Le but de cet article est de réfléchir à la place à donner au numérique dans « l’école d’après ». Il s’agit d’une invitation à la réflexion, aux échanges, aux contributions de chacune et de chacun.
D’autres articles sont prévus avec des acteurs de l’éducation. Si cela vous intéresse, n’hésitez pas à me contacter.
Le numérique, ce gredin polysémique
Impossible de parler « du numérique » sans s’accorder sur ce qu’il signifiera dans cet article. De plus en plus, le numérique veut tout et rien dire. Vous pouvez lire à ce sujet La culture numérique : qu’est-ce que c’est ?, Le numérique expliqué à Suzanne et à quelques autres… ou encore Le numérique, adjectif substantivé.
Dans cet article, le numérique désignera donc avant tout le matériel, les équipements (tablettes, ordinateurs) et les solutions numériques éducatives. De toute évidence, il y a dans ces domaines, une fuite en avant qui mérite plus de débats, et de réflexions.
J’ai également envie de parler du numérique dans sa dimension sociale et technique. Comme le dit Dominique Cardon, si le numérique est une culture que nous façonnons, il ne nous façonne pas moins en retour. L’ergonomie, le design, l’affordance, la captologie guident nos choix. Le code, les algorithmes nous conseillent, nous confortent, mais influencent aussi nos goûts. Nous sommes en partie façonnés par l’écosystème numérique qui nous entoure. Là aussi, il me semble que dans le champ éducatif particulièrement, il y a matière à réflexion, et à débats.
Profitons de cette partie pour noter que selon les acteurs du champ éducatif, le mot « numérique » ne recouvre pas toujours le même sens. Employé par les enseignants, il signifie des usages pédagogiques, des granules de ressources, des outils de création collaborative ou non, etc. Employé par d’autres acteurs, le numérique se ramène plus souvent à de l’équipement, des solutions, des technologies « innovantes » (adaptative learning, chatbot, IA et j’en passe).
Certains acteurs du numérique éducatif s’agacent qu’on se focalise sur le numérique. Puisque le numérique est pervasif et qu’il pénètre tous les pans de notre société et de nos activités (Dominique Boullier), puisqu’il représente un nouveau paradigme, il serait vain de l’invoquer comme une composante de l’éducation à part. Et il vaudrait mieux réfléchir à l’école et au système éducatif dans son ensemble. Je suis entièrement d’accord que tirer des leçons de ce que nous avons vécu pendant le confinement sous le seul aspect du numérique reviendrait à passer à côté de l’essentiel. En ce sens, la décision politique d’organiser des « États généraux du numérique éducatif », et ainsi se concentrer sur cette fameuse composante numérique, peut poser question.
Mais ceci étant dit, je pense qu’il est également temps que nous parlions sérieusement de la place que nous voulons accorder au numérique dans l’éducation. Et à quel « numérique ». Car toutes les technologies numériques, toutes les applications, solutions, outils, ressources, équipements, infrastructures ne se valent pas. Elles ne portent pas les mêmes objectifs pédagogiques et idéologiques, n’ont pas les mêmes influences sur les apprentissages, n’ont pas les mêmes impacts économiques, politiques, écologiques.
Devant l’incroyable « percée numérique » que le monde a connu dans tous les domaines, télétravail, télémédecine, enseignement à distance, il n’est plus possible de retarder ce débat. Quelle place souhaite-t-on donner au numérique dans « l’école d’après » ?
Les réflexions sur l’école ne se limitent pas au numérique
Si cet article veut interroger la juste place du « numérique » dans l’école d’après, il est aussi l’occasion de rappeler les très nombreuses lignes de débats, d’intenses interrogations, de fractures parfois, qui traversent les acteurs de l’école depuis des décennies. Elles sont parfois occultées par les débats, les salons, les tribunes obnubilées par la question du numérique.
Comme le numérique est « pervasif », il traverse, irrigue et bouleverse chacune de ces lignes. En voici quelques-unes, qui sont particulièrement ressorties pendant le confinement et qui elles aussi doivent nous interroger :
- Quelles pédagogies voulons-nous développer à l’école : des pédagogies actives, interactives, constructives, transmissives, passives (1) ?
