Critiques médiatiques : La sortie de cet ouvrage ne passe pas inaperçue. Xavier de la Porte, animateur radio spécialisé sur les questions numériques lui accorde un billet dans l’Obs. Il en retient que l’ouvrage contient des passages passionnants. Baptiste Kotras continue sa tournée en accordant des interviews dans divers quotidiens : Libération, Stratégies, L’Express… qui se poursuivra par sa participation à l’émission “La suite dans les idées” sur France Culture.
Thèse de l’ouvrage : L’auteur défend donc la thèse que le web réinvente la mesure d’opinion. Pour lui, le recueil de données sur les réseaux sociaux, les blogs, etc. renouvelle la conception, la mesure et les actions vis-à-vis de l'opinion, en puisant dans des régimes plus anciens de mesure. Les opinions sont définies par l’auteur " au sens large des représentations, avis, jugements que nous produisons quotidiennement sur une infinité de sujets ". La mesure de l’opinion permettrait alors de " savoir enfin ce que les gens pensent, et cela sans même avoir besoin de leur demander ".
La différence fondamentale entre la mesure actuelle de l’opinion et les précédentes, c’est qu’aujourd’hui, via les data, les internautes s’expriment au sein d’un espace accessible à tous, il y a des opinions partout, sans aucune restriction.
Baptiste Kotras part du postulat que “les instruments technologiques qui mesurent les opinions ne sont pas neutres politiquement” (page 11). En effet, face à tant de contenu exploitable, les entreprises chargées de mesurer ces opinions sont libres de choisir comme bon leur semble lesquelles analyser.
" Dire l’opinion, l’extraire, la mesurer, la donner à voir, constitue un acte nécessairement performatif et donc politique, qui consiste à faire exister un public ". (page 12)
Le projet explicite du livre : donner à voir les différents régimes d’opinion dans l’histoire pour montrer l’émergence et la stabilisation d’un nouveau régime d’opinion, contemporain, " qui, sans se substituer au sondage, réhabilite des modes de connaissances qui lui sont antérieures ".
Evolution historique de la mesure de l'opinion
" Comment savoir ce que pensent les gens ? " (page 15).
De Louis XIV à 1930, Baptiste Kotras raconte l’évolution de la mesure de l’opinion. Dans cette période, les régimes d’opinion se succèdent. Il les définit, à la suite de Loïc Blondiaux, comme “ des régimes, ancrés dans des époques, des projets et des instruments très variés, qui constituent des manières différentes, voir antagonistes de connaître et de gouverner ” (page 12)
Dans son étude, l’auteur identifie quatre régimes de l’opinion (régime public discursif, régime hiérarchisé, le régime de la mobilisation et le régime des sondages).
La surveillance de l’opinion par la monarchie française du XVIIe siècle : le régime public-discursif
" Anticiper tout mouvement de contestation de la part d’une population est essentiellement envisagée, non comme une entité politique légitime mais comme une source de désordre public " (page 17)
Cette phrase de l’auteur résume l’objectif de Louis XIV. Après avoir créé le poste de lieutenant général de la police en 1667, celui-ci souhaite connaître l’opinion des Parisiens. Des agents, appelés les mouches, étaient disséminés dans toute la ville pour recueillir les paroles, les opinions et les discours populaires dans la ville.
L’opinion récoltée ici ne sert pas à punir quelqu’un ou un groupe, car " l’opinion rapportée vaut donc moins pour ses émetteurs que pour son contenu : la charge critique dont elle est porteuse, et sa visibilité dans l’espace public " (page 19). L’objectif du roi n’est pas de mesurer l’opinion mais de la surveiller.
Une opinion plus importante que les autres : le régime hiérarchisé
Une rupture se produit au XIXe siècle. La mesure de l’opinion garde pour objectif de prévenir et d’étouffer les éventuelles contestations, toutefois un nouveau dispositif est mis en place : un maillage national composé d’une part des préfets et d’autre d’un Bureau de presse.
