la photo numérique, nous ne sommes pas toujours conscients. Quand j’écris ce texte, je prends le temps qui me permet une certaine distance critique. Quand je suis au musée, en famille, au spectacle sortir son smartphone pour photographier ne suppose pas la même distance. Certes c’est bien un acte conscient et intentionnel, mais c’est le ‘point de vue » qui lui ne l’est pas réellement.

La lecture de Sigmund Freud et plus avant la théorie psychanalytique permet d’interroger ce double changement : extension de soi et point de vue. En passant par la question du narcissisme à laquelle il convient d’ajouter la construction identitaire, on s’aperçoit que l’usage du numérique pour la photo et la vidéo est en train prendre une place essentielle. Aussi se trouve posée la question de l’éducation, non pas à l’image, mais à la photo. Nombre d’enseignants ont recours de plus en plus souvent à l’utilisation de la fonctionnalité photo du smartphone pour amener les élèves à produire un discours. Mais prennent-ils vraiment le temps de travailler cette notion de « point de vue ». Comment faire diront certains ? Justement en prenant le temps ou plutôt en amenant l’élève à penser sa prise de vue. Car « apprendre à faire des « prises de vues », c’est d’abord apprendre le « point de vue » ! »

De même, il est intéressant de revenir sur les questions que posait Pierre Bourdieu à propos de la télévision et de la mise en scène sur laquelle reposent les émissions. Mettre en scène c’est construire, voire reconstruire, une réalité. Prendre une photo, faire une vidéo c’est aussi « mettre en scène ». C’est donc proposer une intention et tenter de la faire partager. La photo reçue embarque bien évidemment l’intention de celui qui l’a prise. Dans quelle mesure le récepteur peut identifier cette mise en scène et bien plus cette construction intentionnelle d’un discours.

André Gunthert nous invite à aller voir dans le conversationnel, et il apporte là un éclairage important. Mais en deçà du conversationnel, il y a simplement le support iconique et son usage. Dès lors on peut retourner à l’histoire des supports iconiques pour comprendre combien cela peut avoir un rôle premier dans la société. Si les chrétiens ont largement utilisé le Livre et la Parole n’oublions pas qu’ils ont su largement utiliser l’image sous toutes ses formes car elle permettait de transmettre aux populations illettrées un message fort et symboliquement enrichi (Perriault, la logique de l’usage, 1989).

Au final, la photo et de la vidéo deviennent un élément du langage quotidien. Ils se situent avec, à coté, en dehors de la parole, du texte.

Donner accès à chacun à ce langage suppose qu’on y travaille dans tous les domaines qui l’utilisent. Les enseignants ont une responsabilité de plus en plus grande dans le domaine et leur propre attitude doit faire l’objet d’une prise de distance et d’une analyse critique. En devenant ordinaire avec les smartphones, la photo et la vidéo ont un nouveau statut, une nouvelle place dans le quotidien et dans l’imaginaire. Sachons avancer sur ce chemin difficile de l’éducation aux images… numériques et multimodales

A suivre

Article : "Photo numérique, Bourdieu, Gunthert, Freud ? Une éducation ?"Photo numérique, Bourdieu, Gunthert, Freud ? Une éducation ?"Bruno Devauchelle
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Dernière modification le samedi, 08 août 2015
Devauchelle B

Chargé de mission TICE à l’université catholique de Lyon et professeur associé à l’université de Poitiers, département IME.