Interventions : Jean-François Cerisier, Directeur du laboratoire Techné, Xavier Drouet, Auteur et conférencier (sciences, économie, stratégie), médiateur scientifique, Yann Leroux, Psychologue clinicien et psychanalyste, « gamer », blogueur, Pierre Mathieu, Chargé de mission de la direction générale réseau CANOPÉ, Ninon-Louise LePage, Pédagogue et muséologue, designer pédagogique, correspondante pour Educavox au Canada.
ML : Partons du regard que nous portons sur les adolescents :
L’adolescent.e. connecté.e. aujourd’hui et son usage intensif du téléphone, jeux vidéo et réseaux sociaux ne nous semblent-ils pas parfois des cyborgs, différent.es. des adolescents que nous étions ? Que dire, que faire ?
Yann Leroux :
Que faire ? Que dire ? rien…
Les ados d’aujourd’hui sont les mêmes, ils discutent avec les Intelligences Artificielles, avec des joueurs en ligne, une partie de leurs vies est déposée sur les réseaux sociaux mais ils sont plus proches de l’adolescent d’il y a quelques années, que du cyborg qu’on veut dépeindre. Le principal travail de l’adolescent c’est de survivre à l’adolescence et il le fait en faisant vieillir ses parents !
Vous avez un enfant merveilleux puis il devient adolescent…Le numérique intervient peu…Il devient un adulte comme toujours en s’appropriant les techniques existantes, les plus pointues, et les parents critiquent cette appropriation et expriment leurs craintes …un perpétuel mouvement que l’on peut noter et qui existe depuis que les humains sont sortis de la vallée du Rift en Afrique il y a des millions d’années. La seule différence c’est que cela va beaucoup plus vite et on est sur des générations qui s’approprient toutes les techniques qui existent depuis des millénaires. C’est nouveau et c’est le challenge éducatif de la période actuelle.
Xavier Drouet :
Seulement deux évocations :
Tout d’abord, ce sont mes enfants qui m’ont appris à utiliser un écran…A la lumière de ces évolutions technologiques on a plus intérêt à être dans une progression de coopération avec nos enfants.
Ensuite, dans le cadre d’une expérience d’éducation populaire « sciences amusantes » à laquelle je participais, on a proposé des réalisations concrètes avec la recherche des ressources sur Internet. Les enfants ont réalisé des jeux non numériques, le numérique n’étant là que la source d’information.
Ninon-Louise Lepage :
Le concept d’adolescent est nouveau. Il est apparu récemment parce que les populations vieillissaient plus, l’âge de se marier a donc évolué, les études étaient plus longues…Physiquement ils sont adultes mais socialement, ils sont dans un entre-deux. Ils observent le monde extérieur et c’est aujourd’hui par le smartphone qu’ils l’apprennent…
Alors, que faire ? Certainement ils peuvent nous aider à réfléchir …Que pensent-ils de l’éducation, qu’est-ce qui est intéressant pour eux d’apprendre ?
Jean-François Cerisier :
Pas facile de répondre à cette question. Je vais donc évoquer une recherche d’il y a quelques années, réalisée avec une jeune collègue indienne. Cela fait écho à ce que viens de dire Ninon-Louise, le concept d’adolescent n’existe pas en Inde. C’est une construction sociale qui ne correspond pas à la réalité sociale et politique de l’époque. On est enfant, on est adulte, l’ado correspond à une construction socio-économique qui n’existait pas.
L’objet de la recherche : Pourquoi d’enfants collégiens et lycéens n’étaient -ils pas intéressés par le numérique à l’école ? Quand on regarde l’évolution des jeunes, autrefois, ils jouaient dans les espaces autour de leurs habitations, il y avait alors une surveillance relative des enfants. Les enfants aujourd’hui, on ne les laisse plus aller à l'extérieur seuls. Ils n’ont plus d’espaces où être seuls. Par le numérique ils ont acquis un domaine de liberté. On peut les accompagner, leur donner repères et références mais laissons-leur ces espaces de liberté.
Pierre Mathieu :
Un seul bémol, pour accompagner chacun des publics, enfants, parents, enseignants cela nécessite des approches différentes et un gros travail à faire : Donner à chacun des réponses et des outils spécifiques pour laisser en effet des espaces de liberté où construire leurs pratiques et leur esprit critique.
ML : Les jeunes ont-ils d’autres aspirations au sein de l’école ?
La convivialité la richesse de leurs pratiques, leur « hybridité » ne nous impose-t-elle pas un changement de nos pratiques éducatives ?
Xavier Drouet :
Je ne suis pas un acteur enseignant, et je vais répondre par la question des relations. Ces objets numériques, les applications et donc les processus, les jeux, les informations, les interactions qu’ils permettent font aujourd’hui partie du quotidien, sont incontournables.