Les préfets vont utiliser leur filet local composé de notables locaux qui vont devenir les intermédiaires privilégiés du pouvoir pour connaître les ressentiments du terrain. À l’aide d’un travail de veille, les Bureaux de presse vont synthétiser les opinions des journaux de l’époque. Dans le contexte d’une démocratie censitaire, qui proclame que seules les élites peuvent-être citoyennes, la mesure de l’opinion devient elle-même élitiste. “ la population est systématiquement “parlée” par ses élites : les ouvriers par leur patron, les lecteurs par leur éditorialiste, les croyants par leur prête. “ (page 21). On ne va pas apprécier l’opinion du peuple mais celle de ses représentants qui sont considérés à l’époque comme des " interprètes spontanés du peuple ” (page 22)
La force d'une opinion : le régime de mobilisation
Mesurer une opinion pour connaître celle des citoyens. C’est comme cela que se présente le vote de paille au milieu du 19e siècle aux États-Unis. Cette nouvelle évolution de la mesure de l’opinion affiche l’objectif de connaître véritablement l’opinion des citoyens dans le cadre de l’élection présidentielle américaine.
Les journalistes demandaient directement dans les cafés aux citoyens leurs intentions de vote. Ces informations étaient recueillies et les journalistes faisaient des prédictions sur le score des élections. In fine, le but selon les historiens du vote n’était pas " tant de prédire avec précision le résultat du vote qu’à galvaniser les différents camps politiques engagés dans la compétition électorale " (page 24). En affichant que tel ou tel candidat allait gagner l’élection, les journaux espéraient créer une dynamique favorable à leur candidat.
C’est en cela que le vote de paille s’inscrit dans le régime de mobilisation. L’objectif de cette mesure de l’opinion est sa capacité de mobilisation.
Une opinion représentative : le régime des sondages
" Produire un outil capable de connaître et de faire connaître l’opinion du public sur les affaires du jour, informant ainsi le débat public et l’action du gouvernement " (page 25).
Voilà l’objectif des sondages selon ses créateurs américains George Gallup, Elmo Roger et Archibald Crossley. La force du sondage et son originalité provient de sa représentativité, elle " constitue la clé de voûte du sondage qui reproduisait “ miniature ” la population " (page 25). Fusion entre le vote de paille et la psychologie sociale positiviste, elle remplace le hasard du sondage par une représentativité plus rationnelle. Malgré des critiques sur sa façon d’imposer " à l’enquêteur un nombre fini de réponses à une question, conçue en amont de l’enquête " (page 26), ce qui empêche la visualisation " des opinions singulières, conjoncturelles, diversement informées ". Par leur rationalité les sondages restent, encore aujourd’hui, l’outil de mesure de l’opinion le plus populaire.
Redéfinir la représentativité sur le web
Ce qui se passe aujourd'hui concrètement
Le Modèle échantillonné de l'opinion en ligne
Objectifs. L'échantillonnage est apparu dans un premier temps en 2007 dans le domaine politique, grâce à des entreprises et des start-up issues principalement du domaine de la communication et du marketing. Ce modèle va très rapidement être utilisé par les grandes firmes afin de réaliser des études d'image et de notoriété. “ Relativement peu dotés en capitaux technologiques, ces acteurs ("les échantillonneurs") s'orientent vers un modèle d'étude et de conseil où la valeur ajoutée repose sur le travail d'analystes humains.” (page 32)
Ce modèle tend à répondre à plusieurs constats. "Il faut tenir compte des limites des capacités humaines d'analyse et de traitement" et " il n'est ni possible ni souhaitable de " tout écouter sur le web" " (page 32). Se pose alors la question des critères de sélection. "
“Évolution vis à vis du sondage : dans les modèles échantillonnés de l'opinion en ligne, tout le monde n'opine pas sur tous les sujets. Seuls les plus actifs sont pris en compte” (page 34). L'instauration de critères de sélection nécessitent alors des partis pris importants en comparaison avec ce qui pouvait se faire avec les enquêtes par sondage.
