La conscience s’est désormais faite d’une édification nécessaire des comportements, des dérives constatées du laxisme et de la spontanéité juvénile, des fissures entretenues dans l’encadrement éducatif vécues comme autant de fractures sur des parcours brisés.
Le harcèlement, douloureusement subi par quantité d’élèves dans un silence institutionnellement instruit, sur le sujet duquel les priorités proclamées au grand jour se heurtent au démenti fonctionnel de procédures disciplinaires de plus en plus édulcorées, constitue l’une des illustrations les plus édifiantes de cette ignorance coupable de notre devoir éducatif. Les atermoiements, le « double langage », sont ici patents.
Car il y a, d’une part et du côté du ministère, la nécessité proclamée de reconnaître la souffrance d’élèves victimes, le mal-être d’enseignants désavoués ou insultés, les débordements inciviques de toute nature. Mais il y a d’autre part, en vis-à-vis cynique à ce diagnostic alarmant, la foi aveugle en une éducation qui ne doit pas être répressive, dont l’exigence suprême et principielle impose d’édulcorer toute procédure disciplinaire.
La culture dominante dans l’éducation nationale n’est pas au répressif – fût-il nécessaire et légitime. De « mesures de responsabilisation » en « procédures compensatoires », de « sursis » en ignorance des actes, on s’est ainsi évertué à amenuiser, à anéantir toute forme de sanction : jusqu’au mot lui-même que l’on s’attache à faire tomber en désuétude. Circulaire après circulaire, les acteurs éducatifs sont invités à l’atténuation, à l’amenuisement, à la disqualification des peines infligés aux malheureux fauteurs.
Effets pervers de « l’épanouissement »
Et ces ambivalences font incontestablement écho aux tensions éprouvées par la société sur ce sujet. Les contradictions de l’opinion sont en effet manifestes, entre d’une part une exigence de sécurité éprouvée concrètement par les familles et d’autre par une représentation culturelle de la permissivité et de l’enfant-roi. Mais la générosité de l’idée s’est en fait retournée contre leurs bénéficiaires. Les enfants supposés « choyés » et « épanouis » au sein d’une école dont ils sont le centre deviennent tantôt agresseurs et tantôt victimes : en une spontanéité éducative entretenue de leurs envies, hors de toute contrainte jugée pédagogiquement incorrecte. Le mieux étant ici comme ailleurs l’ennemi du bien, les « belles âmes » de ces pédagogies dites « nouvelles » ont enfanté des monstres, ont libéré des forces obscures : livrant les élèves aux lois les plus élémentaires et les plus souterraines de notre société. Car cet abandon d’autorité de l’école a fait place nette pour les despotismes spontanés, pour les appartenances groupales, pour les communautarismes les moins avouables.
La loi qui prévaut dans les cours d’école n’est plus celle des « bons élèves » et de l’institution, mais celle des plus forts et des plus radicalisés dans leur opposition frontale à l’encontre d’une norme éducative en déréliction. Et là est sans doute l’essentiel de notre crise citoyenne. Les références dominantes auxquelles sont soumis les jeunes, plus spécifiquement dans les établissements scolaires difficiles, ne sont plus celles de la république. La violence s’est imposée sur la loi, les codes culturels de l’incivilité et de la contestation sur ceux du respect normatif. Le refus assumé de trop réprimer fait donc le lit du « terrorisme » : au sens où c’est bien le système de la terreur mise en œuvre par ceux qui se sentent les plus forts qui s’impose impunément. La défense aveugle du principe d’un épanouissement des élèves a donc abouti à la facilitation de leur persécution par leurs pairs, à la généralisation de leurs souffrances, à la banalisation des pratiques de harcèlement dont le suicide est désormais, trop souvent, la tragique et ultime échappatoire face à une institution démissionnaire.
Décrochage scolaire et sanctions disciplinaires
La question du décrochage scolaire s’est alors invitée dans ce débat, relayée par des universitaires adeptes du raccourci argumentatif. On nous explique ainsi, statistiquement, que les sanctions sont causes du décrochage des élèves. Et cette analyse puissante se résume en une argumentation qui a pour mérite évident son indéniable simplicité : les élèves les plus sanctionnés, constate-t-on avec acuité, sont également ceux qui décrochent le plus. Plaisante explication : c’est donc parce qu’ils sont sanctionnés qu’ils décrochent ! Et la « violence symbolique » de l’institution est, une fois de plus, sommée de rendre compte de ses manquements. Qu’il puisse ici y avoir inversion manifeste des causes et des effets, que les sanctions scolaires puissent à l’évidence être des symptômes davantage que les causes d’un mal-être plus profond, cette hypothèse ne semble pas digne d’être soulevée. Car elle présente l’inconvénient majeur de ne pas aller dans le sens du paradigme éducatif dominant et de son exigence « d’épanouissement ».
