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Graphosphère : le rêve encyclopédique - Publié par François-Bernard HUYGHE, Docteur d’État en Sciences Politiques -Habilité à diriger des recherches en Sciences de l’Information et Communication -Formateur et consultant (HUYGHE INFOSTRATÉGIE) - Chercheur à l’IRIS
 
 
 
 
La recherche d’information dans le monde de l’imprimé, la galaxie Gutenberg chère à Mc Luhan – ou, si l’on préfère, dans la graphosphère (milieu technique dominé par l’imprimerie, période qui commence au XV° siècle et s’achève dans la seconde partie du XX° avec le triomphe de l’audiovisuel ) est une expérience familière pour la plupart d’entre nous.
 
 
 
Nous avons passé des années d’école à apprendre à lire, à choisir et interpréter un livre ou un article, à l’évaluer, à en discuter avec d’autres lecteurs. Nous sommes nés (au moins pour les, dinosaures gutenbergiens comme l’auteur de ces lignes) avec l’habitude de considérer la vie intellectuelle comme conversation silencieuse avec des personnes vivantes ou mortes via des textes écrits. Nous avons connu un monde ordonné, rassurant : de l’instituteur à l’école primaire au bibliothécaire (diplômé en sciences de la recherche et documentation), en passant par la critique littéraire de notre quotidien favori ou par la revue de presse de notre entreprise ou notre administration, tout le système n’avait qu’un but apparent : nous aider à trouver le « bon » document.


Dans ce paradis perdu, tout était ordonné et rassurant. Le texte contenant la réponse à notre question (de la recherche d’une donnée factuelle ou d’une interrogation métaphysique) devait se trouver quelque part, fixée pour plusieurs générations, sous forme matérielle : livre, revue, journal, rapport classé et protégé. À ce texte devaient s’ajouter après coup des métatextes : des discours a son propos, tels une critique littéraire ou une interview de l’auteur. Chaque texte était clairement attribuable. Le contenu était clairement séparé de son support et de son langage. Le texte avait un auteur -un individu ou un collectif comme « la Rédaction » ou « le comité Théodule » - qui, souvent en avait produit plusieurs versions et avait décidé à un moment de « figer » des capsules de sens encloses par le bon à tirer, le n° d’édition.. Ce contenu était alors devenu des traces matérielles (de l’encre fixée mécaniquement sur du papier) transportées, stockées et offertes au public ou à un public restreint suivant des procédures canoniques.


La garde du trésor était confiée à des professionnels et à leurs territoires  : librairies, archives, bibliothèques, quelque part, solidement bâties. Chaque bibliothèque était régie par un ordre explicite : romans, essais, périodiques, annuaires et dictionnaires… Sa structure reflétait celle de la connaissance telle qu’on la rêvait au temps des Lumières, voire la structure d’une Encyclopédie : un arbre du savoir. Des grandes branches (physique, histoire, sciences humaines..) des sous-branches (sociologie, sociologie urbaine, sociologie des médias….).

De plus le papier imprimé survivait dans un milieu culturel et institutionnel voué à sa reproduction et fondé sur sa légitimité : École, académies, République des lettres… Dans ces univers, des monades, les textes, étaient abritées par ces institutions qui étaient comme leur biosphère. Celles-ci ne remplissaient pas seulement une fonction de conservation, mais aussi d’accréditation. Le livre, ou l’article affrontait l’épreuve du temps parce qu’en amont, il avait déjà été sélectionné. Rédacteurs en chef, comités de rédaction, directeurs de collection, comités scientifiques, puis libraires et bibliothécaires avaient déjà effectué un premier écrémage (droit d’être publié, droit d’être conservé ou exposé) . Ils se conjuguaient au droit d’être célébré que lui accordaient ou non les critiques (revues et journaux, communautés des pairs : scientifiques, universitaires, gens de lettres, commentateurs, thésards…).


