La valeur de la coopération réside dans l’informel
Richard Sennett, l’auteur des (voir la belle synthèse qu’en avait réalisé Pierre Mounier), s’est toujours intéressé à la façon dont les relations sont façonnées par les échanges culturels. Dans Ensemble, il se lance dans une exploration sur la coopération, estime le sociologue Frank Furedi pour leTimes Higher Eduction à une époque où la société est souvent vue comme égoïste et cupide. Pour Sennett, notre société contemporaine nous fait perdre les compétences de la coopération pourtant nécessaires pour comprendre la complexité de notre société.
Pour Sennett, explique Furedi, la coopération se développe par l’approfondissement de liens informels entre les gens. La coopération exige toujours une dimension volontaire et subjective, basée sur la confiance. La contribution la plus importante de Sennett, estime Furedi, est d’attirer l’attention sur la difficulté qu’ont les gens dans l’établissement et le maintien de relations informelles dans la société contemporaine. Dans son étude sur les familles ouvrières de Boston dans les années 70, Sennett avait constaté que l’une des ressources les plus importantes que les ouvriers avaient à leur disposition était les liens informels qu’ils avaient créés entre eux.
Face à la crise, estime le sociologue, les règles formelles s’avèrent souvent insuffisantes. Les recherches menées sur la façon dont les collectivités répondent aux catastrophes indiquent que les réseaux informels sont beaucoup plus souples que les institutions pour répondre à ce type de situations. Sennett explique que les “moments de crise révèlent la “fragilité de l’organisation formelle”, et, en conséquence, la force des collaborations informelles”. Lorsque Sennett interroge d’anciens cols blancs de Wall Street, 40 ans après son étude des ouvriers de Boston, il observe que la dynamique relationnelle à l’oeuvre est bien différente et montre combien les liens informels se sont distendus. Son ouvrage explique que l’informel ne peut s’épanouir que grâce à des institutions et dispositifs établis de longue date et durables. Or, la réorganisation du capitalisme depuis les années 80, la montée du travail à temps partiel, la disparition du temps partagé ont fait que l’expérience des gens les uns avec les autres et la connaissance de leurs institutions a diminué. L’innovation structurelle qui sape les processus informels agit sur la baisse de la coopération avance Sennett. Alors, comment faire pour que l’instabilité de nos organisations ne nuise pas à la coopération ?
La coopération est-elle possible quand toutes nos relations sont devenues transactionnelles ?
Toutes nos relations sont devenues un “ethos”, une caractéristique de la transaction, qui favorise une culture qui dévalue explicitement le rôle de l’informel. Les gens sont désormais tenus de suivre la procédure plutôt que de coopérer entre eux. L’expansion du processus formel par le biais de codes de conduite conduit non seulement au développement de la microgestion de comportements, mais également à la stigmatisation des réseaux informels (comme nous l’expliquait très concrètement Stefana Broadbent). Dans l’entreprise, les réseaux de pairs ou d’anciens ou la culture de la cantine sont moralement dévalués, réglementés voir interdits, alors que dans les années 70 à Boston, ils étaient le pilier principal de la coopération.
Aujourd’hui, l’informel et les comportements spontanés sont de plus en plus souvent considérés comme une violation potentielle du contrat qui lie l’employé à son employeur. Cette formalisation des relations n’est pas un sous-produit de l’excès de zèle de la gestion humaine, mais un symptôme de l’aliénation de la société face aux incertitudes de nos relations informelles, estime Furedi. Sennett observe à juste titre que “la formalité favorise l’autorité et cherche à éviter les surprises”, alors que les relations informelles sont par définition fluides et imprévisibles. La raison pour laquelle les travailleurs de Boston entretenaient des relations de coopération c’est parce que grâce à cette dynamique interactive, ils gagnaient du respect de soi et une forme d’organisation.
La formalisation des relations cherche à lier les relations informelles à sa propre logique, en les recyclant comme un outil de gestion. L’orchestration du “travail d’équipe” en entreprise en est désormais une forme connue. Alors que les coopérations réelles se raréfient, que les individus sont isolés dans leurs travaux, les gens sont exhortés à s’acquitter d’un rôle dans l’équipe. “À court terme, le travail en équipe, avec sa solidarité feinte, sa connaissance superficielle des autres”, note Sennett, “représente tout le contraire de la coopération”.