Mais cette question du décrochage pourrait tout autant être analysée comme la conséquence d’une défaillance, et non pas d’un excès, de l’autorité éducative. Plutôt que de présupposer qu’une discipline scolaire strictement appliquée porte préjudice à l’édification du parcours des élèves, il conviendrait peut-être d’explorer l’hypothèse inverse. Car le « mauvais » élève se nuit d’abord à lui-même, ses débordements sont autant d’appels à des normes qu’il n’a pu encore intégrer. Il lui manque, à l’évidence et d’abord, la rectitude d’un jugement sur lui-même, d’une conscience de ses actes et à travers elle la capacité à se projeter dans le regard d’autrui, l’aptitude à se représenter convenablement les relations humaines. Le devoir des adultes, leur responsabilité première face à ses errances, réside alors dans une exigence de discernement et de restauration identitaires. Car le « mauvais élève » se définit toujours par une identité abimée et en souffrance, par une impossible conciliation entre soi-même et l’attente prescriptive d’une référence sociale.
Justification freudienne de la sanction scolaire
En langage freudien, la quête personnelle d’un « idéal du moi » est la plus essentielle à l’élaboration psychique de la personne. Chacun ne peut intégrer les normes morales que par l’appropriation personnelle d’une figure d’autorité, d’un modèle incarné auquel il convient de s’identifier afin d’intérioriser pleinement les exigences sociales.
Devenir adulte, « s’élever » à la responsabilité du monde, c’est passer de la posture d’une soumission passive et externe à des règles imposées à celle d’une assimilation personnelle des normes. Par souci d’être aimé – mais d’un amour, nous dit Freud, « sublimé » : c’est-à-dire déplacé quant au but et inhibé dans ses modalités -, chacun renonce alors à ses pulsions, préfère la reconnaissance satisfaite au désir immédiat.
La sociabilité se construit donc sur cet équilibre précaire où le souci de soi fonde le respect des autres – où « l’intérêt », physiologiquement parlant, ne cesse de gouverner et de croître sous le verni du civisme. Chacun devient donc sociable à partir du moment où il parvient à devenir pour lui-même cet « idéal du moi », cette figure paternelle idéale : faisant ainsi passer les prescriptions normatives du statut de contraintes extérieures à celles d’exigences intégrées – ce que l’on appelle des obligations.
Tel est bien, au final, le fondement de notre « aptitude à la civilisation » qui passe inévitablement par cette étape de la contrainte disciplinaire. On a coutume de dire que les jeunes sont en recherche de limites, qu’ils testent en permanence jusqu’où ils peuvent aller trop loin. Et cette quête est en effet essentielle à l’élaboration de leur identité personnelle, à la construction de leur propre estime de soi. Leur refuser cette confrontation disciplinaire, édulcorer la référence à la norme prescrite, c’est leur rendre le monde tout autant illisible que leur propre réalité psychique. La conséquence la plus évidente en est alors une généralisation de cette « perversion narcissique » qui se constate désormais : lorsque le plus grand nombre considère le rapport à l’autre sur fond d’hédonisme, sans prise en compte authentique de l’obligation interpersonnelle. Si l’enfant reste donc pour Freud un « pervers polymorphe » qui concentre initialement tous les vices, l’éducation consiste bien à orchestrer la sublimation de ses pulsions par le processus d’une contrainte imposée qui devient ensuite adhésion aux règles pour une identité personnelle enfin édifiée.
L’esquive disciplinaire
L’école n’apprend donc plus, n’assume donc plus l’autorité. Combien de parents d’élèves victimes ont-ils alors pu constater les multiples arguties et divers contournements verbeux de l’administration scolaire toute appliquée à amenuiser les faits, à rejeter sur celui qui ose exprimer sa souffrance la responsabilité de ce qu’il subit. Les éléments de langage sont ici, hélas devenus des « classiques ». On interroge ainsi la victime sur le fait qu’il n’a pas su signaler à celui qui le violente que cela ne lui « convient » pas. Ou encore on le culpabilise avec application sur le caractère tardif de son signalement : « lui as-tu dit que cela te dérange ? » « Si tu en avais parlé avant, cela se serait passé autrement »… Autant de remarques où l’indigence des présupposés le dispute à la mauvaise foi démissionnaire : comme si un élève pouvait être « d’accord » avec le fait d’être violenté, comme si la difficulté à en parler – par honte, par peur des représailles… - ne faisait justement pas évidemment partie du harcèlement…
Ces stratégies de louvoiement institutionnel masquent mal la volonté assumée de ne pas traiter, fondamentalement, l’indiscipline scolaire : idéologiquement incompatible avec une certaine vision de l’élève, avec une conception datée de l’action éducative fondée sur une représentation angélique de la nature humaine. On ne le soulignera jamais assez, l’exigence « d’épanouissement » des élèves proclamée avec force dans la loi de 1989.
[1] Loi d’orientation n°89-486 du 10 juillet 1989