Que ce soit un propos personnel ou un propos professionnel (surtout quand on est chercheur), le risque de la généralisation hâtive nous guette tous.
La question première est de savoir pourquoi nous sommes si souvent tentés de transformer une hypothèse en certitude ? On peut tenter une analogie avec le climat et la météorologie. L’introduction de la notion de température perçue (subjective) par rapport à la température mesurée (objectivée) a renforcé un phénomène que l’on connaît bien : la perception de mon environnement proche tend à m’amener à croire que l’ailleurs, le lointain est identique. Ainsi pour le réchauffement climatique, la perception locale de celui-ci ne peut autoriser à généraliser. Dans la même lignée mais à l’opposé dans le domaine de l’économie, l’on nous explique que les théories économiques sont censées s’appliquer à tous. Or la réalité quotidienne du développement de nos sociétés n’a de cesse que de contrarier les théories généralisantes considérées comme certaines. L’une des explications fournies est la particularité de l’humain : la différence. Comme le disaient les chercheurs qui dans les années 1960 avaient travaillé sur le village de Plozevet (sous la direction d’André Burguière) : nous sommes identiques à 95% mais différents à 5%. Or ce sont ces 5% qui sont importants dans 95% des cas.
En d’autres termes, passer de l’expérience individuelle à la généralisation puis à la théorisation est un exercice à haut risque et qui doit avoir comme principe fondateur l’incertitude, la critique, le doute. Malheureusement il semble bien que notre culture actuelle ait mis au premier rang le besoin de certitudes énoncées, ou plutôt d’affirmations déclarées comme telles, sans forcément qu’on ait le souci de vérifier.
Ce long contournement se veut aussi un cadre de réflexion pour analyser ce que nous observons chaque jour en matière de numérique dès lors que l’on entre dans le domaine micro et qu’on ne se limite pas, on ne se contente pas du méso ou du macro.
Passer de l’analyse d’un grand plan de distribution de tablettes à ce témoignage d’une enseignante, débutante dans le statut d’enseignant, est éclairant : « Mettons des tablettes partout et nous allons entrer dans l’ère du numérique » d’un côté; de l’autre « on a reçu des tablettes avec un environnement de pilotage vendu par cette grande société du sud-est asiatique à grand renfort de publicités et ça ne marche pas, on ne peut pas l’utiliser comme ils le montrent dans leurs films de présentation ». Et d’ajouter, « notre chef d’établissement avait fièrement annoncé l’arrivée de ces machines et c’est nous, et les élèves, qui devons gérer les dysfonctionnements ».
Cet écart entre les perceptions se vérifie aussi dans le domaine des équipements : « dans ma commune, la mairie ne veut pas nous fournir d’équipement » une autre enseignante déclare « si elle en fournit aux élèves, les enseignants doivent se payer eux-mêmes leur matériel ». Et dans le même temps un responsable académique fait le récit de l’équipement massif et du suivi de longue durée conjoint entre la collectivité et l’Éducation Nationale amenant à des pratiques qui deviennent ordinaires même si tout est loin d’être parfait. On pourrait poursuivre les exemples, il y en a tant, mais il faut aussi faire avancer la réflexion et l’action de manière à ce que ces disparités, ces inégalités, soient combattues à défaut d’être éliminées.
Car à l’opposé il y a ces enseignants qui ont des pratiques remarquables et qui pourtant sont bien seuls dans leur établissement, quand ils ne sont pas simplement mis à l’écart. Comme si développer des pratiques « autres » était un danger pour le collectif.
Comment faire de ces disparités un potentiel de richesse et de changement ? D’abord par l’échange distancié : l’acceptation de la différence de contexte comme une source de stimulation et non pas comme une dissuasion pour l’action. Plus facile à dire qu’à faire dira-t-on. Certes on peut aussi s’épuiser face à tant d’écueils. On peut aussi utiliser les situations différentes comme un levier pour faire engager des décisions basées justement sur le souhait, non pas de normaliser mais de pouvoir engager des pratiques. Car un danger guette celui qui se sent défavoriser dans son établissement : de vouloir que tout le monde ait les mêmes moyens partout.
C’est cette vision erronée qui alimente les grands plans d’équipements au détriment des plans localisés. L’analyse du plan École Numérique Rurale aurait mérité largement un approfondissement ethnographique pour comprendre cela. En effet la manière dont il a été conduit allait partiellement dans cette direction. Il aurait été très intéressant d’analyser localement comment les équipes s’en sont emparées. Par exemple, pourquoi, alors qu’un chariot mobile d’ordinateurs portables est arrivé dans l’école, on l’a enfermé dans une salle appelée salle informatique à accès sur réservation ? Pourquoi a-t-on installé des Tableaux Blancs Interactifs (ou leurs cousins VNI et autres) dans des salles d’enseignants qui demandaient simplement de pouvoir projeter pour la classe qui se sont senti perdu lors de la démonstration de l’imposante liste de fonctionnalités du logiciel de pilotage ? On pourrait multiplier les exemples et se demander pourquoi les dotations en finances pour les ressources ont été si peu voir mal ou pas consommées ?
Ma vie professionnelle n’est jamais la même que celle de mon voisin enseignant de la classe d’â côté. Mon établissement n’est jamais le même que celui d’à côté. Oui, vu de loin ils sont à 95% identiques, ces enseignants, ces établissements, mais ils sont surtout à 5% différents et ce sont ces 5% qui font les vrais difficultés. Les professeurs principaux savent bien que seuls 5% des élèves consomment 95% du temps de travail de suivi, de conseil, de relation et parfois même de sanctions qui sont dans leur charge… Il nous faut donc accepter nos différences et éviter de généraliser à partir de notre contexte. Il faut surtout chercher à identifier, d’où que l’on soit, ce qui fait les 95% et ce qui fait le 5%. Les politiques qui regardent d’en haut ne voient pas ces 5% pendant que les acteurs de terrains ne voient pas les 95% qui leur ressemblent. Les détails ont toute leur importance mais ils ne sont pas l’exclusif essentiel…
Une humilité est donc souhaitable dès lors que l’on assiste à une présentation différente : c’est l’humilité de ce lui qui se questionne plutôt que l’arrogance de celui qui donne des réponses définitives. Comme l’évoquait Pierre Bourdieu : on ne parle jamais que de là où l’on est assis, aussi notre regard du monde est-il faussé, encore faut-il l’accepter et tenter d’y remédier, au moins partiellement
A suivre et à débattre
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