Nathalie Sonnac vient de publier en 2023 Le Nouveau Monde des médias : Une urgence démocratique chez Odile Jacob.
En écho, l’interview suivant rapporté en partie souligne les enjeux d’une menace portée par les GAFA pour notre démocratie et notre culture, la nécessité de repenser une règlementation des médias qui préserve la liberté d’expression et de communication au sein de la fabrique de l’information. Elle y souligne la part des jeunes dans le monde des médias : « nous sommes tous médias », l’intérêt des radios scolaires, renouvelé par les podcasts, ainsi que le rôle central du journalisme dans la fabrique de l’information et la formation des enseignants. Elle est interviewée le 21 Août 2023 par les bénévoles des radios associatives lors du Festival International de Couthures-sur-Garonne, interview conduit par Patrick Figeac et diffusé par Radio Bastides https://radiobastides.fr/emisiones/3415
Extraits.
Radio-Bastides : Quel regard porter vous, Nathalie Sonnac sur le monde des médias ?
Nathalie Sonnac (NS) : Le monde des médias est en pleine transformation, bouleversé par l’arrivée de nouveaux acteurs, en particulier ce que l’on appelle les plateformes numériques, par l’arrivée également des médias sociaux qui sont entrés la danse, si j’ose dire. L’accès de tous à l’information a totalement bouleversé ce paysage, à la fois parce que ce sont des acteurs extrêmement puissants, socialement et économiquement parlant. En l’espace de 20 ans ces nouveaux acteurs avec ces nouveaux usages ont complètement pénétré tous les foyers et les plus jeunes s’informent prioritairement par les réseaux sociaux
Radio-Bastides : Les jeunes, vous le disiez encore ce matin, ce sont les réseaux sociaux qui constituent leur principale source d’information, pas un ne lit le journal.
NS: Ce matin j’écoutais un tout petit que vous interrogiez qui disait qu’il voulait être journaliste sportif, qu’il regarde les résultats uniquement sur les réseaux sociaux et cela lui permet de regarder et suivre le football. Il était déjà extrêmement branché.
Radio-Bastides : On se rend compte que lorsque l’on s’intéresse aux jeunes écoliers, lorsqu’on leur permet de se plonger dans le monde des médias ils jouent parfaitement le jeu.
NS: Mais complètement. Ce matin j’étais très impressionné par les tout petits. Ils avaient 5-6 ans, pas beaucoup plus, soit ils voulaient devenir journalistes. Le fait est qu’ils soient présents au festival est que leurs parents ont des affinités avec les médias. Mais c’était très intéressant de voir avec quelle facilité ils mettaient leur casque et parlaient derrière un micro et échangeaient très facilement avec vous.
Radio-Bastides : Il y a un autre phénomène qui nous frappe : nous travaillons beaucoup en milieu carcéral. On se rend compte qu’en milieu carcéral, où ils ont le temps de s’informer, leurs sources d’information, c’est Cnews, c’est BFM, et ils en arrivent à avoir des idées toutes faites.
NS: Après, toute la question est celle de la diversité de l’information, de la formation et du pluralisme des opinions. Etant que membre du conseil supérieur de l’audiovisuel (devenu aujourd’hui l’ARCOM, Autorité de Régulation de la Communication Audiovisuelle et Numérique) j’y suis particulièrement sensible, car c’est l’une des missions principales de cette autorité est de garantir la liberté de la communication est d’assurer le pluralisme de l’information. L’arrivée des chaines d’information en continu dans les foyers met en évidence combien finalement comme ça passe très vite : les échanges, la télévision allumée en permanence... Imaginez en milieu carcéral, énormément ou plus qu’ailleurs. L’important c’est que le traitement de l’information soit équilibré sur ces médias, surtout s’ils constituent la seule source d’information pour les gens.
Radio-Bastides : Il en a des vérités toutes faites : les détenus nous disent « elles l’a dit à la télé, donc c’est vrai ».
