1 – Comment les 14 éditions de RURALITIC ont-elles évolué depuis 2005, tant par rapport aux thèmatiques qu’aux acteurs du terrain rural ?
Sébastien côte : De 2005 à 2010, il a fallu convaincre, évangéliser. Seuls de rares élus ont conscience à cette époque du risque de fracture numérique territoriale et de la privation d'avenir qu'elle représente. C'est le temps de la création des réseaux d'initiative publique, c'est-à-dire voulus et financés par les Départements et les Régions, les réseaux haut débit, placés sus le signe d'une peur du déclassement des territoires ruraux. Mais à l'époque, la plupart des élus locaux demeurent sceptiques face à ces investissements, qu'est-ce qu'ils vont bien pouvoir faire de ces réseaux? Puis en 2011, il y a une bascule, nous réalisons un sondage auprès des membres de l'AMRF et 97% des 2000 maires qui répondent nous disent que leur priorité c'est le haut débit, parce que avec le haut débit, leurs administrés pourront peuvent accéder à l'éducation, à la formation, à la santé, à la culture, au télétravail...
Nous passons du scepticisme à l'urgence, tous les villages veulent être connectés. Depuis 2013, à travers le plan France THD co-financé par l'Etat, le sujet des réseaux s'est organisé et nous sommes plus "tranquilles", peu ou prou tout le monde sera raccordé d'ici 2025. Reste maintenant à travailler la question de l'internet et de la téléphonie mobile et la 5G... Mais sur le plan des usages, l'enjeu est à présent l'appropriation.
Comment réaliser la promesse de l'accès à l'éducation, à la formation, s'habituer aux nouveaux modes de travail et d'entrepreneuriat permis par le Numérique, s'emparer de la télémédecine dans les déserts médicaux ? Pour schématiser, entre 2005 et 2011 nous étions sur le "pourquoi", depuis 2011 nous travaillons le "comment".
2 – Les thèmatiques liées à l’enseignement, l’école, l’implication via le numérique se sont-elles imposées sur le terrain ?
Sébastien côte : Oui, parmi les premiers plans nationaux sur les usages numériques, il y a eu le plan ENR (écoles numériques rurales). La fracture territoriale, ça a toujours été d'abord l'inégalité devant le savoir. 40% de la jeunesse est rurale, et elle renonce encore massivement aux études supérieures du fait de l'éloignement et du coût des centres universitaires métropolitains.
Les jeunes ruraux sont-ils naturellement moins intelligents que les urbains? Je ne le pense pas. Le Numérique à l'école, c'est l'appropriation d'outils qui rétablissent une égalité des chances véritables entre ceux qui ont le capital culturel, les grandes bibliothèques, les conférences, les parents cadres supérieures, les théâtres, les réseaux d'entrepreneurs... et tous les autres. Avec le Numérique, un jeune rural qui a un projet, une envie, peut se documenter, entrer en relation avec ceux qui vont l'aider, où qu'ils soient. En introduisant le Numérique à l'école, l'éducation nationale et les collectivités locales ont posé un véritable acte d'égalité des chances, et il faut le renforcer.
Pour les élus ruraux, le Numérique a aussi constitué une opportunité de participer à ce projet en étant autre chose que des "concierges", gestionnaires des murs mais sans impact sociétal ou pédagogique. L'école, le collège ou le lycée numérique sont d'excellents exemples de ce que les l'Etat et les Collectivités peuvent faire de vraiment utile ensemble.
3 – Au moment où le numérique s’impose dans tous les secteurs de notre société, tant par rapport à l’I A que la robotisation, que par les stratégies offensives de la Chine et des Etats Unis, comment vous imaginez les prochaines manifestations de la Ruralité numérique ?
Sébastien côte : La ruralité aura gagné quand on arrêtera d'en parler, et de séparer les urbains et les ruraux, de les traiter de façon différenciée et inégalitaire. Ca passe d'abord par l'argent. Aujourd'hui, une métropole comme Bordeaux touche deux fois plus d'argent par habitant de l'Etat (Dotation Globale de Fonctionnement) qu'un village de 500 habitants. Autrement un dit un rural vaut la moitié d'un urbain. On arrose où c'est mouillé, et on dit que tout va bien car il va y avoir "ruissellement"... Okay, on sait maintenant que ça ne marche pas, les Gilets Jaunes ont bien compris que moins d'argent dans les campagnes c'est moins de service, et moins de service c'est moins d'avenir, une mort programmée à petit feu ou l'obligation à terme de venir s'empiler dans les "banlieues" des grandes villes. Donc le même montant pour chaque habitant, ça redonnera des marges de manoeuvre aux territoire ruraux pour mener leurs projets et ça limitera les dépenses somptuaires dans les métropoles.
Les prochaines étapes de la ruralité numérique, c'est l'appropriation des technologies pour fabriquer un nouveau modèle de vivre-ensemble, beaucoup moins mondialisé, beaucoup plus "localisé" et solidaire. Sans doute moins consumériste. Dans la ruralité, que ce soit à Ariveu (Aveyron) ou Luzy (Nièvre) ou Royans-Vercors (Drôme), on bricole de nouvelles manières de faire communauté, le mouvement du smart village est en train de travailler à "hacker" notre modèle libéral financiarisé créateur d'hyper-richesse pour de moins en moins et d'hyper-pauvreté pour de plus en plus, pour créer un quotidien juste vivable, voire épanouissant.
Aujourd'hui l'avenir s'écrit dans la ruralité agile, pas dans les villes obèses et concentrationnaires. Le Numérique permet cette invention, et sa diffusion mondiale, et si nos jeunes des campagnes maîtrisent les outils numériques, ça va aller très vite !
Dernière modification le mardi, 08 novembre 2022