« Etre ou ne pas être » se demande le prince danois philosophe, et il eut simultanément deux épouses
« Avoir ou ne pas avoir » s’interroge le politicien économiste, et l’immigré devenu anglais lui parle de l’avantage comparatif
« Savoir ou ne pas savoir » s’inquiète l’investigateur, et l’intelligence artificielle, en réponse, observe son cerveau
Mais celui qui ne contemple pas un crâne humain, ni ne calcule une élasticité au prix, et regarde la lointaine intelligence artificielle, avec cette concentration inquiète, propre au changement d’échelle de la société et à la représentation de l’autre côté du miroir, là où le mot ne revient qu’après un voyage dans l’inconnu, effectué sur un vaisseau digital nommé signal, bateau porteur d’autres mots cachés, esquif ayant traversé un invisible, et qui s’interroge alors : " Est-ce qu’il faut vraiment qu’un nom veuille dire quelque chose ? à l’instar d’Alice qui le demanda d’un ton de doute ".
Cette question que pose Alice, et sa forme, marquent la composante modeste du savoir véritable opposée à l’arrogance de l’immédiateté des réponses sur le net, lorsqu’il suffit de rentrer un mot pour prétendre le connaître. La réponse de l’IA nous revient après un passage dans le caché, dont nous ignorons les limites mêmes.
Qui désormais a besoin d’une restitution grammaticale, lettrée ? L’I.A. garde les réponses en mémoire sous une forme numérique codée et, par un étrange mouvement des sens et des mots, nous la dénommons digitale, comme si nous pouvions encore compter encore sur nos doigts ou désigner du geste de la main cet inconnu abstrait. Compter, décompter, comptine enfantine ironique et malicieuse qui, pour apprendre à compter sur la main, nous rappelle la présence de l’enfer et du paradis, l’immédiat étant ailleurs, « cinq quatre trois deux et un et une - dit la chansonnette française - plume de fer, nous nous retrouverons en enfer - et l’anglaise énonce - one two three four five six seven all good children go to heaven ». Digitaliser se situerait donc dans la punition du mal ou la récompense paradisiaque? Et le savoir, cette transgression humaine pourra-t-elle encore nous éviter ces extrémités annoncées, extrémités des doigts et des destins ?
Nous connaissions bien la déportation de la mémoire dans un ailleurs qui n’est pas l’oubli, qui de l’ordinateur, du cloud ou du big data entre autres désignations, loin de nous toujours, en rupture physique de notre corps et de nos neurones, aux frontières de l’I.A. Le Sachant est alors moins celui qui sait que celui qui sait où ça se trouve. Mais entrés dans l’I.A., le fait même de savoir où se trouve l’information ne nous importe pas, sauf à vouloir programmer.
Le renouveau du pouvoir du programmeur est sans doute transitoire, le temps d’une adaptation subtile de l’I.A. à sa propre programmation assistée ou spontanée, comme on le dit de la notoriété des marques, nécessaire et précaire, forcément.
Cette situation nous amène à considérer trois conséquences et à suggérer des attitudes adaptées.
Nous le faisons depuis notre poste d’observation et d’action, le professorat en business school et le conseil.
Situation 1 : Comment un dirigeant peut-il faire comprendre et appliquer sa stratégie alors que tout cadre aujourd’hui et employé demain a la possibilité, moyennant simplement l’embauche d’un stagiaire, de programmer une forme d’intelligence artificielle qui répond strictement à des questions posées sans contrôle stratégique ?
Situation 2 : La sélection des élites ne nécessitant pas le recours à la mémoire et désormais même pas à la capacité au processus comparatif, se fera-t-elle sur la seule base restante et individuelle, en dehors du passe-droit, à savoir la capacité théorique
Situation 3 : L’I.A. confisque-t-elle le savoir ou donne-t-elle le signal de départ de la ruée vers le digital à l’instar de la ruée vers l’or qui a enrichi les vendeurs de pelles et les foreurs de pétrole et non les chercheurs d’or ?
Situation 1 : L’IA met la stratégie à distance.