- Quel est le rôle de l’école ? Former des salariés, préparer des citoyens ? Éduquer, instruire ? Former à l’émancipation ? Habituer aux règles et au contrôle ?
- Quels liens souhaite-t-on créer à l’école ? une multitude d’individus (les élèves) face au professeur, un espace collectif qui apprend ensemble ?
- Quelle forme scolaire pour l’école ? Une école en tant que lieu ou en tant qu’institution qui se passe de lieux ? Quelles règles scolaires ? Quel aménagement des niveaux, des classes ? Quelle unité de temps, de lieu et d’espace ? Quel rapport au monde, à l’extérieur ?
- Que souhaite-t-on développer à l’école ? Un curriculum formel, exclusivement scolaire, qui transmet des savoirs programmés ? Un curriculum enseigné, l’instruction, qui transmet des savoirs et des règles ? Un curriculum invisible, qui permet l’apprentissage des relations interpersonnelles, des émotions, des conflits et des amitiés ?
- Quel rapport à l’espace et au temps ? apprentissages en présentiel (hors ligne et en ligne), en distanciel, hybrides ?
Pour aller plus loin, la récente présentation de Maurice Tardif, professeur d’histoire des idées éducatives, est particulièrement instructive : Enseigner et apprendre sans école.
Pendant le confinement, l’omniprésence de la « fracture numérique »
Pendant la crise, les médias n’ont parlé quasiment que de ça : la fracture numérique. Et en ligne de fond, tout le monde s’est évertué à trouver des solutions pour résorber cette fracture. L’occasion de rappeler que le terme de « fracture numérique» n’est aujourd’hui plus employé par les experts de l’inclusion numérique car il simplifie à l’extrême une multiplicité de situations bien plus complexes.
La continuité pédagogique s’est tout d’abord heurtée aux insuffisances d’équipement informatique et de connexion des élèves, voire, pour certaines familles, à une indéniable fracture numérique qui dépasse les seuls problèmes matériels
Rapport de la commission des Affaires culturelles et de l’Éducation
Alors, comment boucher cette « fracture » ? En distribuant plus de matériel, en installant plus de wifi, en offrant des clés 4G ? Cela part d’une bonne intention mais alors quelle maintenance va-t-on imaginer pour tout ce matériel ? Quelle durabilité espère-t-on ? Qui va former à leur usage ? Est-ce que cela répond vraiment au problème ?
Là encore, à force de se concentrer sur le numérique, on passe à côté de tout le reste. Le fait de vivre à 10 dans un 50 m2. De n’avoir qu’un équipement fonctionnel pour trois enfants, ce qui ne veut pas dire ne pas être équipé. De n’avoir qu’une seule pièce, rendant l’isolement impossible. De ne pas pouvoir, en tant que parent, aider ses enfants à utiliser l’outil informatique. De ne pas connaître les codes de la forme scolaire appliqués à l’écran : les ENT, les mails écrits, les consignes d’exercices, etc.
À ce sujet, vous pouvez lire par exemple Dominique Pasquier : Les familles populaires, le numérique et l’Ecole. Il semble assez évident que la « fracture numérique » est très loin d’expliquer les difficultés de l’enseignement à distance, et que le fait de « boucher cette fracture », si tant est qu’elle existe, sera très loin de résoudre ces mêmes difficultés. Mais d’une part, c’est une rhétorique facile, politiquement vendeuse. Et d’autre part, c’est intéressant pour de nombreux acteurs économiques. Alors pourquoi s’en priver ?
Un monde invivable mais ultra-numérisé est-il désirable ?