Cependant, il faut développer de la confiance entre les enfants et les éducateurs, pas en termes de « bien » ou de « pas bien » mais les aider à percevoir le niveau de fiabilité des données, leur donner les moyens de trier, de comprendre le fonctionnement marchand du numérique. Ne pas se placer en censeur mais dans une relation de coopération et de bienveillance pour les aider à ouvrir les portes les plus pertinentes.
Pierre Mathieu :
Il y a 600 formateurs au Réseau Canopé. Pour répondre à toutes les questions dans ce domaine fort complexe, nous créons des groupes de travail où nous invitons des spécialistes qui nous aident à construire des contenus de formation, des ressources pédagogiques, proposer des temps forts, des webinaires, des conférences en ligne à l’attention des enseignants.
Dans les ateliers Canopé, un dans chaque département, se retrouvent des communautés qui vont construire ensemble des outils pour des sujets aussi différents que : éducation aux médias, harcèlement scolaire etc…
ML : Les jeux vidéo nous interrogent : les relations entre les jeunes qui jouent ensemble créent-ils de nouvelles formes de sociabilité ?
Yann Leroux :
Je ne crois pas. Les relations sont les mêmes.
Je suis assez pessimiste entre école et numérique. La promesse du numérique est une promesse d‘horizontalité. L’organisation de l’école est verticale. L’école ne supporte pas le numérique. La culture de la classe, depuis Napoléon, la façon dont on organise les cours se sont cristallisées. Dispositifs militaires, reproductions sociales, l’école n’a aucune raison de partager les informations, de travailler de façon transversale… Comment en occident un groupe d’adultes s’est-il emparé de la faiblesse d’individus pour imposer leur vision de la société... Tout ce qu’on voudrait voir ici à l’école, l’école ne le fera pas parce que c’est contre sa nature.
Ninon-Louise, tu viens du Québec, y a-t-il une autre dynamique ?
Ninon-Louise Lepage :
Oui et non. Non parce que l’école est en partie différente de votre école. Votre école est plus vieille, cela fait longtemps qu’elle est pyramidale et très structurée. Au Québec, cela fait 50 ans que nous avons un Ministère de l’Education. Avant ça il y avait la domination des religieuses. Le ministère aujourd'hui change la donne. 50 ans ce n'est pas long ! On se pose donc peut-être plus aujourd’hui les questions dans un contexte d’actualité.
Jean-François Cerisier :
J’aime bien cette perspective historique, cela rappelle les questions posées depuis Condorcet, cette question qui perdure : la société et son école, l’adéquation avec la culture ou pas, et tant que la société ne change pas, on peut maintenir une école très fermement, avec une forme scolaire qui ne bouge pas… Aujourd’hui, la société bouge beaucoup trop pour qu’on puisse tenir ainsi trop longtemps.Le changement, soit on le choisit, soit on le subit. Le système craque …Autant être utopiste et prendre le taureau par les cornes, avoir un projet social pour l’école, et c’est moins douloureux que d’attendre que ça craque…
Pierre Mathieu :
Il faut aller dans les écoles en ce moment. Dans les intentions, cela bouge. Ce qui se passe à l'école dans les faits, dans l'intention, dans les classes, ça bouge. Je suis optimiste ! Cela fait 20 ans que je suis à l’An@é…
ML : On peut rester optimiste mais cependant, cela fait plus de 20 ans qu’on travaille sur ces questions, et si on observe, le système éducatif, il reste encore très cloisonné.
Il est vrai que depuis 3 ans (effet Covid ?) on sent que quelque chose a basculé. La question de la porosité, de la continuité des pratiques numériques intéresse toutes les communautés éducatives.
On s'intéresse aujourd'hui aux pratiques numériques des enfants. L’enfant a des habitudes, clique, choisit les informations, ses communautés d’échanges…On ne peut demander aux enfants de chercher les informations sur Internet à la maison pour faire les devoirs et ne pas donner quelques repères. Il y a des choix à faire sur les contenus d’apprentissage…
Le smartphone entre aujourd'hui dans les pratiques de classe ! Donc il y a des initiatives partielles intéressantes.
Xavier Drouet :
Au-delà des recommandations des professeurs sur les sources d’informations, le smartphone est un hyper manuel et non distribué par l’école…Un clin d'oeil avec l'histoire...Autrefois, on n’avait pas le droit d’utiliser les calculatrices…aujourd'hui elle y est de plein droit.
On est dans un système dans son ensemble conservateur...Cependant, un travail de réflexion s'est fait et notamment en 2012 avec les Assises de l'Education. Des propositions issues des Assises de l’Ecole, sont restées lettres mortes…En Finlande l’école fonctionne sur des préceptes qui existaient dans ces propositions…
Ninon-Louise Lepage :
Il se passe beaucoup de choses dans les classes ! Classes inversées, aménagements flexibles, (Future Classroom lab.) permettent de concevoir une manière différente de faire le partage des savoirs. Il y a des savoirs de base. Lre écrire compter.
L’éducation française était la meilleure en ce sens qu’elle développait un humanisme centré sur l’Europe. On pourrait aujourd’hui centrer cet humanisme sur la Terre. On entre aujourd’hui dans un univers qu’on ne connait pas.
