Quatre experts de champs complémentaires sont réunis :
Philippe CARRE, professeur en sciences informatiques à l'Université de Poitiers, que l’on remercie pour sa conférence : "Les compétences numériques nécessaires pour un usage raisonné de l'IA en pédagogie ».
Isabelle MARTIN, référente et Déléguée académique à l’éducation aux médias et à l’information de l’académie de Bordeaux. Membre du comité de pilotage du groupe de travail académique IA Data Algo.
Benjamin MARTEAU, Directeur du GIP PIX (Groupe d’intérêt PIX, service public d’évaluation), parlera de la place à accorder à l’IA dans l’évaluation, le développement, et la certification des compétences.
Camille CAPELLE, Maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Bordeaux en Sciences de l’information et de la communication, rattachée au laboratoire IMS. Enseignante à l’INSPE, ses recherches portent sur les littératies informationnelles, numériques, des données et de l’IA. Elle a coordonné le GT NUM = DEFI sur la littératie de données dont le portfolio des résultats paraîtra prochainement.
Question : Selon vous, peut-on comprendre l’IA quel que soit notre niveau de connaissance ou de compétence ? Le développement de l’IA ne pose-t-il pas la question de la formation et des compétences de nos élèves ?
Philippe CARRE
Il y a un vrai enjeu d’adapter les vecteurs de transmission pour appréhender les concepts. A tous niveaux, y compris au niveau du supérieur, on doit se demander comment faire de la médiation sur ces questions très complexes. La médiation de l’IA est objet d‘une thèse à Poitiers. Pour nos élèves il y a cette question de médiation, d’émotions en masse, de compétences en informatique : cela embarque plein de choses.
Benjamin MARTEAU
Je voudrai juste partager une observation : à partir de ce qu’on a pu voir sur la cybersécurité, sur le numérique responsable, sur la culture de la donnée, je pense qu’il y a, au-delà des concepts, des invariants, une culture commune pour comprendre et agir.
Camille CAPELLE
Dans la littérature scientifique, sur la manière dont on veut intégrer une formation à l’IA dans le cadre de l’Education aux Médias et à l’Information (EMI), 3 enjeux principaux ressortent : ceux de la désinformation, ceux des compétences liées aux entraves aux droits et libertés individuelles, et ceux liés aux questions d’employabilité. Au-delà il me semble que se pose une question concernant les représentations autour de ce qu’une chercheuse néerlandaise, Josée Van Dijk, appelle la datafication, la mise en données du monde. Ce nouveau paradigme traverse tous les domaines de la société. Il repose sur une croyance selon laquelle la donnée constitue un élément de preuve objective. La quantification serait le meilleur moyen d’analyser, de maîtriser les phénomènes sociaux. Mais les savoirs reposent sur les hypothèses de ceux qui savent manipuler les données. On est à l’opposé de l’élaboration d’une pensée critique, comme on souhaite le faire en éducation. L’IA générative génère un grand nombre de données et leur traitement algorithmique porterait l’idée que le savoir serait fondé par la statistique. Ceci mérite d’être interrogé.
Isabelle MARTIN
En Education aux Mediaş et à l’Information (EMI) on va être sur d’autres domaines de compétences, dans la translittératie : compétences informationnelles, médiatiques, numériques, ... La question des données, de l’algorithme, impacte fortement le paysage médiatique, en particulier dans la dimension des réseaux sociaux (notamment par les algorithmes de recommandations). Le data journalisme, la dimension citoyenne, la question des droits (les images artificielles), beaucoup d’interrogations sur les contenus générés par l’IA sont interrogés par l’EMI. Cela relève plutôt des humanités numériques plutôt que de la simple culture numérique. Lorsqu’on travaille sur l’IA, on réfléchit sur le vrai et le faux, mais aussi sur le synthétique et le probable, ce qui renouvelle interrogations et nos pratiques en EMI.
Question : Philippe Carré, compte tenu de cela et de votre conférence, vous semble-t-il, nécessaire de former non seulement aux usages de l’IA mais également aux concepts sous-jacents ?