Quand on reprend dans l’ordre les publications successives d’articles (accéder à la veille), on constate qu’au départ, il n’a été question que de numérique, de technique. Problèmes de préparation, problèmes de serveurs, problèmes de solutions, problèmes d’équipements, problème de wifi, etc. Puis progressivement, le reste (tout le reste) a repris le dessus : quelle pédagogie appliquer à l’enseignement à distance, comment gérer les décrocheurs, comment faire pour nourrir les enfants des familles populaires ou précaires, quels conseils donner aux parents, et comment travailler avec eux. Les questions pour « l’école d’après » ont aussi commencé à se distancer de la chose numérique : nouvelle forme scolaire, nouveaux rapports hiérarchiques dans l’éducation nationale, nouvelle forme de « co-éducation » incluant les enseignants, les parents, la communauté éducative dans son ensemble.
Une évolution intéressante. Et pourtant, ce sont bien des « États généraux du numérique éducatif » que le Ministère de l’éducation prépare pour novembre prochain. Dans le milieu enseignant notamment, le choix des mots est important. Il semble donc que l’institution se soit décidée à décortiquer les moments historiques que nous vivons sous le prisme unique du numérique. Cela en vue de prévenir, et même parfois avec une certaine résignation, les crises à venir.
Pourtant, nous devrions commencer par mettre TOUT en œuvre pour ne pas avoir à revivre régulièrement ce genre de crise, que ce soit pour des raisons de pandémie ou d’urgence climatique, par exemple. J’ai été très frappé de lire, déjà et y compris dans la presse éducative, qu’il allait falloir nous habituer à en revivre fréquemment.
Nous ne devrions pas nous résoudre à cette fatalité. Nous pouvons nous résigner à la multiplication de ces crises, et travailler sur des pansements pour les supporter le mieux possible (en nous gavant pour le coup de solutions numériques). Ou nous pouvons aussi mettre tous nos efforts, toute notre intelligence collective, tous nos investissements pour dessiner un monde vivable et désirable, durablement.
Le solutionnisme numérique n’est pas une bonne option pour l’école
Quel que soit le domaine d’application, la lutte contre le chômage, la protection face au COVID-19, la volonté d’améliorer notre système éducatif : le solutionnisme technologique n’est pas une bonne option.
Le solutionnisme numérique, rejeton du solutionnisme technologique théorisé par l’écrivain et intellectuel Evgeny Morozov, c’est la croyance que la technologie (en l’occurrence numérique), peut et va résoudre tous les problèmes sociaux, politiques, économiques, écologiques, éducatifs que nous connaissons.
- Trop de chômage ? Nous trouverons bien une startup qui développera un algorithme pour mieux trouver LA bonne formation aux demandeurs d’emploi, ou mieux les mettre en relation avec les bons recruteurs !
- Des mauvais résultats à l’école ? Rajoutons du numérique ! Plus de tablettes, de solutions d’adaptative learning qui s’adapteront au parcours de chaque élève, de ressources gamifiées, fondées sur les dernières découvertes des neurosciences !
- Le système judiciaire est engorgé ? Travaillons sur des intelligences artificielles qui aideront les juges à prendre des décisions plus rapides et mieux fondées !
On peut multiplier les exemples à l’infini. Or le problème du solutionnisme technologique, c’est qu’il focalise notre attention sur les solutions souvent bancales que l’on peut apporter à un problème (avec au passage des enjeux économiques et politiques parfois colossaux), et ceci au détriment du traitement des causes de ce même problème.
En l’occurrence, pour l’école, on pourrait commencer par rappeler quelques-unes des difficultés que rencontrent les enseignants :
- Leur formation initiale et continue, largement insuffisante dans de nombreux domaines
- La crise de leur vocation qui conduit à une pénurie dans certaines disciplines
- Le poids de l’institution et des injonctions contradictoires
- Le mépris qui leur est trop souvent fait par leur hiérarchie, leurs collègues, la société en général
- La surcharge d’élèves par classe
- La ségrégation scolaire (ghettos de riches ou de pauvres)
Plutôt que de sérieusement travailler sur les causes de nombreux problèmes de l’école, réfléchir à des remèdes, nous préférons nous concentrer sur des pansements numériques.
Quelle place pour le numérique dans « l’école d’après » ?
