Inscrite dans les programmes scolaires et, depuis 2015, dans le décret fixant le socle commun de connaissances, de compétences et de culture que doivent maîtriser les jeunes en fin de collège, l’éducation aux médias et à l’information est censée s’échelonner tout au long de l’année scolaire. Les enjeux sont considérables, et ils ont surgi avec violence au moment de l’attentat de Charlie Hebdo.
Pourtant, si théories du complot et « fake news » sont au cœur des discours, et font l’objet de réflexions pédagogiques, les enseignants se sentent en général désarmés pour accompagner leurs élèves dans les méandres de l’information, de la communication et des réseaux sociaux.
Un terrain complexe
Dans les textes, l’éducation aux médias et à l’information (EMI) est intégrée dans le parcours de formation des enseignants. Sur le terrain, elle est abordée très inégalement. Ainsi, il n’est pas impossible qu’un enseignant qui entre dans son métier ne sache pas vraiment que l’EMI fait partie de ses missions. Et même lorsque c’est le cas, la grande majorité des nouveaux enseignants ne se sentent pas armés pour former les élèves.
Naviguer dans une masse d’informations pour construire des connaissances, s’assurer du pluralisme des points de vue possibles, faire de l’information un moyen de comprendre l’autre et le monde, savoir douter et critiquer sans remettre en cause la possibilité même de connaissance, voilà qui est compliqué.
Comment utiliser des techniques sans introduire de confusion entre information et numérique ? Quels gestes pédagogiques privilégier pour faire entrer les élèves dans une démarche et une pensée complexes ? Ce sont deux pierres d’achoppement pour les enseignants qui s’engagent dans un métier exigeant.
Ainsi, si l’inscription de l’EMI dans les programmes est indubitable, rien n’assure que tous les élèves trouvent l’occasion, dans leur parcours scolaire, de travailler sur des questions d’information et de communication. Au sortir de l’école, les représentations et les pratiques médiatiques des jeunes risquent donc de dépendre beaucoup plus de l’environnement social et culturel de leur famille et de leurs amis que de l’action du système scolaire. Ce constat n’est pas celui d’une défaite mais une invitation à travailler plus activement à la formation des futurs enseignants.
Des outils familiers
Menée par une équipe de recherche en sciences de l’information et de la communication et financée par la Fondation MAIF, une enquête autour de la perception des risques numériques par les nouveaux enseignants permet d’approfondir cette question. Les jeunes enseignants se perçoivent désormais comme des « digital natives », ils ont toujours connu les outils numériques, les réseaux sociaux, ils ont grandi avec des consoles de jeux et des téléphones portables, consulté Wikipédia sans le dire et les vidéos de YouTube pour apprendre.
La presque totalité des répondants (3 132 dont on a isolé 724 néo-titulaires) à l’enquête, réalisée en 2017 dans les académies de Bordeaux et Créteil, se considèrent comme compétents, performants ou experts avec le numérique, quelle que soit leur discipline de référence. Leur rapport au numérique est essentiellement utilitaire, lié à l’usage d’équipements techniques et de logiciels performants pour faire la classe.
Ils passent également un temps important en ligne, plus d’une heure et demie par jour pour 86 % d’entre eux. Presque tous font quotidiennement des recherches d’informations, et ils sont très nombreux à déclarer communiquer (92,2 %), lire en ligne (86,7 %), utiliser les réseaux sociaux (83,7 %), écouter de la musique (80,9 %), regarder des vidéos (72,1 %). Le numérique est aussi pour une grande majorité d’entre eux un moyen de préparer leurs enseignements (93,9 %), de communiquer par messagerie avec leurs collègues (90,3 %) et d’illustrer leurs cours (85,5 %).
Des risques surévalués
Malgré ce sentiment d’expertise et la diversité de ces pratiques numériques, les entretiens qui suivent l’enquête montrent que le rapport de ces enseignants à l’éducation à l’information est plus complexe qu’il n’y paraît. Tout se passe comme si l’usage de dispositifs numériques les prédisposait plutôt au cloisonnement entre leurs usages personnels et la classe. Ils ne sont plus que 50 % à déclarer former leurs élèves au numérique – avec une différence entre hommes et femmes, ces dernières plus sensibles aux risques numériques pour leurs élèves.
Sur cette question des risques numériques, la protection des données personnelles et de la vie privée est majoritairement citée comme une préoccupation importante (89,2 %), suivie par le droit à l’image cité par 67,3 %. L’éducation aux médias n’est citée que par la moitié des enseignants. Leur expérience personnelle ou celle qu’ils ont avec leurs propres enfants les invite à surévaluer les risques et notamment celui de perdre le contrôle des situations. Par voie de conséquence, ils n’abordent l’éducation à l’information qu’avec la plus grande prudence.
Ils sont pourtant bien conscients que les risques informationnels (manipulation, évaluation de l’information et lisibilité des controverses, enfermement dans des bulles de filtres) sont importants pour leurs élèves, qu’ils voient comme plus vulnérables qu’eux-mêmes. Et, pourtant, ils se considèrent insuffisamment (ou pas du tout) formés aux usages numériques en situation pédagogique, leur principale demande visant la formation plus que l’information.
Une posture à repenser
Plusieurs obstacles bloquent la route de l’EMI. Le premier est celui de l’identification des compétences en jeu. Les formateurs entendent souvent des groupes d’enseignants stagiaires demander des boîtes à outils numériques dans les formations à l’EMI, alors que celle-ci ne peut évidemment pas se limiter à des dispositifs techniques.
Un second obstacle est celui de la perception de la norme enseignante. Cette question de la normativité est centrale dans l’école. Or le numérique bouscule les frontières entre le personnel et le professionnel, l’affectif et le cognitif. Il complique infiniment la représentation du monde portée par les élèves. La norme d’un espace scolaire fermé et protégé perd son sens.
Pour les enseignants, ces conflits de normativité exigent une capacité d’adaptation, la construction de critères d’autorité qui ne vont plus de soi, une capacité d’écoute et d’attention peu compatible avec la lourdeur des programmes, une acceptation de l’incertitude et de la complexité contradictoire avec l’image de l’enseignant, incarnation de savoirs et de valeurs solides, dans l’école de la République.
Les professeurs documentalistes, parce que ces questions sont au cœur de leur formation et de leur mission, sont susceptibles de donner l’impulsion, avec les partenaires de l’école. Ainsi, l’exigence de considérer l’EMI comme une priorité s’impose, mais sa mise en œuvre nécessite une réflexion de fond sur les priorités pédagogiques, les parcours de formation des enseignants, et la place faite à l’apprentissage de la critique.
Dernière modification le samedi, 23 mars 2019Au-delà des textes d’intention, l’école doit créer des dispositifs en complément des disciplines traditionnelles, instiller l’ambition éducative, sociale et politique d’inclure l’analyse compréhensive et critique de l’information tant en matière de production, que de diffusion et de réception.
L’enjeu est bien celui d’apprendre à déconstruire et à décrypter l’information tout en évitant la seule réaction affective et sporadique aux évènements. Aucune formule magique n’est à notre disposition, aucun acteur plus légitime ou plus efficace que les autres, aucune ressource suffisante, la responsabilité est collective et culturelle.
Maître de conférences HDR, Université de Bordeaux
Initialement publié sur Theconversation : https://theconversation.com/pour-eduquer-a-linformation-etre-un-digital-native-ne-suffit-pas-111240