NS : Ça me fait penser à des propos de ma grand-mère qui disait « ça cela est vrai, je te l’ai dit, ça y est dans le journal ». C’est une adaptation un peu moderne en disant « je l’ai entendu à la télévision » et les gamins diront bientôt « c’est sur les réseaux sociaux, moi je l’ai vu »
Radio-Bastides : Cela pose tout le problème de l’éducation aux médias, qui est loin encore de pénétrer Dans les établissements scolaires.
NS : Les choses ont beaucoup évolué. Le CLEMI, a été créé il y a 40 ans ; Mais l’éducation aux médias existe depuis plus longtemps. Cela a été proposé par un professeur qui était spécialiste des Sciences d’l’information et de la communication, Jacques Gonnet, qui a rapidement vu l’importance que pouvaient avoir la connaissance des médias au plus près, combien il était important que la fabrique de l’information, que la connaissance des médias participe à l’éducation des plus jeunes. Elle a été renforcée 30 après.
Je préside le comité d’orientation et de perfectionnement du CLEMI qui vise à donner les orientations stratégiques de cette éducation. On voit l’importance de l’éducation aux médias, de l’éducation citoyenne et aujourd’hui de ce que l’on appelle aujourd’hui l’éducation numérique, compte tenu de la place qu’il occupe dans nos pratiques de la vie quotidienne.
Radio-Bastides : Est ce que les enseignants sont suffisamment formés pour faire face à ces nouvelles missions ?
NS : C’est une vraie belle question. Il s’avère que l’Education aux Médias et à l’Information (EMI) s’est très largement développée, déployée dans beaucoup de collèges et des lycées. Des évènements comme Charlie, le Bataclan en 2015, ou l’assassinat du professeur Samuel Paty récemment, ont conduit l’Education Nationale à renforcer la question de l’EMI. Une circulaire qui date de 2022, dont on ne verra les effets que dans les mois et les années à venir, vise à la renforcer à tous les stades de l’école, dès le plus jeune âge et en continuité jusqu’au lycée.
Les référents pédagogiques, dans chaque académie sont des personnes qui sont en charge de la bonne application de l’EMI. Mais on voit qu’il y a une véritable dissymétrie entre les territoires : c’est un long travail, et la question de la formation est centrale et essentielle. L’un des objets de mon essai, c’est justement, pour renforcer cette EMI, de renforcer les liens qui peuvent exister entre les médias et l’école pour la formation des professeurs aux nouvelles technologies mais aussi faire que les journalistes aident les professeurs, qu’ils puissent être formés face à des élèves qui ont leur smartphone dans la poche.
Radio-Bastides : C’est d’autant plus difficile que nous vivons dans une société de l’immédiateté ; lorsque nous essayons d’être un peu critique, il faut prendre du recul, ce qui demande du temps.
NS : Tout à fait. On est dans une ère d’immédiateté et en même temps dans une ère d’émotion. Ce n’est pas du tout le temps politique, on voit combien ils sont démunis ; ce n’est pas non plus le temps du journalisme, qui est à la fois très proche de la réalité, du fait, et de la dimension décorticale, la vérification, éléments indispensables pour faire une bonne information, pour que cette information soit utile, pour le consommateur devienne un citoyen. Ce temps-là n’est pas à l’air d’aujourd’hui, et c’est ce temps long qu’il faut réapprendre qu’il faut obliger à instiller dans les médias.
Radio-Bastides :Justement, ce que l’on voit, à la fois au niveau des médias et aussi de l’école, c’est difficile, parce que, vous le savez, l’école a ses programmes, et on sait combien les enseignants tiennent à leurs programmes : c’est difficile de pouvoir placer cette nouvelle discipline de l’EMI
NS : Oui, c’est pourquoi certains prônent cette discipline. Il faut aujourd’hui qu’il y ait une matière que l’on appelle EMI et qui appréhende tous ces enjeux de l’éducation aux médias et par les médias. Un circulaire milite pour qu’il y ait une radio pour chaque collège. Cet élément-là est essentiel, parce que s’il était essentiel il y a 40 ans il est d’autant plus essentiel aujourd’hui que tous les gamins, et très jeunes, ont un smartphone dans la poche, c’est-à-dire ils ont un média, et que nous sommes tous devenus médias.