Voici mon avis et quelques pistes de réflexions. Je ne suis pas enseignant, mais je les côtoie et les admire depuis 8 ans. Je ne suis pas pro ou anti Edtech, pro ou anti numérique. Mais je souhaite qu’on laisse le numérique à sa juste place, et qu’on arrête de vouloir « remplir le vide » par du numérique, simplement parce que c’est commode intellectuellement et vendeur politiquement.
Évoquons à nouveau les vraies questions de l’école, listées plus haut, et sur lesquelles les spécialistes pourront rebondir. Attaquons-nous aux causes des problèmes que rencontre notre système éducatif. Ces causes sont connues, il est temps que nous nous mettions collectivement au travail.
Permettons à l’école de bénéficier du meilleur que le numérique peut offrir : un écosystème où la curiosité n’a aucune limite, où l’information est libre, où la collaboration est sans frontière. Laissons le numérique à sa juste place, au service de l’enseignant et de sa pédagogie, au service de l’élève et de son intérêt à découvrir et comprendre cette dimension de notre monde.
Réfléchissons à un numérique low tech, sobre, soutenable écologiquement et économiquement. Un professeur d’histoire défendait récemment l’idée que les enseignants soient tous équipés d’ordinateur et puissent en changer tous les 4 ans. Cette revendication est compréhensible, mais équiper tous les enseignants et tous les élèves, ce n’est pas soutenable ou souhaitable. Il faut trouver d’autres solutions.
Comme l’a écrit Bruno Devauchelle sur le Café Pédagogique, il ne suffit pas d’équiper. Il faut penser globalement. Pour cela les scénarios doivent être multiples, avec ou sans numérique, mais surtout à la recherche d’un équilibre social, humain et aussi économique.
Enfin, cultivons un numérique qui favorise l’apprentissage collectif, pas un numérique qui renforce notre tentation individualiste. Un numérique profondément éthique, qui ne nous manipule pas, qui s’explique lui-même dans son fonctionnement technique ou algorithmique. Développons un numérique économe de données éducatives, qui ne cherche ni à les vendre, ni à les utiliser pour créer les parcours individualisés d’apprenants qui seraient privés d’une part de leur libre arbitre et de ce qui fait leur complexité. Donnons une vraie place aux communs, au logiciel libre, au numérique émancipateur.
Quel rôle pour quelle Edtech ?
L’école aura toujours besoin de partenaires et de fournisseurs. Mais je pense qu’il est important que certaines voix de la Edtech changent de discours vis-à-vis du monde éducatif. Il y a aussi la question de la forme juridique et du modèle d’investissement. En matière éducative, le modèle startup, avec levées de fonds importantes et logique d’hypercroissance, est plus que questionnable.
À ce sujet vous pouvez lire cet article : Edtech : l’enseignement scolaire a-t-il besoin d’un champion ? (feat Nicolas Turcat)
La Edtech doit arrêter de traiter l’éducation comme un malade qu’elle seule peut soigner. Là encore, les mots ont un sens. Quand un·e entrepreneur·e sorti·e d’école de commerce proclame dans ses pitchs que sa mission est de « hacker l’école » avec sa solution numérique, c’est très violent pour le système éducatif dans son ensemble. Un peu d’humilité ne ferait pas de mal.
L’école est une institution formidablement complexe, produit d’une histoire elle-même complexe. Le projet d’éduquer toute sa population est une grande idée. Et un enjeu permanent, constamment bousculé par son époque. La complexité de cette idée et les difficultés qui l’accompagnent ne sont d’ailleurs absolument pas propre à la France, elles sont vécues et partagées partout dans le monde (accéder à la veille).
Merci aux amis acteurs de l’école, ainsi qu’aux membres de l’association Le Mouton Numérique pour leur relecture, leurs conseils, et nos échanges toujours nourrissants. Et comme toujours, bravo aux enseignantes et enseignants pour tout ce qu’ils ont fait pendant cette crise !
Louis Derrac
https://louisderrac.com/2020/06/11/quelle-place-donner-au-numerique-dans-lecole-dapres-feat-le-mouton-numerique/
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