Avec la vitesse de développement des technologies et de l’intelligence Artificielle, on ne sait pas ce qui nous attend. Les machines risquent d’être plus performantes que nous. Ce qu’il faut redonner aux enfants, c’est leur humanité ! Nous sommes des êtres biologiques et c’est cet aspect là de l’humanité qu’il faut développer, en étant plus proches de la nature. Les outils doivent être conçus pour nous aider.
Pierre Mathieu :
Ces manières d’enseigner, il y a des endroits où cela se passe. Nous avons des pratiques nouvelles qui se diffusent, de manière parfois rapide, parfois discrète mais de manière tangible.
ML : Il y a en effet des territoires qui bougent qui portent des projets. Ils ne sont pas généralisés ou généralisables et cela contribue encore aux inégalités.
Jean-François Cerisier :
L’enquête que la Cour des Comptes avait réalisé en 2018, montrait que la structure même des politiques publiques induisaient de nouvelles inégalités territoriales…
S’il y a une chose qui peut faire consensus rapidement, c’est que dans les savoirs fondamentaux, il y a une catégorie qui me semble indispensable, c’est l’éducation au numérique, et si dans le discours, les institutions éducatives reconnaissent ce besoin, elles ne le traduisent pas très concrètement. Le collectif Educnum publie une tribune pour que les enfants, dès le plus jeune âge, bénéficie de cette éducation. Si on laisse aux familles cette responsabilité on sait bien que cela ne fera qu’aggraver les inégalités.
ML : Comment répond-on aux grands enjeux actuels, environnement, médias et information ?
Peut-on se satisfaire dans les classes, d’une période limitée et soumise au volontariat centrée sur l’éducation aux médias et à l’Information ?
Les jeux vidéo peuvent-ils entrer à l’école ? Les biais culturels ? Il y en a toujours. Est-ce que l’on peut mobiliser les forces du jeu pour en faire autre chose ? Laissons-les vraiment jouer et accompagnons les enfants. Sinon cela ne marche pas…
La Réalité virtuelle ? Les apprentissages dans les environnements immersifs, notamment sur les gestes professionnels : il y a de réels avantages à les utiliser.
Nous nous interrogions en amont du Forum (2) : Aurons-nous les moyens d’anticiper et de mettre en œuvre une société qui sache à la fois prendre en compte les aspirations et les transformations, avec une culture numérique et humaniste à la hauteur des enjeux, et à l’échelle de notre monde connecté ?
L’école semble être dans des systèmes hybrides où cohabitent des pratiques parallèles voire opposées.
Extrait de l’article (3) L’hybridation, ce n’est pas se contenter d’ajouter du numérique à ce que je fais :
« Gabrielle Halpern : L’hybride, c’est ce qui est hétéroclite, mélangé, contradictoire…
C’est ce qui n’entre pas dans les cases, qui les fait déborder et parfois même éclater. De moins en moins de choses, d’êtres, de situations, d’entreprises, de métiers, d’écoles, de manières de travailler, entrent dans nos vieilles cases et nous faisons face à la nécessité d’en inventer de nouvelles. »
Nous sommes donc à un carrefour. Celui de reconsidérer l’éco-système éducatif.
Collectif Educnum : "Il y a là un enjeu sociétal majeur : tous les citoyens, dès le plus jeune âge, doivent pouvoir disposer d’une culture numérique."
À l’heure de la prise en main massive par le grand public des outils d’intelligence artificielle, notamment génératives (par exemple ChatGPT), appréhender les enjeux autour de son intimité numérique, être en capacité d’évaluer la pertinence des services en ligne, connaître ses droits et savoir les exercer sont autant d'enjeux que toute personne devrait maîtriser pour évoluer sereinement dans l'univers numérique.
Pour y parvenir, une véritable impulsion de politique publique est nécessaire.
C'est pourquoi les membres du collectif Educnum (4) dont nous faisons partie avec l’An@é, se mobilisent pour que l'éducation au numérique soit inscrite dans les programmes scolaires dès l’école maternelle, avec un programme conséquent et évolutif de formation des enseignants. »
Michelle Laurissergues
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(1) Le Forum 2023 : Hybridation des cultures
https://educavox.fr/agenda-2/le-forum-educavox-hybridation-des-cultures
(2) D'un Forum à l'autre : De l'enseignement informel à l'hybridation
https://educavox.fr/accueil/breves/d-un-forum-a-l-autre
(3) L’hybridation, ce n’est pas se contenter d’ajouter du numérique à ce que je fais https://www.educavox.fr/formation/analyse/l-hybridation-ce-n-est-pas-se-contenter-d-ajouter-du-numerique-a-ce-que-je-fais
(4) La CNIL et le collectif Educnum appellent les pouvoirs publics à développer l’éducation au numérique dès l’école maternelle
Dernière modification le vendredi, 24 mai 2024