Contrairement aux propos habituels des dirigeants, nous constatons que de nombreux développements du digital et de l’IA servent des intérêts locaux et non stratégiques.
Le recours aux experts, souvent onéreux, conjugué à la culpabilisation de dirigeants qui craignent de perdre la main et veulent le cacher par une inflation d’impératifs d’innovation, engagent nombre d’entreprises dans une voie qui n’a jamais été prouvée comme nécessaire ni même choisie. Le pouvoir bascule de camp, les plus âgés font du jeunisme et les plus jeunes n’ont plus de guides et tuteurs d’apprentissage, livrés à leurs ambitions courtermistes et au désir d’accéder à l’intimité de leur hiérarchie non immédiate qui souvent, leur font allégeance implicite.
Au nom de l’innovation et de la modernisation des processus et des mentalités, habillées de mots souvent sans signification de l’IA, des millions de quasi-imposteurs s’insèrent dans les structures dites traditionnelles en les fragilisant, en négligeant les stratégies et en faisant du jeunisme innovant une clé sans serrure. Nous suggérons donc, par exemple, que le Chief Digital Officer soit évalué par sa contribution quantifiée à la stratégie et non à la modernisation des entreprises. Nous proposons aussi que cette fonction soit systématiquement révisée dans ses attributions et que le CDO soit apprécié sur la pertinence de ce qu’il ou elle propose justement en matière de requalification de son poste, y compris par la modification allant jusqu’à réduction volontaire de son champ d’action. Dualement, les autres dirigeants doivent aussi montrer leur contribution stratégique à la digitalisation et non pas aligner des projets plus ou moins aboutis et qualifiés.
Situation 2 : les élites humaines et les IA performantes.
La concurrence entre l’humain et l’IA est, dans sa nature, aussi ancienne que les contes pour enfants, le rôle de l’IA étant tenu par le loup ou l’ogre dévorant, mais aussi par les sorcières et enchanteurs aux pouvoirs supérieurs, et l’humain représenté par les nains besogneux en compagnie de fades princes et princesses reclus dans un avenir dédié à la procréation et l’héritage en boucle.
La question n’est donc ni celle de la complémentarité ni celle de l’opposition entre nous et l’IA, sauf à vouloir raconter des histoires à faire peur et à structurer l’OEdipe social avec des contes de fées du digital. La table des logarithmes en papier, la règle à calcul en bois, la caisse enregistreuse en acier n’ont pas été des menaces ni des concurrentes à l’individu, pas plus que l’IA et ses électrons.
La question est autre et double : quelles élites recruter et sauront-elles créer des revenus de prospérité pour le plus grand nombre et protéger ainsi la démocratie ?
A titre personnel, il m’est arrivé en programme de formation diplômante « mid-career », de sélectionner quelqu’un pour une raison que d’autres jugeraient négative, comme entraînant le refus ; par exemple la timidité de l’un, qui pourrait rebuter le recruteur, peut justement amener une dynamique dans un groupe trop assuré de lui-même jusqu’au cynisme, à partir du moment où le code de fonctionnement communautaire impose de respecter la forme d’intervention de chacun. Ces recrutements anticonformistes en regard des normes agressives du business n’ont pas été des erreurs, bien au contraire, certains se sont révélés être de grands dirigeants, y compris au plus haut niveau. Mais lorsque l’élite d’un état-major d’entreprise est constituée d’imitateurs serviles du PDG, surtout si ce dernier y trouve son compte narcissique, l’entreprise prend des risques car elle élimine les talents et les différences, non pas seulement relatives au genre ou aux origines, et qui font l’objet de statistiques autocélébrant les progrès réalisés en la matière, mais les vrais talents, faits aussi de faiblesses et de vraies valeurs.
L’IA nous oblige évidemment à être vraiment rigoureux sur nos ouvertures et la sélection non pas des compétences, ce qui est assez simple, mais des talents humains inimitables car légèrement névrosés, continûment, et habilement gérés, toujours. Ce qui restera opposable dans la sélection des élites est l’appétence à la discussion et la théorisation, à l’opposé du conformisme des discours ambiants.