Outils de mesure. Toutes les opinions se valent-elles ? Deux critères de sélections sont au coeur de l'échantillonnage : l'influence et la visibilité. Pour évaluer la visibilité, plusieurs entreprises d'échantillonneurs élaborent des algorithmes pour attribuer à chaque site ou blog des scores. Cette sélection des opinions les plus visibles correspond aussi à leur modèle économique basé sur l'expertise humaine et " fait éclater le postulat des enquêtes par sondage, qui instaurent l'égalité entre toutes les opinions " (page 41)
En mesurant les pages web et en faisant le ratio entre le nombre de liens qu'elles reçoivent et qu’elles émettent vers d'autre pages, l'entreprise Linkfluence considère le lien hypertexte comme "un objet signifiant sur le web" (page 36). C'est ainsi que les développeurs de l'entreprise française entreprennent une " normalisation et banalisation du web social " et mettent à jour leur " "live panel", référentiel général des territoires thématiques connus. " (page 37)
Le passage d'un découpage socio-démographique à un découpage communautaire du web social permet une analyse échantillonnée à l'échelle humaine. Par exemple, une marque qui souhaitait auparavant faire évaluer sa campagne auprès d'une tranche d'âge ou d'une CSP se fera conseiller par Linkfluence afin d’opter pour une analyse des réactions des communautés par rapport à des thèmes chers à leur campagne.
Modèle des logiciels de social media analysis
Objectifs. " Là où les échantillonneurs affirmaient la nécessité de sélectionner attentivement les publics et les opinions à analyser, ces plateformes de logicielles opèrent au contraire une veille continue (...) sur l'ensemble des supports du web social " (page 61). Les logiciels de social media analysis sont conçus pour être directement utilisés par les entreprises clientes. Ces logiciels sont "centrés sur les traces de l'opinion et non sur ses publics" (page 65), sur l'énoncé plutôt que sur le locuteur, afin de détecter les mouvements les plus intenses de la conversation publique. Pour les acteurs du social media analysis, "il leur importe moins de savoir qui parle que de surveiller avec précision ce qui est dit" (page 73)
Dans le modèle des logiciels de social media analysis, "l'utilisateur de la plateforme hérite d'un rôle central" (page 65) dans le processus de mesure puisqu'il y choisit lui-même les règles et critères de sélection des opinions pertinentes. Par exemple, dans ce modèle, les communautés, référentiel principal dans le modèle d'échantillonnage, n’ont d'existence qu'à travers leur utilisation faite par les clients. Les communautés se traduisent dans ce modèle en followers. C'est ainsi que "l'opinion mesurée devient une réputation, au sens d'opinion sur " (page 80).
Outils de mesure. Les tableaux de bord produits par les logiciels de social media analysis sont alimentés par des algorithmes qui produisent "des régularités plutôt que des interprétations". (page 82). Les outils de sentiment analysis sont des "algorithmes issus du traitement automatique du langage, qui attribuent automatiquement à chaque verbatim collecté une "tonalité" ". (page 82)
Cependant, les algorithmes sont faillibles. Pour se défendre, " les professionnels du social media analysis encouragent leurs clients à ne pas accorder trop d'importance aux volumes (...) et à observer davantage leur évolution" (page 86). Une "sismographie de l'opinion" peut alors s'effectuer, mais "c'est bien en lisant les mentions elles-mêmes que l'usager peut interpréter le signal produit par l'instrument" (page 92). Ce modèle de social media analysis peuvent prendre la forme d'un sismographe puisqu’il privilégie "la courbe au tableau (…) l'intensité au nombre" (page 94)
Le sentiment analysis, n'est pas seulement défini grâce aux algorithmes, mais plutôt sur la "superposition de filtres et de calculateurs, de façon à isoler (...) des ensembles de données" (page 87)
Rupture et réinstauration
Selon Dominique Cardon, dont Baptiste Kotras s’est beaucoup inspiré, il est évident qu’aujourd’hui, tout comme hier, les instruments de mesure restent un levier incroyable de classification et de hiérarchisation de l’activité sociale. Dans cette logique, il est naturel que le système de sondage, qui a longtemps fait ses preuves, évolue et rompt avec les pratiques passées pour s’adapter aux mutations de la société contemporaine. Pour Baptiste Kotras, il y a donc une “concurrence” évidente qui se créée entre les réseaux sociaux et les sondages classiques. C’est pourquoi l’auteur de " La voix du web " étudie les évolutions et les mutations de l’opinion publique via les nouvelles techniques d’enquête qui ne répondent pas aux mêmes enjeux.
