La conception du collège
Dès l’introduction, les auteurs affirment que « Le collège n’a jamais été pensé. » « contrairement aux préconisations du ministre René Haby (voir annexe 1 en fin d’introduction) on n’a pas voulu voir que c’était la fonction du collège dans le système qui avait radicalement changé : il n’est plus l’école « terminale » pour aucun élève et tous fréquentent un des lycées (général, professionnel ou technologique) à sa suite. On a manqué de s’interroger sur la question de savoir à quel moment et sous quelle forme le système éducatif dans son ensemble devait prévoir et orchestrer une « diversification » des études qui peut être imaginée de façon fort différente. »
Il est ainsi frappant de confronter cette remarque à l’histoire du collège unique racontée sur Vie Publique[3] où les difficultés du collège unique sont essentiellement organisationnelles et non pas fonctionnelles. Le CES, puis le Collège unique ont été créés sans toucher aux premiers cycles du Lycée.
Il faudra attendre l’arrivée de la Gauche pour que ces premiers cycles soient transformés en collèges indépendants du Lycée. Cet acte terminait une grande réorganisation du système scolaire faisant du collège le seul chemin scolaire rejoignant le primaire et les lycées (LGT et LEP). La fonction promotionnelle de certains, attribuée au CEG, disparaissait pour une fonction de triage de tous par le collège, et alors que l’accès aux formations professionnelles était réservé aux meilleurs élèves des CEG, le collège devenait un espace de rejet des mauvais élèves.
Le moment de la diversification s’est imposé entre autres avec la création du BEP dont l’entrée était placée en fin de troisième avec le non-dit (à l’époque) d’une scolarisation de tous jusqu’à la troisième puisqu’on devait supprimer les CAP au fur et à mesure de la création des BEP correspondants[4].
Pourquoi choisir la troisième comme moment de la bifurcation et de l’accès à la diversification ? Il faut rappeler l’obsession de de Gaulle : « On va dépenser une masse de crédits pour absorber une masse de crétins qui, normalement, n’auraient pas eu accès à l’enseignement supérieur. »[5] Comment protéger l’Université, le bac ne suffisant plus ? En renforçant le pallier troisième et donc en fondant le collège trieur qui opère et justifie une bifurcation sur la base d’un triage officiellement scolaire, mais social de fait. Pour cela, il faut la double hypothèse que les savoirs enseignés et les formes de leur apprentissage soient clivants socialement[6] (Edmond Goblot, Basil Bernstein).
L’institutionnalisation du socle commun en France aurait pu être une occasion pour repenser le collège et sa fonction. Mais Gauthier et Véran font le triste constat : « Or, là encore, les gouvernements qui furent paradoxalement à l’initiative de cette position qui aurait pu, avec retard, donner son âme au collège unique, furent dans les deux cas coupables d’avoir refusé la mise en œuvre effective. »
Mais les gouvernements doivent-ils être seuls tenus coupables ? Comme d’habitude, pourrait-on dire, les moyens ne furent pas mis en œuvre. Mais furent-ils réclamés par les personnels ? On doit se rappeler des résistances des enseignants, des syndicats, de l’IGEN même peut-être. La question du socle s’est trouvée prise dans divers conflits, les conflits sur le thème savoir vs compétence, et républicain vs pédagogue (peu évoqués dans ce livre, me semble-t-il, alors que Roger-François Gauthier les avait travaillés[7]). Ajoutons une opposition fondamentale de certains contre toute idée provenant des organisations internationales comme l’OCDE, et l’Europe.
Comme d’habitude, le/les gouvernements de l’époque ont défini l’objectif (le socle) sans travailler sur les conditions de sa réalisation. Le socle supposait des modifications profondes du fonctionnement du collège[8] (telle que la suppression des procédures d’orientation qui impliquent une évaluation sommative tout au cours du collège alors que le socle supposait une évaluation formative), mais aussi une réflexion sur la conception et les conditions de travail des personnels, enseignants notamment.
Comment l’objectif d’un socle commun peut-il rentrer dans les objectifs et motivations professionnelles des enseignants alors qu’ils sont recrutés non sur des bases de pratiques professionnelles, mais sur leur réussite disciplinaire ?