Nous proposons donc de limiter, contenir, ou supprimer tous les discours finalement creux, portés par des slides courtisans, et tenus dans de coûteuses réunions peu contributives, et, à l’inverse, nous nous devons de donner ou redonner toutes leurs chances à des élites potentielles et actuellement peu valorisées dans les entreprises et ce sous trois motifs : le mauvais diplôme, une hiérarchie médiocre qui les ignore ou les craint comme concurrents, une DRH trop dépendante des dirigeants et qui ne respire pas assez loin du pouvoir.
L’IA peut contribuer de façon exceptionnelle à la redistribution de la carte des aptitudes mais sans les a priori habituels et les clans établis, y compris dans les start-up et grandes entreprises données en exemples pour des critères finalement futiles et de mode.
Situation 3, la ruée vers l’or digital par l’autoroute de l’Intelligence Artificielle.
Il est quelques phrases faussement pertinentes qui construisent aujourd’hui un consensus socio-économique, en voici quelques-unes : « nous devons conjuguer le digital et l’humain », « il faut avoir vingt ans pour bien mener une opération digitale », « innover par le digital est inévitable »…
Sur ces signaux, surtout émis par un dirigeant, la ruée vers le digital s’engage, à coups d’idées reçues, souvent déjà dépassées à peine énoncées, sans contrôle, en basculant les pouvoirs stables vers de prétendus innovateurs, les opportunistes du digital sillonnent une intelligence artificielle inscrite sans but et sans stratégie autre que l’innovation pour rester dans une course à la modernité de la concurrence internationale de marché.
Pour quelques vainqueurs déjà connus et publiquement incontrôlables pour la plupart, nous aurons foison de faux monnayeurs de l’IA, prétendus experts ou visionnaires qui n’osent pas dire que nous avançons mains tendues dans le noir. Le découragement des laissés pour compte, l’arrogance temporaire des milléniaux, les soldes de tout compte déposés par les ardoises des échecs sont non seulement sortis du champ de l’évaluation mais sciemment cachés aux dirigeants flattés dans leur égo narcissique de la jeunesse et de la compétence sans failles. Même les banquiers se font discrets sur cette question, il ne faut pas décourager la nouvelle aristocratie ouvrière des innovations digitales.
Je recommande simplement un audit de ce qui a été entrepris dans les firmes en matière de digital et IA, dans tous les aspects, et un recadrage en urgence en regard des buts, de l’utilité réelle et non formelle, des succès et des échecs, des coûts y compris humains.
Albert Einstein aurait dit « Si vous jugez un poisson sur ses capacités à grimper aux arbres, il passera sa vie à croire qu’il est stupide ».
L’IA ne doit nous rendre ni stupides ni intelligents, pas plus qu’une voiture autoguidée ou un traitement de texte assisté ne le ferait. La question du savoir reste intacte car l’IA n’affectera ni nos savoirs réflexes de protection gérés par le cerveau ni nos savoirs profonds et interrogateurs sur le sens des choses. L’IA, certes affecte les savoirs transitoires et de façon violente et radicale. Les dirigeants, hélas, tournent trop souvent la tête vers les sirènes et ne s’attachent pas au mât pour avancer, ils préfèrent fréquemment les discours techno démagogues de la nouvelle courtisanerie, insensible au « backlash », retour de bâton programmé et que les bourses initieront puisque le décrochage se fera d’abord à la marge et ne sera donc vraiment visible que par les cotations, elles-mêmes d’essence marginaliste.
Il nous reste le savoir, toujours aussi secret, et aussi il nous reste nous.
L’IA est finalement une alliée et non un danger, mais pas comme on le croit dans les états-majors lorsqu’ils raisonnent en termes de compétences et en oublient les savoirs. Savoir ou ne pas savoir, telle est la question. Remercions l’IA de nous y ramener.
Laurent Maruani, Professeur Emerite de marketing à HEC Paris
Dernière modification le jeudi, 12 mars 2020