L’orientation professionnelle, fille du capitalisme industriel
Il convient de rappeler que l’orientation professionnelle française s’est historiquement construite avec et pour la société industrielle naissante. Comme le montre Jérôme Martin, l’OP émerge au début du XXe siècle pour résoudre le problème d’une bonne alimentation des formations professionnelles qui fournissent la force et surtout la qualité de travail aux entreprises en pleine expansion[1]. Cette genèse industrielle n’est pas anecdotique : elle révèle la subordination originelle de l’orientation aux besoins du capitalisme productiviste.
L’utopie fondatrice de l’orientation repose sur ce que les spécialistes nomment « l’adéquationnisme » : l’idée qu’il serait possible et souhaitable d’établir une correspondance parfaite entre aptitudes individuelles, formations, métiers et emplois. Cette vision mécaniste du rapport entre individu et travail s’épanouit pleinement dans les Trente Glorieuses, période où l’appareil productif absorbe tant les qualifiés que la masse des ouvriers sans qualification (OS) indispensables aux chaînes de montage.
Pourtant, dès les années 1970, les premiers signes d’essoufflement de ce modèle apparaissent. La crise pétrolière, l’émergence du chômage de masse, la tertiarisation de l’économie remettent progressivement en question l’adéquation formation-emploi. Malgré ces évolutions, notre système d’orientation conserve ses réflexes industriels : spécialisation précoce, hiérarchisation des filières selon leur proximité avec les secteurs « porteurs », obsession de l’employabilité immédiate.
L’écologie sacrifiée à la logique industrielle
Curieusement, alors que la transition écologique s’impose comme l’enjeu majeur du XXIe siècle, l’orientation scolaire peine à intégrer cette révolution paradigmatique. Les conséquences de cette transition sur les activités humaines, les métiers, les professions, l’organisation du travail, les activités de loisirs, ne sont pas encore bien claires, et nos représentations ne sont pas encore déconstruites, loin de là.
Cette cécité n’est pas fortuite. Elle révèle l’inertie d’un système conçu pour optimiser l’allocation des ressources humaines au service de la croissance industrielle, quitte à ignorer son insoutenabilité écologique. ressources humaines dans un cadre de croissance infinie. Comment l’orientation pourrait-elle anticiper les transformations écologiques quand elle reste pensée dans les catégories du monde qu’il s’agit précisément de dépasser ?
Prenons un exemple concret. L’orientation vers les filières scientifiques et techniques demeure largement guidée par les débouchés dans l’industrie traditionnelle, l’informatique ou la finance. Mais que devient cette logique quand ces secteurs doivent radicalement se transformer, voire disparaître partiellement, pour respecter les limites planétaires ? L’orientation prépare-t-elle nos jeunes aux métiers de la nécessaire transformation – réduction de l’appareil industriel, traitement de ses dégâts durables – ou les enferme-t-elle dans les schémas d’un monde productiviste qui refuse de céder la place ?
La jeunesse face au paradoxe consumériste
Delphine Riccio[2] pointe avec justesse le paradoxe de notre époque : « Chaque jour, nous voyons un paradoxe agir. Alors que l’urgence climatique vient interroger notre surconsommation, lorsqu’on parle orientation et projection dans l’avenir, il s’agit avant tout d’une rêverie individuelle, celle d’un bon métier où l’on gagne de l’argent pour assurer une consommation qui ne manquerait de rien. Or, les ressources naturelles sont limitées. »[3]
Cette observation révèle la schizophrénie de notre système éducatif. D’un côté, les programmes scolaires évoquent timidement le développement durable et les enjeux climatiques. De l’autre, l’orientation continue de promettre à chacun l’accès à un mode de vie consumériste que la planète ne peut plus supporter. Comment les jeunes peuvent-ils construire un projet d’avenir cohérent dans un tel contexte ?
Ce paradoxe n’est pas un simple retard d’adaptation : il exprime le conflit entre deux projets de société. D’un côté, les forces qui cherchent à perpétuer le modèle consumériste en le verdissant superficiellement. De l’autre, celles qui tentent d’inventer de nouvelles voies d’épanouissement. L’école se trouve au cœur de cet affrontement
L’enquête OpinionWay pour Edumapper révèle que 67% des 18-24 ans regrettent leurs choix d’orientation[4]. Ce taux élevé traduit-il seulement une inadéquation entre aspirations individuelles et réalités du marché du travail ? Ou exprime-t-il une intuition plus profonde : l’impossibilité croissante de se projeter dans un monde professionnel qui ne correspond plus aux défis de notre époque ?