Radio-Bastides : Tout à fait : media est, j’ai coutume de dire, ce qui s’oppose à immédiat. Quand on est dans » média » on prend son temps et on s’oppose à immédiateté.
NS : Oui, mais dans le même temps on a plusieurs médias, on a plusieurs radios, on a la presse, on a le numérique, ce que fait que peut-être la temporalité n’est pas la même. Entre médias anciens et ceux devenus numériques on ne peut pas demander la même chose. Par exemple si vous prenez le podcast, on est dans l’univers immédiat de la radio. L’arrivée des podcasts redonne vie à ce vieux media ; ils sont beaucoup écoutés par les plus jeunes. Le podcast c’est du temps long, 50 minutes, une heure, une heure voire une heure et demie. C’est une manière de réintroduire par un nouveau média du temps.
Radio-Bastides : L’initiative prise par la circulaire que vous venez de citer, une radio dans chaque établissement, son succès dépendra de la manière dont professeurs et élèves s’empareront de cet outil.
NS : Mais aussi de l’ouverture que l’école aura avec les journalistes, de faire entrer beaucoup plus profondément les journalistes dans l’école pour former les professeurs, pour aider à la formation des jeunes gens, pour faire avec ce que nous avons tous dans la poche, il faut absolument savoir s’en servir.
Radio-Bastides : Tout à fait. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur les médias, au niveau de la France ?
NS : On peut dire que l’on a un paysage médiatique, qu’il soit audiovisuel ou de presse, large, pluriel, divers, varié. On constate à l’instar d’autres pays comme les Etats-Unis et également en Europe une concentration dans ce secteur, la présence de groupes industriels plus puissants qu’ils n’étaient auparavant.
On peut comprendre pour des questions de concentration, d’investissement dans les innovations technologiques, et certainement pour des questions de rentabilité. Donc un paysage qui est pluriel, il faut continuer à avoir un cadre règlementaire - que je remets en question aujourd’hui -, qui soit adapté pour que gros et petits, et moyens puissent continuer, parce que ce qu’il faut garantir cette liberté de communication, indispensable pour les démocraties.
Les fondamentaux de la loi de 1986 restent l’une des missions de l’ARCOM qui est de garantir cette liberté de communication. Il faut absolument adapter la réglementation, le cadre réglementaire à ces nouveaux acteurs et à ces nouveaux usages.
Radio-Bastides : Est-ce que vous ne pensez pas que le fait que les médias soient possédés par un certain nombre de milliardaires génère la méfiance des citoyens que nous sommes ?
NS : C’est plus complexe que cela. D’une part je ne partage pas cette terminologie de milliardaire parce qu’elle est tellement connotée politiquement que l’on induit un biais dans la question est posée. Je crois aussi que dans cet univers numérique la démocratie est aujourd’hui en voie de déconsolidation pour bien d’autres raisons que celles que l’on peut évoquer, notamment celle des groupes. Les groupes sont aujourd’hui indispensables parce que sans publicité, malheureusement, on n’a pas de groupes privés qui fabriquent une information indépendante. Les groupes publics, c’est important.
On a des médias associatifs qui sont indispensables et qui ne vivent pas des ressources publicitaires ou que de subventions. Mais en même temps les groupes privés sont indispensables. Il nous faut garantir l’équilibre de notre paysage médiatique comme garantie de l’équilibre démocratique. Aujourd’hui la présence de groupes industriels est indispensable : pour autant, les règles d’aujourd’hui ne sont pas adaptées. On le voit bien, la question du JDD pose un véritable problème, parce que la cerise sur le gâteau, c’est l’extrême droite ; mais, dans le même temps, on ne peut pas vouloir garantir la diversité et le pluralisme sans accepter que des opinions qui ne sont pas les mêmes ne soient pas énoncées. Le cadre qu’il faut trouver est assez clair dans sa définition : il faut absolument protéger l’information indépendante et la fabrique d’une information par des journalistes qui soient totalement indépendants, même si ceux-ci appartiennent à un groupe privé.