Dialectique contre dialogique
Alors, peut-on faire quelque chose pour rétablir des relations de confiance informelles et favoriser un climat dans lequel la coopération puisse se développer ? Sennett ne semble pas accepter que la situation ne puisse être inversée. Il est conscient qu’il n’y a pas de solutions simples à ce problème. Il voit la “déqualification” de personnes dans la pratique de la coopération comme constituant le principal obstacle à surmonter. Le problème auquel nous sommes confrontés est que nous ne savons pas enseigner la compétence requise pour la conduite des relations humaines – telles que la coopération. Nous avons un long voyage qui nous attend, et Sennett nous rappelle que nous ferions mieux de commencer à la pratiquer, estime Frank Furedi.
“Notre ignorance au sujet de la coopération, au moins comme tradition culturelle, explique pourquoi nos institutions et nos technologies sont souvent mal conçues pour faciliter la coopération”, expliqueDavid Bollier, fondateur du Groupe stratégique pour les biens communs. “Elles présument régulièrement que les êtres humains ordinaires sont incapables d’entreprendre la coopération ou la négociation de la complexité”.
Sennett évoque par exemple l’échec de Google Wave, le programme de Google lancé en 2010, destiné à faciliter la collaboration en ligne entre groupes. Pour Sennett, les raisons de cet échec sont à chercher dans le fait que Google n’a pas réussi à comprendre les dynamiques sociales de la coopération et a livré un logiciel trop complexe et trop contraignant.
“Le partage de l’information est un exercice de définition et de précision, tandis que la communication porte autant sur ce qui n’est pas dit que sur ce qui est dit. La communication fouille la réalité de la suggestion et de la connotation… Dans les échanges en ligne comme dans Google Wave, où le visuel domine, il est difficile de transmettre l’ironie ou le doute. Le simple partage de l’information ôte toute expressivité. L’étude des entreprises, des hôpitaux ou des écoles qui fonctionnent souvent sur l’e-mail ou des technologies proches de l’e-mail montre que la suppression du contexte signifie souvent la suppression du sens et amoindrit la compréhension entre les personnes.”
En d’autres termes, estime David Bollier, le potentiel de coopération est souvent saboté par les défaillances technologiques et institutionnelles qui peinent à mettre en valeur la complexité de l’expressivité sociale.
Pour Sennett, nos conversations peuvent suivre deux voies différentes. La voie dialectique qui porte sur le jeu verbal des contraires qui graduellement permet de construire une synthèse. La voie dialogique, elle, consiste plutôt en un échange mutuel pour lui-même, plus à l’écoute de l’autre, rebondissant sur les expériences de l’autre d’une manière plus ouverte.
“Beaucoup de programmes imaginent la coopération sur un mode dialectique plutôt que dialogique ce qui produit un résultat qui tend à contraindre l’expérience et inhiber la coopération” explique Sennett. “La société moderne est bien meilleure à organiser la première forme d’échange que la seconde ; meilleure à communiquer via des arguments dialectiques que de penser des discussions dialogiques.” Elle peine à imaginer la communauté comme un processus.
Le déséquilibre de nos formes d’échange
Senett distingue cinq catégories qui composent le “spectre de l’échange” : l’échange altruiste (qui implique le sacrifice de soi), l’échange gagnant-gagnant (dans lequel les deux parties font des bénéfices), l’échange de différenciation (dans lequel les partenaires prennent conscience de leurs différences), l’échange à somme nulle (dans lequel une partie l’emporte sur l’autre) et le cas où un vainqueur l’emporte (au détriment de l’autre).
Sennett, estime David Bollier, cherche à réinterroger les termes structurels de la coopération. “Nos arrangements sociaux en matière de coopération ont besoin d’une réforme. Le capitalisme moderne a déséquilibré la concurrence et la coopération et a rendu, de fait, la coopération moins ouverte, moins dialogique…” Nous passons de la coopération à somme nulle – la concurrence – à un capitalisme prédateur où le gagnant emporte tout”.
La coopération nécessite des compétences, rappelle Sennett. Parmi celles-ci il distingue les compétences d’écoute, les compétences d’expression subjective et les compétences d’empathie. “La conversation dialogique entre internautes prospère grâce à l’empathie, le sentiment de curiosité à l’égard d’autres personnes.” Ce qui évoque à Deborah Orr pour le Guardian les pratiques d’écoute respectueuses des autres des groupes d’alcooliques anonymes, très éloignés du fonctionnement des espaces politiques traditionnels.