Vers une orientation « éco-responsable » : au-delà du greenwashing
Face à ces constats, certains plaident pour une « orientation durable » qui intégrerait les métiers verts et l’économie circulaire. Cette approche, aussi louable soit-elle, risque de reproduire les erreurs de l’adéquationnisme en substituant simplement les « métiers d’avenir écologiques » aux « métiers d’avenir technologiques ». Elle maintient la logique instrumentale de l’orientation sans questionner ses fondements.
Les métiers de la transition : entre deux mondes
Mais il y a plus fondamental encore. La transition écologique ne consiste pas simplement à remplacer les métiers « gris » par des métiers « verts » dans un grand jeu de chaises musicales professionnelles. Elle exige d’inventer et de valoriser les métiers du passage : ceux qui permettent de sortir progressivement du monde industriel tout en gérant ses héritages durables.
Quels sont ces métiers ? D’abord, ceux de la transformation active : démanteler les infrastructures obsolètes, reconvertir les sites industriels, réorganiser les chaînes logistiques, repenser les systèmes de production. Ensuite, ceux de la réparation : dépolluer les sols et les eaux, restaurer les écosystèmes dégradés, traiter les déchets accumulés pendant des décennies. Enfin, ceux de l’adaptation : accompagner les populations face aux bouleversements climatiques déjà engagés, organiser la résilience locale, gérer la sobriété.
Or, ces métiers de transition portent une ambiguïté politique majeure. Ils peuvent servir deux projets opposés : soit prolonger l’agonie du modèle industriel en le verdissant superficiellement (la fameuse « croissance verte »), soit véritablement organiser sa décroissance maîtrisée. Un ingénieur en efficacité énergétique peut optimiser une usine pour qu’elle continue de produire, ou pour qu’elle réduise progressivement son empreinte. Un expert en économie circulaire peut servir l’obsolescence programmée sophistiquée ou la durabilité radicale.
Le système d’orientation et ses acteurs sont-ils en mesure de penser cette complexité conflictuelle ? Peuvent-ils accompagner les jeunes à comprendre que le choix d’un métier « vert » ne garantit nullement sa contribution à la transition, si celle-ci reste au service du maintien du système productiviste ?
Une approche radicale : l’orientation citoyenne
Riccio, dans sa tribune, propose une approche plus radicale : « Il s’avère indispensable d’accompagner les jeunes à pouvoir conduire la société dans une direction qui fasse sens. Lieu de construction de la citoyenneté, l’école est propice à être un lieu d’apprentissage du débat et de l’altérité si nous souhaitons allier vie démocratique et transformations sociétales. »
Cette perspective déplace l’enjeu. Il ne s’agit plus seulement d’orienter les individus vers les secteurs écologiques, mais de former des citoyens capables de piloter collectivement la transition. L’orientation devient alors un outil d’émancipation collective plutôt que d’adaptation individuelle aux contraintes économiques.
Du « Je » au « Nous » : l’orientation comme apprentissage du collectif
L’approche de Riccio appelle à « favoriser l’élaboration d’un rapport ‘Je-Nous’, entre individualités et collectif » (Riccio, 12 octobre 2021). Cette formulation, apparemment simple, bouleverse les fondements de l’orientation française traditionnelle. Celle-ci invoque l’autonomie individuelle du choix, la responsabilité personnelle du projet, la compétition méritocratique pour l’accès aux formations valorisées. Autonomie toute relative : les procédures d’orientation et d’affectation réduisent considérablement la marge de manœuvre réelle des élèves et de leurs familles.
Que signifierait concrètement cette transition du « Je » au « Nous » ? D’abord, reconnaître que les choix d’orientation individuels ont des conséquences collectives. L’étudiant qui s’oriente vers la finance plutôt que vers l’agroécologie ne fait pas qu’un choix personnel : il participe, à son niveau, à perpétuer ou transformer le modèle économique dominant.
Ensuite, intégrer dans les processus d’orientation une réflexion sur l’utilité sociale des activités professionnelles. Tous les métiers se valent-ils face aux défis écologiques ? Cette question, politiquement incorrecte dans une société libérale, devient pourtant incontournable dans un monde aux ressources limitées.
