Il marque en effet, avec une précision juridique inédite, la prise en compte d’un droit à l’intégration scolaire pour tout élève souffrant d’un handicap. Le service public éducatif a désormais l’obligation de scolariser ces enfants dans le cadre du « milieu ordinaire », sans imposer aux familles de chercher par elles-mêmes d’hypothétiques solutions de remplacement.
Le droit à la scolarité s’applique donc à tous, sans mesure d’exception pour des élèves déjà lourdement pénalisés dans leurs chemins de vie. Ainsi : « tout enfant, tout adolescent présentant un handicap ou un trouble invalidant de la santé est inscrit dans l’école ou dans l’établissement scolaire le plus proche de son domicile »[1].
A la souffrance imposée par la pathologie ne s’adjoint plus, désormais, celle de l’école et d’un parcours éducatif à gagner contre une adversité administrative. A la privation d’une vie « normale » ne s’ajoute pas le traumatisme d’une exclusion scolaire, la stigmatisation sociale d’une administration qui refuse d’accueillir en son sein toute différence trop marquée.
Cette évolution majeure de notre législation signe alors un véritable tournant dans les mentalités éducatives. Car, jusqu’alors, le paradigme dominant impliquait une nécessité inverse d’adaptation : c’était bien à l’élève qu’il incombait de se conformer aux contraintes de l’environnement scolaire, aux familles de se plier aux règles parfois absurdes d’un service public éducatif qui n’était pas nécessairement attentif à leurs difficultés. La normalité inscrite dans les « normes » des circulaires contraignait avec intransigeance l’affirmation des demandes trop personnelles, gommait toute aspérité comme toute spécificité.
Qu’il s’agisse du choix d’un établissement, d’une demande d’adaptation quelconque d’un parcours pédagogique, de l’aménagement d’une organisation éducative : la structure scolaire rigidifiait jusqu’alors ses cadres et ses procédures, étayait ses assises universellement fondées sur des bases exclusives de tout particularisme. Le centralisme qui gouverne notre administration ne souffrait pas d’exception, la règle garante d’égalité ne devait ni ne pouvait être contredite.
C’était bien là le prix de l’universalité du service public éducatif rendu aux usagers, la vertu cardinale postulée d’une administration strictement, roidement, monstrueusement équitable. La même aune de contraintes et de procédures, la même jauge de moyens et de modalités d’action devaient conduire des élèves estimés interchangeables vers des voies balisées et des réussites standardisées. Telle a été, tel est encore trop la vision simpliste d’un ordre juste en matière d’éducation.
Le cartésianisme de tels principe heurte jusqu’à la caricature des esprits pourtant disposés à la simplicité : partir du centre, de l’unité la plus épurée, pour atteindre et niveler la multiplicité des attentes et des besoins. Adopter par principe une dynamique descendante, une logique de stricte universalité des pratiques et des démarches éducatives.
Dans une telle conception de l’organisation scolaire, la prise en charge du handicap est au mieux un défi impossible à relever, au pire une incongruité. Et tel a bien été son statut, son traitement et finalement sa relégation par une administration longtemps frappée d’une coupable indifférence face à la détresse des familles et l’abandon des enfants.
Combien de drames personnels vécus dans le rejet, dans l’incapacité assumée d’intégrer scolairement des élèves ? Combien de violences perpétrées administrativement, revendiquées souvent au nom du principe d’une égalité scolaire qui ne pouvait s’adapter à des cas trop spécifiques ? Car « l’universalité » du service public éducatif ne souffre pas de dérogation, ne peut attribuer des moyens particuliers, aménager des parcours individualisés. Ce n’est ni le métier d’enseignants qui se sentent légitimement dépassés, ni la mission d’un service public qui ne doit pas faire de « traitement de faveur ». L’a-normal, ici, pèse de tout son poids, signifie de toute la force d’un privatif qui l’exclut par essence de toute norme.
Mais par l’ordre nouveau instauré avec Handiscol, la logique s’inverse et les références basculent. C’est la différence qui désormais doit imposer ses particularités au système, c’est l’individualité d’une situation qui oblige à l’adaptation du cadre éducatif. La loi est, comme elle aurait dû toujours l’être, du côté du faible ; elle vise à la protection de ses fragilités, à l’expression de ses différences, au respect de ses demandes. Le mal du handicap ne doit pas devenir un mal éducatif, ne peut pas rester pédagogiquement ignoré. L’enfant handicapé n’a pas été déchu par nature de ses droits élémentaires à l’éducation. L’obligation de service public s’applique à lui autant qu’à tout autre : à lui davantage encore, peut-être, qu’à tout autre, si l’on veut bien considérer le degré de dépendance des familles et l’échelle des besoins à combler.
Le scandale éducatif de l’exclusion par l’école des enfants les plus fragiles et en nécessité d’accompagnement devient alors la source d’impulsion d’un renouveau, la force d’expression d’une compréhension élargie de ce que doit être l’éducation. Car il convient de prendre toute la mesure, de saisir tous les enseignements de cette authentique inversion des perspectives.
Notre Ecole si élitiste, héritage de l’administration napoléonienne fondée sur l’excellence et la sélection des meilleurs, faite pour exclure et distinguer les plus « méritants », doit désormais s’intéresser aux plus fragiles, aux moins « performants ».
Au-delà de toute considération économique, de toute efficience attendue d’un système scolaire placé devant ses principes les plus élémentaires, la vérité de la mission éducative se met à nu. Si la valeur de la fraternité républicaine n’est pas un vain mot dans l’Ecole même de la république, si les éducateurs eux-mêmes peuvent réellement lui trouver un sens, alors le handicap doit être le critère d’un retour à une authenticité morale. En méprisant l’élève handicapé, en renvoyant aux parents la tâche improbable d’une éducation en souffrance, l’Ecole se méprise elle-même et trahit la plus haute de ses missions.
