Dans un article récent, j’ai présenté les résultats d’une enquête réalisée dans les lycées d’une Région montrant que les équipements numériques étaient plutôt très utilisés par les enseignants, une proportion élevée (80%) d’entre eux déclarant utiliser « souvent » plusieurs de ces équipements. Ce constat contredit me semble-t-il, au moins pour ce qui concerne les lycées, une idée répandue déplorant le faible niveau d’usage du numérique par les enseignants français dans leurs classes. Plusieurs lecteurs m’ont fait observer que le constat de l’utilisation des équipements ne dit rien des pratiques pédagogiques au sein desquelles elle s’exerce. J’en conviens bien volontiers et c’est d’ailleurs sur cette question que je concluais en regrettant justement que l’on confonde « ce que les enseignants font du numérique et ce qu’on voudrait qu’ils en fassent ». Cette conclusion un peu rapide n’a manifestement pas suffi à lever les ambiguïtés que je souhaitais dissiper et je me propose d’y revenir.
La première question porte sur l’usage, c’est-à-dire sur le simple fait d’avoir recours à un équipement numérique. Dès lors que la réponse à cette question est positive, se pose une autre question, celle des pratiques pédagogiques qui recouvrent à la fois les intentions pédagogiques des enseignants, la façon dont elles s’incarnent dans les activités qu’ils conduisent avec leurs élèves mais aussi les conditions concrètes de leur mise en œuvre et, en particulier, la place qu’y occupe le numérique. Je me contente ici de faire observer que les deux questions sont différentes et qu’il est infiniment plus facile de répondre à la première qu’à la seconde.
Une fois cette distinction faite entre usage et pratique, l’idée reçue dénoncée plus haut peut être formulée ainsi : certes, les professeurs utilisent le numérique mais cet usage n’a pas d’effet notable sur leurs pratiques ; ils font avec le numérique comme ils faisaient sans lui ; à quoi bon donc toutes ces dépenses si c’est pour ne rien changer ?
Je récuse absolument ce raisonnement. Comment sait-on d’abord que l’usage du numérique est sans effet notable sur les pratiques pédagogiques ? Aucune étude ne l’atteste. L’enquête PROFETIC qui est la seule dont nous disposions au niveau national pour le second degré ne dit en particulier pas cela. La technique retenue pour l’enquête ne permet simplement pas de saisir l’impact du numérique sur les pratiques. On dispose par contre de centaines et même de milliers d’exemples bien documentés, de témoignages de pratiques pédagogiques transformées par le numérique et, souvent, de la façon la plus radicale qui soit, par exemple lorsqu’une pratique mise en place ne peut simplement pas être réalisée, ni même imaginée, sans numérique. A ces exemples qui attestent une transformation des pratiques, on opposera l’exemple emblématique de ce professeur qui illustre son cours à l’aide d’un diaporama projeté, avec un impact pédagogique que l’on soupçonne nul ou faible. Mais en est-on sûr ? Il faudrait interroger ce professeur, ses élèves, observer ses pratiques dans leur totalité et sur le long terme, mener une enquête qui aboutirait peut-être à révéler des effets cachés. Tant que ce travail n’est pas fait, tant que l'on a pas mesuré le poids respectif des pratiques transformées par le numérique et de celles qui perdurent inchangées, et si l’on accepte de discuter de ces choses ailleurs qu’au café du commerce, la réserve devrait être de mise.
Mon deuxième argument repose sur le rôle central que l’on voudrait faire jouer au numérique dans le changement des pratiques pédagogiques. Cette prétention n’est pas justifiée. Les pratiques pédagogiques ne cessent d’évoluer, elles le faisaient bien avant le numérique, le font avec lui et sans lui. Leur évolution mérite d’être observée, analysée, pilotée en tant que telle. Le recours au numérique est l’une de ses composantes, importante sans doute, mais loin d’être la seule. Le programme des journées de l’innovation pédagogique, organisées depuis trois ans par le ministère de l’éducation nationale, en fournit une bonne illustration. Ce point de vue qui relativise l’impact du numérique sur l’éducation contrarie ceux qui croient à une rupture radicale. Il me semble utile à ce stade de leur rappeler que la rupture radicale est une croyance à laquelle d’autres convictions peuvent être opposées et que la discussion peut se faire sur la base d’arguments rationnels, parmi lesquels certains se situent dans le registre du politique.
Il resterait enfin à questionner cette exigence de changement elle-même. Qu’est-ce qui la justifie ? Le besoin de s’adapter à un monde qui change ou les mauvaises performances des pratiques actuelles ? Mieux vaudrait être clair sur ce point, faute de quoi beaucoup d’enseignants retiendront l’idée que si leurs pratiques doivent changer c’est parce qu’elles ne conviennent pas. Or, on ne réussit pas une réforme en commençant par discréditer la valeur professionnelle de ceux sur lesquels on devra s’appuyer.
Dernière modification le dimanche, 15 mars 2015