L’orientation
Les auteurs critiquent l’orientation de fin de troisième à la fois pour son aspect autoritaire (orientation subie et orientation choisie), mais aussi social. Le triage sur la base de critères de « réussite scolaire » (laissés d’ailleurs à la charge des enseignants de les définir par eux-mêmes), a de fait pour effet un renforcement des inégalités sociales[9]. Les auteurs évoquent la piste d’un cycle troisième-seconde « cela faciliterait la maturation du projet personnel en permettant à toutes et tous de pouvoir se déterminer en expérimentant ensemble des enseignements généraux, technologiques et professionnels, en vue du cycle terminal. Car si l’orientation reste un enjeu majeur pour le sujet, le rôle de l’institution scolaire est de ne la rendre jamais irréversible et définitive. »[10]
On peut alors se poser la question qui fâche. Repousser l’orientation en fin de seconde et créer un cycle 5 construisant ainsi la continuité entre le collège et le lycée, ne remet en cause ni nos procédures d’orientation ni la fonction triage du collège. Ce qui est à rapprocher d’une remarque des auteurs eux-mêmes : « Les professeurs qui enseignent au collège, nous l’avons dit, sont les mêmes qu’au lycée général, et les disciplines enseignées pour l’essentiel le sont aussi. »
La création du corps des PLC fut sans doute une grave erreur, car elle induisait une continuité professionnelle entre les deux niveaux d’enseignement, mais aussi une identité du travail dans ces deux espaces de notre système. Ceci induit une différence entre le travail rêvé ou idéal, possible en lycée, et le travail réel, dégradé, empêché en collège. Cette situation fait que nombre de PLC, enseignant en collège, rêvent d’enseigner en Lycée parce que l’enseignement y est différent de fait, or en triant les élèves, ils participent à la protection de leur future condition de travail en lycée.
Parmi les ruptures à opérer, évoquées par les auteurs, il y a la nécessité d’« inventer des modalités d’évaluation des élèves qui témoignent de leurs apprentissages réels ». Les auteurs relèvent la multitude des évaluations : « Or, s’agissant du collège, la situation est éclatée : on a d’un côté l’évaluation des élèves par leurs enseignants dans le cadre normal de la classe, d’un autre côté, l’examen du brevet, essentiellement délivré sur épreuves, mais aussi en tenant compte de la validation du « socle commun », puis les décisions d’orientation de fin de troisième qui sont bien une troisième modalité d’évaluation. »
Mais peut-on aussi facilement distinguer les « évaluations dans le cadre normal de la classe » de l’évaluation exercée par l’orientation. Nos procédures réclament une forme spécifique d’évaluation, une évaluation sommative, qui s’impose ainsi aux enseignants.
Il suffit de trainer dans les salles de profs pour entendre en fin de trimestre : « j’ai pas fait assez d’épreuves pour ma moyenne trimestrielle ». Et du côté des élèves ils réclament une autre épreuve pour pouvoir améliorer leur moyenne. La course à la moyenne est le cadre de travail qui s’impose à tous du fait de l’existence des procédures d’orientation. Ce primat de l’évaluation sommative détourne tous les esprits de la question « qu’est-ce qui est à apprendre et qui a été appris ? »
Pour modifier réellement l’évaluation au sein de la classe, il faut sans doute modifier la fonction générale du collège et surtout la manière dont ce triage est mis en œuvre par nos procédures d’orientation.
Quelques autres ruptures
Les auteurs proposent de réfléchir à six ruptures particulièrement fortes, autant de pistes de changements, mais qui me semblent dépasser la question du collège. Je vais simplifier autour de deux thématiques.
Le rapport école/société. Il me semble que les auteurs proposent de revenir sur la sacralisation de l’école, sa sanctuarisation, sa mise à l’écart de la société. Des vœux pieux bien sûr, mais qui structurent notre pensée sur l’école.
Il s’agit de « […] mettre l’École au centre d’un projet de société, pas seulement comme un service public à financer, mais comme un service dont la société est en droit d’attendre des éléments de réponse aux principaux problèmes qu’elle rencontre dans le champ des savoirs. C’est par exemple dire qu’il n’est pas aberrant que, face aux urgences sociales majeures de notre époque, celle de la vérité, celle du vivant et celle de l’autre, l’École apparaisse comme un lieu de conscience et, sans doute, d’innovation. » Du coup, le projet politique serait de « Faire du collège un centre d’échange de savoirs, intégré à la cité et au territoire ».
Ainsi, au lieu d’être tenue à l’écart, à l’abris des influences néfastes du local, les auteurs proposent au contraire de faire de l’école un espace d’élaboration du local, un espace participant à l’élaboration de la cité. Un retour d’Ivan Illich et sa société sans École[11]… mais aussi un regard vers les tiers-lieux[12] ?
L’autre rupture concerne le cadre finaliste de l’école et de ses « savoirs », mais aussi des comportements. Il s’agit d’interroger la hiérarchie qui persiste entre les savoirs enseignés actuellement, d’interroger la pertinence de la juxtaposition de disciplines isolées, d’interroger la façon de présenter des savoirs sans approche critique suffisante. Mais dans quel cadre porter ces interrogations ? « À l’ère de l’anthropocène, une prise de distance des savoirs scolaires vis-à-vis du scientisme et du technologisme n’est-t-elle pas à l’ordre du jour ? L’essentiel de l’appareil des savoirs de l’enseignement secondaire a été édifié, à la suite des Lumières, dans le contexte de l’industrialisation, et notamment des industries extractives, et dans le cadre des nationalismes que le capitalisme a produits, puis du partage colonial du monde. Cet arrière-plan doit être reconsidéré, afin notamment que le rapport humain/nature soit autrement défini qu’en termes de pouvoir de l’un sur l’autre. »
Ce dernier passage me semble très important pour « orienter » le curriculum et le faire sortir de l’ère industrielle-capitaliste[13].