Les séparations ne créent pas des conditions pour la coopération
Dans une lecture donnée à l’école de Design de l’université d’Harvard (vidéo), synthétisée par Lian Chikako Chang pour Archinect, Richard Sennett rappelle que la coopération consiste à faire avec les autres ce que nous ne savons faire par nous-mêmes. Mais elle semble d’autant plus difficile que les gens avec qui l’on coopère nous sont différents : la non-coopération s’accroit quand les gens qui se tournent vers vous pour recevoir de l’aide sont d’une couleur, d’une classe sociale ou d’une orientation sexuelle différente de vous.
Nous ne savons pas créer des espaces frontaliers qui ressemblent à des membranes, explique encore Sennett, alors que ce sont souvent là que les interactions sont les plus fortes. “Cette combinaison de porosité et de résistance est une précondition spatiale pour la coopération entre gens différents”.
Souvent nous avons tendance à vouloir effacer les divisions. “C’est une erreur. Nous devons plutôt marquer l’espace, qui doit avoir une certaine qualité de protection, avec une ouverture vers l’extérieur : une condition de membrane.” C’est toute la différence entre une frontière et un contour. “Une frontière signifie marquer un territoire où l’interaction s’arrête. Les tigres marquent leurs frontières : “et si vous la traversez, vous risquez des ennuis”. Une frontière est un endroit où l’interaction diminue. Une lisière est un endroit où l’interaction entre différentes espèces augmente, où l’activité biologique est plus forte. Par exemple, la lisière entre différentes couches des profondeurs de l’océan sont des endroits à forte activité alimentaire, comme là où l’océan rencontre le rivage.” Si nous savons très bien construire des frontières, comme ces autoroutes qui séparent les quartiers riches des quartiers pauvres, nous avons plus de mal à construire des lisières.
C’est la recherche de l’efficacité qui tue la coopération
Notre société moderne n’est pas une société de compétences, comme on l’entend trop souvent. Le développement de compétences dans certains domaines implique la déqualification des compétences d’autres personnes dans d’autres domaines. La compétence est consubstantielle à la déqualification, estime encore Sennett. Chaque fois que vous ajoutez une compétence à quelqu’un, bien souvent vous devez en soustraire une à un autre.
Et Sennett de prendre l’exemple de Masdar, l’emblème des villes intelligentes en construction aux Emirats Arabes Unis. A Masdar, les voitures se conduiront elles-mêmes, mais cette façon de “commander la ville” va enlever aux gens la possibilité de développer des compétences nécessaires pour y évoluer. Sur le GooglePlex, Google prend en charge ce qui importune ses employés dans le but de prendre soin d’eux. Cela semble bien au début, mais les utilisateurs du GooglePlex, après plusieurs années, finissent par trouver cela étouffant. Pourquoi ? “Parce que la commodité et l’efficacité se fait au détriment de la différence et de l’empathie.”
“La technologie peut-elle encourager l’engagement ou pensez-vous qu’intrinsèquement, elle le décourage ?” questionne un étudiant.
C’est nous qui programmons les technologies de cette façon, souligne le sociologue. Or, “les machines n’ont pas demandé à être utilisées comme elles le sont à Masdar. Il y a plein de bonnes technologies là-bas. Mais il y a aussi un centre de commandement à Masdar où 4 ou 5 types réguleront chaque jour l’ensemble de la ville. Cette utilisation là de la technologie est assurément un outil de domination.”
Quant à l’apport des technologies, la clé, estime Sennett est de regarder comment nous pouvons les utiliser de manière participative. “La technologie est trop souvent utilisée pour fourbir “l’efficacité” d’une manière qui contrôle. Nous avons besoin de repenser les technologies d’une manière plus humaine, alors que pour le moment elles sont sous le contrôle de sociétés qui s’intéressent uniquement à la normalisation et au contrôle”.
Après avoir évoqué Cabrini-Green, qui a longtemps été l’un des pires ghettos de Chicago, Richard Sennett conclut : “Je pense que les êtres humains sont capables de faire face à des situations complexes et défavorables – nous le faisons tout le temps – mais la plupart des structures sociales dans lesquelles nous vivons supposent (par leur conception même) que nous n’en sommes pas capables.”
Le constat de Sennett est clair. Les structures sociales trop formelles et infantilisantes ni nous permettent ni ne nous apprennent à coopérer.
Hubert Guillaud