Philippe CARRE
L’hypothèse que je défends avec d’autres collègues est qu’il est important de comprendre les concepts de base pour prendre part à un débat qui est très difficile. La notion de compétences est difficile à borner. Parfois on me demande : « est-ce que j’ai besoin de savoir comment fonctionne une voiture pour savoir la conduire ? ». La différence est que la conduite de la route est bien règlementée et on un recul que l’on n’a pas avec l’IA, dans une accélération démentielle depuis 2017.
Question : En me tournant vers Isabelle Martin et Camille Capelle, quelles compétences vous semblent-elles nécessaires à l’utilisation raisonnée de l’IA ?
Camille CAPELLE
La littéracie de l’IA est en construction, au croisement de la littéracie des données (voir résultats cités par le GT NUM) et de la littéracie des algorithmes. L’entrée par l’EMI peut être l’optique choisie. Dans un rapport de 2024, proposé par Divina Frau-Meigs (Site de l’Unesco, 2024) : « L’autonomisation des utilisateurs grâce aux réponses apportées par l’éducation aux médias et à l’information à l’évolution de l’intelligence artificielle générative (IAG) », on parle de développer une culture.
Celle-ci regroupe un certain nombre de connaissances (par exemple savoir identifier les systèmes qui reposent sur les IA ; connaître les motivations et les modèles des acteurs,..) ;
des aptitudes (comme par exemple comparer des moteurs de recherche ; savoir distinguer différents médias et la provenance des informations ; être capable de reconnaître des idées reçues des préjugés, des imaginaires ; être capable d’élaborer des contre-discours à la désinformation et de les communiquer..) ;
enfin des valeurs (comme la défense de la liberté d’expression et d’opinion, de la propriété intellectuelle, la promotion de l’égalité des genres, l’engagement en faveur du respect de la vie privée..). Ce rapport donne des pistes intéressantes et montre comment l’EMI peut-être un espace de formation. Il me semble qu’il ne faut pas se limiter à des références techniques ou à des usages d’outils.
Isabelle MARTIN
J’ajouterai deux points. Le premier point porte la question de la métacognition, la nécessité de travailler la réécriture du « prompt ».
On a mené un projet avec l’action culturelle autour de concours dédiés à la photo, à l’image générée par l’IA. Un artiste, Bruno Murat, nous dit : « il faut apprendre ou réapprendre à formuler une demande, apprendre à conceptualiser avec des mots, pouvoir porter un regard critique sur le résultat proposé par une IA. Il faut absolument avoir des référents culturels. Celui qui n’en a pas ne peux pas se servir d’une IA avec éthique, responsabilité, intelligence et créativité ».
Le deuxième point est sur l’information et la désinformation, problématiques à l’heure des disfakes. Les interrogations qu’ont l’éducation les médias et les journalistes sont les mêmes. L’agence France Presse va mettre à disposition de Mistral AI toutes ses données. En retour les réponses seront sourcées et permettront d’accéder à l’AFP. Le Monde s’est associé avec Open AI. Ces éléments impactent la réflexion que l’on va avoir sur l’IA
Question : Benjamin MARTEAU, selon vous, de quelle nature sont les difficultés du développement cde ces compétence ?
Benjamin MARTEAU
La première difficulté, et la principale, c’est la rapidité de l’évolution, ce que l’on vit les uns et les autres.
Il ne faut pas en rester à ce constat : on a la responsabilité d’outiller au maximum, en formation initiale et en formation continue. On va travailler à actualiser notre référentiel de compétences (PIX) pour donner un maximum de repères, en liaison avec les acteurs du monde économique, la recherche, le MEN, et l’enseignement supérieur.
Mais le référentiel ne suffit pas. On va augmenter nos services d’évaluation et de certification, vers le développement de compétences. La formation continue reste un défi ; elle va au-delà de la mise à disposition d’un employeur. Sur PIX, en 2024, sur 750 éléments d’apprentissage, on en a actualisé 100.Une démarche de fabrique, autre chiffre que je cite, on a 150 000 commentaires par ans. Environ 10 % nous aident à actualiser.
Philippe CARRE
Ce qui est déstabilisant, c’est que nous avons discuté autour d’un outil mais, si cela se trouve, dans trois ans, j’exagère probablement, on aura peut-être un autre outil dont il faudra rediscuter l’usage. C’est la stratégie pour arriver à suivre ce flux qui importe. Les briques scientifiques ou venant des sciences humaines doivent constituer le « background » qui peut nous permettre de s’adapter aux différentes évolutions.