L’orientation comme « travail de deuil du paradis perdu »
Riccio évoque la nécessité d’accompagner « le travail de deuil du ‘paradis perdu’ » (Riccio, 12 octobre 2021). Cette métaphore psychanalytique éclaire d’un jour nouveau les résistances à la transition écologique. Le modèle consumériste promet l’abondance matérielle infinie, la satisfaction immédiate des désirs, l’émancipation par la consommation. Renoncer à cette promesse constitue effectivement un deuil.
L’information sur l’orientation joue un rôle crucial dans ce processus. Soit elle continue d’alimenter l’illusion en présentant les études comme un moyen d’accéder à ce « paradis » consumériste. Soit elle accompagne les jeunes dans l’invention de nouveaux modèles d’épanouissement personnel et professionnel, compatibles avec les limites planétaires.
Cette seconde voie exige de repenser radicalement nos critères de réussite sociale. Faut-il continuer à valoriser prioritairement les métiers les mieux rémunérés, souvent les plus destructeurs écologiquement ? Comment revaloriser socialement les activités de soin, de réparation, de transmission, essentielles à une société durable mais peu reconnues économiquement ?
Les « espaces réflexifs » : réinventer la pédagogie de l’orientation
Riccio plaide pour des « espaces réflexifs » qui « favoriseraient le travail de deuil du « paradis perdu » et permettraient aux jeunes d’« allier vie démocratique et transformations sociétales » (Riccio, 12 octobre 2021). Cette proposition dépasse la simple information sur les métiers pour ouvrir un véritable laboratoire de l’avenir.
Que pourraient être concrètement ces espaces ? Des lieux où les élèves exploreraient collectivement les scénarios de transition écologique et leurs implications professionnelles. Des temps où ils débattraient des dilemmes éthiques posés par certains choix de carrière. Des projets où ils expérimenteraient des modes d’organisation alternative du travail et de la production.
Cette approche transformerait l’orientation en éducation à la citoyenneté écologique. Au lieu de subir passivement les évolutions du marché du travail, les jeunes apprendraient à les anticiper, les critiquer, les infléchir. Ils deviendraient acteurs de la transition plutôt que simples bénéficiaires ou victimes des transformations en cours.
Au-delà de l’information : l’expérience transformatrice
Mais ces espaces réflexifs ne sauraient se limiter à une pédagogie discursive, fût-elle participative. L’information sur les enjeux écologiques ne suffit pas à transformer les représentations profondément ancrées du travail, de la réussite, du progrès. Les jeunes ont besoin de plus que des discours sur la transition : ils ont besoin d’en faire l’expérience.
Cela suppose un passage au réel : participer à des chantiers de restauration écologique, expérimenter des modes de production alternatifs, vivre concrètement la sobriété, mesurer les effets de leurs actions sur les milieux. Le faire transforme les représentations bien plus efficacement que le savoir théorique. Un élève qui a démonté et réparé des objets comprend autrement l’obsolescence programmée. Un jeune qui a participé à une reconversion de friche industrielle perçoit différemment les enjeux de la transition.
Cette pédagogie de l’expérience interroge l’organisation scolaire elle-même. Comment l’école, encore largement organisée autour de la transmission de savoirs abstraits, peut-elle intégrer ces temps d’immersion dans le réel ? Comment articuler les apprentissages disciplinaires avec ces expériences transformatrices ? L’accompagnement à l’orientation ne peut plus se contenter de guider des choix entre des représentations. Il s’agit maintenant d’organiser l’accès à des expériences qui refondent ces représentations.
L’alliance nécessaire : orientation, écologie, éthique
Jean Guichard souligne que les réflexions à propos de l’orientation, de l’écologie, de l’éthique, devront ainsi se joindre[5]. Cette convergence disciplinaire n’est pas accidentelle. Elle répond à l’émergence de défis qui dépassent les découpages académiques traditionnels.
L’orientation ne peut plus être pensée indépendamment de l’écologie car les choix professionnels déterminent largement l’empreinte environnementale des individus. Elle ne peut pas non plus ignorer l’éthique car elle engage la responsabilité de chacun envers les générations futures. Cette triple alliance dessine les contours d’une nouvelle approche de l’orientation, plus complexe mais plus adaptée aux défis contemporains.