Scolariser les élèves handicapés « en milieu ordinaire », c’est donc satisfaire une obligation éthique qui est, en son fondement, « ordinaire » pour une école fidèle à ce qu’elle est. Loin d’une recherche de performance et d’une logique de « retour sur investissement », cette exigence est donc purement de principe. Bien différente également de l’objectif d’une quelconque transmission culturelle, elle rappelle à chacun que les valeurs éducatives répondent à un commandement plus impérieux.
Un débat, sémantique et conceptuel, s’est alors fait jour au sein de ce renouveau. Il consiste à distinguer deux termes, deux approches de la prise en charge du handicap : celles de l’intégration ou de l’inclusion.
Parler d’intégration des élèves handicapés, c’est poser un objectif et attendre des résultats : les fragilités du handicap doivent être identifiées et accompagnées, rapportées aux exigences du « milieu ordinaire » avec le souci de conduire l’enfant au plus près des attendus normatifs. Il s’agit alors de réduire au maximum les différences, de combattre les freins des apprentissages avec une volonté de rapprochement des compétences et des acquisitions. L’anormal, ici, se réfère finalement au normal : s’il s’en distingue au départ par une adaptation des pratiques, il vise à s’en rapprocher dans les objectifs visés.
Une telle approche construit une tension, reconduit chez l’élève et ses parents une problématique de la réussite ou de l’échec. Elle possède ses vertus, accomplit çà et là ses miracles individuels. Mais force est de relever les innombrables découragements qu’elle génère, tant du côté des enseignants, des équipes éducatives, que des parents. La pression qu’elle introduit chez l’élève lui-même n’est pas non plus sans conséquences sur son évolution psychologique et sur la construction de son équilibre.
L’inclusion, à l’inverse, consiste à évacuer toute logique de transposition, à aborder de manière plus statique et factuelle la situation de l’élève handicapé au sein de l’école.
Si l’intégration met en actes une logique d’aboutissement, formule activement un objectif à atteindre, l’inclusion installe l’enfant tel qu’il est au sein de l’école. Elle est un état davantage qu’un combat, une situation plutôt qu’un processus. Le petit handicapé est de droit autant que de fait dans l’école, au milieu des autres. S’il importe bien évidemment d’adapter sa prise en charge, les objectifs assignés peuvent alors ne plus être normés sur des exigences scolaires classiques, sur des références et des résultats attendus.
La démarche inclusive se veut donc plus ouverte, plus tolérante vis-à-vis des différences, plus attentive à la notion de bien-être qu’à celle de réussite. Car il faut en convenir : l’objectif d’intégrer tout élève à un cadre scolaire ordinaire est souvent, par la force des choses, intenable et voué à l’échec pour nombre de situations individuelles. Celui, en revanche, de socialiser chaque enfant, de lui donner un libre accès aux jeux et aux relations humaines, de respecter a priori en lui toutes les potentialités émotionnelles et la richesse des sentiments reste en tant que tel incontestable. Si l’école ne peut donc pas raisonnablement « intégrer » tous les enfants, elle se doit en revanche de les « inclure » : c’est-à-dire de les accueillir tous, dans le respect inconditionnel de leurs différences, dans le souci absolu de leurs insuffisances.
Cette exigence-là fait alors évoluer l’école elle-même. Elle impose au système éducatif dans son ensemble un authentique changement de paradigme. La relation de l’élève aux savoirs, ce qu’on appelle de manière générique la pédagogie, devient par là-même le souci premier de toute approche éducative. Depuis la fragilité de sa condition, dans l’inaltérable spécificité de son être, l’élève handicapé ouvre la voie pour une ère nouvelle de l’éducation. Il est, il doit être le point de référence d’un autre système éducatif dégagé de son élitisme structurel, adapté enfin aux difficultés de chaque élève, suffisamment fort et évolutif pour suivre les linéaments d’une réalité scolaire diverse. La variété des profils doit imposer sa loi sur l’unilatéralité d’un ordre administratif aveugle à toute spécificité. Sur le plan des valeurs, cela implique que l’égalité mathématique dans la gestion des situations éducatives doit laisser place à une équité authentique qui rapporte l’attribution des moyens comme la mise en œuvre des procédures à la particularité des besoins.
Il convient, pour finir, d’établir sur ces fondements une profonde analogie entre les sciences médicales et les éléments d’hypothétiques « sciences de l’éducation ». Dans chacun de ces domaines en effet, c’est le pathologique ou l’anormal qui indique la norme, qui permet intellectuellement de comprendre, hypothétiquement d’établir les lois et les règles d’une action authentiquement efficace. La conformité des interventions à une réalité en attente de solutions se mesure donc par la capacité à saisir pleinement la nature des déviances ou des obstacles, la vérité toujours transposable des cas particuliers, la diversité extrême des situations et des symptômes.
Les handicaps multiples des élèves ouvrent ainsi la voie à une autre école. La richesse qu’ils recèlent est celle d’une analyse enfin conséquente des bonnes démarches pédagogiques, des procédures d’apprentissage adaptées aux besoins de chacun. Les troubles des apprentissages, les insuffisances graves, révèlent par leur difficulté comme par leur nature les objectifs et les méthodes à construire.
La vérité dernière de « l’inclusion », de l’accueil attentif des différences, est finalement celle d’un dévoilement possible de vérités pédagogiques ignorées. Oui, la norme éducative doit bien s’élaborer sur la compréhension du handicap scolaire, dont l’authentique prise en charge permettra assurément de construire une école « valide » et respectueuse de tous.
Dernière modification le vendredi, 23 janvier 2015