Parvenus à destination, les livres ou publications faisaient l’objet d’une disposition matérielle : rangement dans telle section avec telle cote ou sur tel rayonnage. Des professionnels en faisaient aussitôt la cartographie, au moins dans les institutions de conservation comme les bibliothèques. Suivant des règles formalisées (présentation du titre, édition, année, catégories Dewey, mots-clés), des strates entières de traces laissées par des auteurs se disposaient à leur place comme prédestinée : telle pièce, tel rayon, telle cote. Et, en principe, notre mémoire commune ne cessait de s’accroître.
Le lecteur, lui, se laissait guider par plusieurs habitudes lentement acquises et souvent par des connaissances implicites.


La décision de lire ou pas (d’acheter le journal, d’emprunter le livre…) se faisait à l’issue d’une brève délibération impliquant dans des proportions variables :


- Des considérations purement pratiques : coût ; temps de lecture, éloignement physique du lieu de stockage du texte (du kiosque au coin de la rue à la Bibliothèque Nationale pour un chercheur de province)
- La relation de confiance acquises au fil de la pratique : telle bibliothèque était riche, tel éditeur sérieux, telle collection orientée sur tel courant intellectuel, tel auteur fiable, tel quotidien « de référence », « bien informé » ou du moins conforme aux « valeurs » du lecteur.
- Un système de réputation : lecture de la critique, conseils d’amis, de libraires, de bibliothécaires, et souvent informations glanées à l’occasion de la conversation, cet art bien français. Cette réputation pouvait être renforcée par des recommandations, récompenses ou prix décernés par des institutions.
L’usage d’équivalents littéraires des cartes et portulans : les catalogues et bibliographies pour guider un trajet de lecture. Quand le système de repérage et classification faisait appel à des éléments dits « métatextuels » comme les mots clés, ceux-ci étaient rares et sélectionnés suivant des règles communs.
- Le résultat d’un premier contact physique avec le livre ou la publication.
 
Ce contact prenait souvent la forme d’un rituel ou d’un itinéraire propre à chaque lecteur. Albert lit systématiquement la première et la dernière phrase. Béatrice picore des morceaux de texte. Claude regarde l’index, la bibliographie et les notes, pour vérifier le sérieux de l’auteur. Denise devant un journal, feuillette, regarde les titres, les chapôs, les photos, et se décide pour un article. Etc. Souvent ce « contact physique » se résume en un coup d’œil : la couverture du livre, le titre, la typographie du journal et sa mise en page, son illustration suffisent à déclencher la décision d’achat, ou du moins, celle de feuilleter.

- Enfin le texte est évalué en fonction de ce que les sémiologues appelleraient sa transtextualité (tout ce qui met un texte en rapport avec d’autres). En clair, le lecteur évalue en fonction d’autres lectures qui lui permettent de mieux interpréter le texte-clef :

-citations (ou parodies ou allusions à) d’autres textes,

- appareil entourant le texte même (titres, sous-titres, critique, préface, notes),

-autres textes auquel le texte lu fait allusion sans nécessairement les reproduire même en partie ( par exemple les phrases « les marxistes pensent que » ou « les éditorialistes néo-conservateurs soutiennent la guerre en Irak »),

-reprise sous une forme dérivée (développement ou, au contraire, simplification pédagogique, pastiche, critique) d’un texte antérieur,

-appartenance à une catégorie de textes (les éditoriaux du Monde, un livre de sciences humaines…).
 
 
A la fin et à la fin seulement du cycle, l’acquisition de l’information contenue dans le texte, chacun à sa façon propre : lecture de bout en bout, en diagonale, par picorage ou coups de sonde, annotée ou pas…
 
Tel est le monde d’où nous sommes issus. Un monde dont –le lecteur commence à s’en douter – il faudra réviser toutes les règles depuis que nous vivons aussi dans la vidéosphère dominée par l’audiovisuel et dans l’hypersphère des informations numérisées et en réseau. 
An@é

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