Cette évolution rappelle curieusement le solidarisme des origines, mais dans un autre cadre social, économique et conceptuel. Retour aux sources ou révolution copernicienne ? Les deux probablement. Il s’agit de retrouver l’ambition collective des pionniers de l’orientation tout en l’adaptant aux contraintes inédites du XXIe siècle.
Mais attention : cette convergence orientation-écologie-éthique ne doit pas devenir un nouveau discours creux. Elle exige des transformations concrètes dans les pratiques d’accompagnement, les contenus de formation, les critères d’évaluation des parcours. L’orientation écologique et éthique ne peut rester au stade de la déclaration d’intention. Elle doit se traduire dans les outils, les méthodes, les postures professionnelles des accompagnateurs.
Construire un monde habitable : l’orientation humaniste
« Construire un monde habitable et respectueux du vivant fait sens », conclut Riccio[6]. Cette évidence, que l’urgence écologique rend chaque jour plus pressante, remet en perspective toutes nos pratiques éducatives. L’orientation ne peut plus se contenter d’être un service de placement des individus dans l’appareil productif existant. Elle doit contribuer à l’invention collective d’un nouveau modèle de société.
Cette « démarche en orientation humaniste » ne relève pas de l’utopie pédagogique. Elle constitue un choix politique : celui de mettre l’école au service de la transformation plutôt que de la reproduction du modèle industriel. Dans un monde fini, l’orientation infinie des désirs individuels devient un non-sens. Seule une orientation collective des efforts vers la soutenabilité peut encore faire sens.
Sommes-nous prêts à abandonner les certitudes rassurantes de l’adéquationnisme pour explorer les terres inconnues d’une orientation écologique et démocratique ? Accepterons-nous de transformer l’orientation d’un outil de reproduction sociale en instrument de transformation collective ? Ces questions ne trouveront leurs réponses que dans l’action.
L’orientation française se trouve face à un choix historique : continuer à préparer les jeunes pour un monde industriel qui refuse de mourir, ou les accompagner dans l’invention d’un monde post-industriel qui peine à naître. Entre ces deux mondes, l’orientation actuelle hésite, tergiverse, multiplie les discours verts sans transformer ses pratiques. Cette indécision n’est pas tenable. Les jeunes de 2025 vivront la majorité de leur vie dans la seconde moitié du XXIe siècle, celle où les conséquences du changement climatique seront pleinement déployées. Leur préparer des ‘bons métiers’ dans l’ancien monde, c’est les condamner à l’inadaptation. Les former à construire le nouveau monde, c’est leur donner une chance
Bernard Desclaux
Article publié sur le site : https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2025/10/08/lorientation-entre-deux-mondes-tenir-lancien-ou-batir-le-nouveau/
Les deux premiers articles de la série :
Les quatre chemins de l’école française https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2025/10/01/les-quatre-chemins-de-lecole-francaise/
La machine à trier au nom du mérite https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2025/10/04/la-machine-a-trier-au-nom-du-merite/
Notes
[1] Martin, J. (2020). La naissance de l’orientation professionnelle en France (1900-1940) : Aux origines de la profession du conseiller d’orientation. L’Harmattan.
[2] A l’époque de la tribune elle était PsyEn et vice-présidente de l’APSYEN (l’association professionnelle des PsyEN EDO)
[3] Riccio, D. (12 octobre 2021). Du rêve individuel au projet de société, l’accompagnement à l’orientation doit évoluer. Le Monde. https://www.lemonde.fr/education/article/2021/10/12/du-reve-individuel-au-projet-de-societe-l-accompagnement-a-l-orientation-doit-evoluer_6097993_1473685.html
[4] OpinionWay pour Edumapper (juin 2025). Enquête sur le regret des choix d’orientation chez les 18-24 ans. https://www.opinion-way.com/fr/publications/les-jeunes-et-lorientation-scolaire-et-professionnelle-2025-20373/
[5] Guichard, J. (2024). Orientation durable et équitable : principes, concepts et méthodes. Les Rendez-vous de l’orientation. https://avenirs.onisep.fr/equipes-educatives/les-rendez-vous-de-l-orientation/orientation-durable-et-equitable-principes-concepts-et-methodes
[6] Ibid.
Dernière modification le samedi, 11 octobre 2025