Radio-Bastides : C’est vrai que c’est essentiel. Aujourd’hui est-ce que vous avez l’impression que les journalistes font vraiment ce travail d’investigation ? J’entends dire ici et là que souvent des journalistes se contentent simplement de donner une impression mais de ne pas aller au fond des choses.
NS : Je crois qu’aujourd’hui, nous sommes dans un contexte de déconsolidation. Notre démocratie a un problème majeur qui est celui de la méfiance envers les institutions et envers le journalisme. Ce point-là, et toutes les études le mettent en évidence, est particulièrement vrai en France. C’est que la défiance des français à l’égard de leurs journalistes est particulièrement marquée. Ce contexte-là est général, il n’est pas propre à la France mais néanmoins on n’en échappe pas.
Il faut absolument, du coup, que les journalistes soient imparables, en tout cas intouchables et surtout imprenables sur des questions de déontologie dans la fabrique de l’information. Ils sont et doivent se remettre aux sources du jeu comme étant garant d’une information de qualité. Les critiques qui sont faites à leur égard ne devraient ne pas avoir lieu, dans la mesure ou eux-mêmes doivent être absolument carrés dans l’exercice de leur profession.
La grande difficulté que rencontrent les journalistes aujourd’hui, c’est toute cette défiance et qu’ils sont dans une course derrière tout un chacun qui est devenu média. Il y a une vingtaine d’année les journalistes avaient complètement le monopole de l’information : ils avaient le traitement la diffusion, la distribution de l’information.
Ils ont dans un paysage, un espace public qui n’est celui d’Habermas[2], mais dans un espace public numérique dans lequel tout à chacun a la possibilité de s’informer, de distribuer et de fabriquer de l’information. A la fois nous sommes tous devenus médias, en revanche nous ne sommes pas tous devenus des journalistes et c’est pour cela que l’EMI, et je fais le lien avec votre question précédente, est indispensable parce que les conditions des nouvelles technologies de l’information, de la fabrique de l’information est permise pour tout çà chacun. A la fois comme liberté d’expression et de communication c’est fantastique, le printemps arabe n’aurait pas eu lieu, le mouvement et le soulèvement des femmes en Iran n’aurait pas eu lieu, le mouvement me-too n’aurait pas eu lieu et bien d’autres encore si les nouvelles technologies de l’information et de la communication n’existaient pas.
Nous avons tous une formidable opportunité d’expression et de liberté de communication. Mais dans le même temps, le revers de la médaille, c’est cette possibilité d’avoir la circulation de fausses informations, d’avoir du cyberharcèlement, des contenus complètement illicites, au vu et au su de tout le monde.
C’est la raison pour laquelle le journaliste doit être capable de se repositionner, de retrouver une place dans cet espace public qui ne sera pas une place de monopole. Il doit néanmoins retrouver sa place de référent, et c’est la raison pour laquelle il doit être garant de la fabrique d’une information de qualité. Un cadre règlementaire doit lui permettre cette garantie de la liberté de communication et de fabrique d’une information indépendante ; lui-même doit être garant d’une fabrique de l’information de qualité, et ne pas jouer aux apprentis sorciers.
Interview conduit par Patrick Figeac et diffusé par Radio Bastides.
Accès au podcast : https://radiobastides.fr/emisiones/3415
Transcription : Franc Morandi
[1] cf. Educavox, Interviews, jeudi, Déc 10 2020
Le Nouveau Monde des médias : Une urgence démocratique
[2] Habermas considère L’espace public (1962) construit par les médias permettant une communication libre, condition d’une démocratie.
Dernière modification le jeudi, 12 septembre 2024