La société actuelle a été bouleversée par l’intégration d’internet. Ce changement représente donc une opportunité pour celles et ceux ayant pour but de connaître nos activités en ligne afin de mesurer par la base, l’opinion des individus sur internet. Contrairement aux sondages traditionnels, les nouvelles méthodes ne se basent pas sur la classe sociale, le revenu de la personne ou bien sur son âge, mais bien sur la conversation qu’émet le sujet sans qu’on ait besoin de le sonder. Cependant, dans ce cas de figure, nous perdons un élément essentiel : la représentativité. C’est pourquoi les acteurs doivent trouver de nouvelles façons de donner une valeur à ces opinions.
Selon Baptiste Kotras, les internautes ne savent plus qu’ils sont sondés. C’est pourquoi on peut parler d’une opinion " sans public ". Nous passons donc d’une étude d’opinion, bien structurée, scientifique, où l’opinion publique était classifiée comme dans une " éprouvettes ", à un système régulé par de nouvelles technologies, guidé par de nouveaux enjeux, principalement d’ordre économique. Ces logiciels, contrairement aux sondages, peuvent être utilisés au sein même des organismes. Ils ont donc directement accès aux flux continus d’information, générés par les publics ciblés par la rétention de trace textuelle sur le web. Cette rétention est basée sur quelques mots-clefs permettant de filtrer globalement les informations et ainsi se faire une idée des grandes tendances.
Baptiste Kotras se questionne cependant ; cette nouvelle façon de sonder l’opinion permet-elle réellement une meilleure lisibilité de celle-ci ? C’est pourquoi il souhaite connaître les conséquences qu’ont à long terme l’exploitation volontaire de ces données sur les consommateurs, notamment par le biais de publicités générées automatiquement. Il va aussi s'intéresser à la transformation en interne des entreprises pour et par cette nouvelle veille d’information tout en se demandant si cette nouvelle forme de surveillance, malgré l’anonymat relatif des internautes, ne représente-t-elle pas des enjeux en termes d’écoute généralisée.
Conclusion
Cet ouvrage est accessible et se lit très facilement. Il s’ouvre avec un ancrage historique intéressant qui va permettre au lecteur de se rendre compte que la mesure d’opinion n’est pas une pratique récente même si sa forme a grandement évolué. L’auteur ne prend pas parti et ne propose pas d’adopter une vision manichéenne des phénomènes de mesure de l’opinion avec les datas. Il propose plutôt d’analyser de l’intérieur le phénomène et nous donne les clefs pour que nous soyons à même de nous forger notre propre opinion. Comme le précise l’auteur, face aux promesses des big data, “ce livre cherche à se distancier de l’enthousiasme positiviste souvent naïf qui les accompagne, autant que d’une critique externaliste, empiriquement peu fondée”.
En tant que futurs communicants publics, ce livre peut nous apporter une certaine expertise sur les nouvelles méthodes de mesure de l’opinion et tout ce que cela implique dans la récolte et la sélection des données ainsi qu’en terme de représentativité.
Bettina Martin, Lucas Le Bouffy, Ludovic Germain, Antoine Charbonnier
(1) #culturenum : La formule est simple. Pendant 2 jours, les étudiants des Masters Communication publique et politique, Consulting et expertise en communication et Stratégie et politique de communication de l’ISIC, présentent des synthèses de livres en Sciences humaines et sociales parus au cours des deux dernières années sur les cultures numériques. Des chercheurs et des professionnels de la communication et du numérique sont invités à venir les écouter et débattre avec eux. Journées coordonnées par Aurélie Laborde, maître de conférences, ISIC – Université Bordeaux Montaigne ; Delphine Dupré, ATER ISIC et doctorante au MICA, et Laurent-Pierre Gilliard, UNITEC Bordeaux.
Dernière modification le mardi, 16 mai 2023