Interrogations générales
Les auteurs s’attaquent ainsi à la forme scolaire résumée par la formule : « une heure, une salle, un professeur, une discipline, une division, une année scolaire ». S’il s’agit pour certains de la liste des contraintes subies, d’autres les vivent comme autant barrières de protection. La boîte d’œuf, le couloir de nage, autres métaphores utilisées, signalent bien ces deux aspects. Ainsi la forme scolaire, qui s’applique aux élèves, est aussi la forme du travail enseignant. Les différentes séparations évoquées sont à mettre en rapport avec des mécanismes de défense permettant la protection, mais aussi le contrôle. Par exemple, la spécification de l’enseignant par « sa » discipline fait que, au sein d’une équipe, personne ne peut critiquer l’autre.
Si on peut modifier une organisation scolaire, il est sans doute plus difficile de modifier le métier d’enseignant.
Bernard Desclaux
Article publié sur le site : Le blog de Bernard Desclaux » Blog Archive » Remarques au Manifeste pour le collège (educpros.fr)
[1] Roger-François Gauthier Jean-Pierre Véran. Manifeste pour le collège, (P)oser les termes du débat. Librinova, mai 2024. https://www.librinova.com/librairie/roger-francois-gauthier-jean-pierre-veran/manifeste-pour-le-college
[2] Collectif d’interpellation du curriculum (CICUR) https://curriculum.hypotheses.org/
[3] Le collège unique : de la loi Haby au « choc des savoirs » Dernière modification : 18 mars 2024. https://www.vie-publique.fr/eclairage/38483-le-college-unique-de-la-loi-haby-au-choc-des-savoirs
[4] Bernard Desclaux. (11 avril 2011). La suppression des CAP. https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2011/04/11/la-suppression-des-cap/
[5] Antoine Prost. Du changement dans l’école. Les réformes de l’éducation de 1936 à nos jours. Le Seuil, 2013. P 100.
[6] Voir, Edmond Goblot, La barrière et le niveau. Etude sociologique sur la bourgeoisie française moderne, PUF, coll. « le lien social », 2010, (publié en 1925). Et Basil Bernstein, Langage et classes sociales. Les codes socio-linguistiques et contrôle social. Présentation de Jean-Claude Chamboredon. Editions de Minuit. 1975.
[7] Roger-François Gauthier. (30 avril 2010). Le socle commun, un objet politique mal identifié. https://www.cahiers-pedagogiques.com/le-socle-commun-un-objet-politique/
[8] Bernard Desclaux. « Une nouvelle logique pour l’école » in Jean-Michel Zakhartchouk et Rolande Hatem Travail par compétences et socle commun, Préface de Alain Bouvier. Postface Philippe Perrenoud. CRDP et Crap-cahiers pédagogiques 2009.
[9] Deux documents par exemple. Les inégalités sociales, de l’école primaire à la fin du collège. https://inegalites.fr/inegalites-sociales-primaire-college. Le déroulement de la procédure d’orientation en fin de troisième reste marqué par de fortes disparités scolaires et sociales/Claudine Pirus. Notes d’information. N° 12 24. https://archives-statistiques-depp.education.gouv.fr/Default/doc/SYRACUSE/12827/le-deroulement-de-la-procedure-d-orientation-en-fin-de-troisieme-reste-marque-par-de-fortes-disparit?_lg=fr-FR
[10] Interview des auteurs pour le Café pédagogique, le 24 mai 2024. https://www.cafepedagogique.net/2024/05/24/manifeste-pour-le-college/
[11] Ivan Illich. Une société sans école, Paris, Seuil, 1971.
[12] Benjamin Coriat & Corinne Vercher-Chaptal. (22 mai 2024). « Défendre nos tiers-lieux » : entretien avec A. Burret et Y. Duriaux. https://www.encommuns.net/articles/2024-05-22-defendre-nos-tiers-lieux-entretien-avec-antoine-burret-et-yoann-duriaux/
[13] Voir Denis Meuret. (2021, 15 octobre). Que pourrait l’Ecole contre le réchauffement climatique ? Interpellation curriculum. Consulté le 26 mai 2024, à l’adresse https://doi.org/10.58079/nfqc
Dernière modification le lundi, 27 mai 2024