On attribue très fréquemment à Napoléon 1er le mérite d'avoir créé le baccalauréat.
C'est vrai pour sa version moderne, mais il existait auparavant une version ancienne nommée "bacca laurea" (en latin : "couronne de lauriers", par référence à l'objet symbolique que, dans les sociétés antiques, on plaçait sur la tête des vainqueurs d'épreuves de toutes sortes :Jeux olympiques, batailles, guerres ...).
Ce diplôme, qui comportait plusieurs épreuves en latin, n'était délivré que très parcimonieusement, par un petit nombre d'universités. Il sanctionnait la fin de la première étape des études universitaires, et était donc comparable à ce qu'aujourd'hui nous nommons "licence".
Pendant près de cinq siècles, les très rares personnes qui parvinrent à se doter de ce diplôme bénéficièrent de privilèges juridiques et financiers (en particulier fiscaux), et firent pour la plupart de brillantes études universitaires qui leur permirent d'accéder aux plus hautes fonctions du pouvoir royal, mais aussi de l'église et de l'armée. En outre, ce fut pour beaucoup un passage quasi obligé pour pouvoir accéder à la "noblesse de robe", prenant progressivement place à côté de la "noblesse de sang".
Le baccalauréat moderne est né en 1808, sous le Premier Empire.
D'abord très peu délivré (il n'y eut qu'une trentaine de reçus lors de la première session en 1809, moins de 10000 par an jusqu'aux années 1920), il a ensuite connu une croissance exponentielle : en 2018, il y eut 765000 candidats à cet examen. Dans le sillage de cette augmentation du nombre des candidats, on assista à une forte expansion du taux d'une tranche d'âge parvenant au "niveau baccalauréat" (3% en 1920, près de 80% aujourd'hui), ainsi que de la part des candidats qui réussissent cet examen de moins en moins sélectif (64% de reçus en 1960, 75% en 2000, 88,3% en 2018).
Ainsi, une des caractéristiques du baccalauréat moderne est qu' il s'inscrit dans une tendance longue et très probalement inachevée, caractérisée par une très forte expansion quantitative, qui ne va pas sans poser de plus en plus de problèmes d'organisation, de coût, et de mise en cause de sa "valeur", notamment au regard de l'orientation des bacheliers vers l'enseignement supérieur.
1. La naissance du baccalauréat moderne :
C'est par un décret impérial daté du 17 mars 1808 que fut créée le baccalauréat moderne.
Dans son article 16, ce décret mentionne que "les grades, dans chaque faculté, sont au nombre de trois : le baccalauréat, la licence et le doctorat" (il n'existait alors pas de grade intermédiaire entre la licence et le doctorat). Il est en outre précisé (article 19) que "pour être admis à subir l'examen du baccalauréat, il faut (...) répondre sur tout ce que l'on enseigne dans les hautes classes des lycées". Par "hautes classes des lycées", il faut entendre les classes de seconde, première et terminale.
Bien que délivré à l'issue de la scolarité suivie en "grand lycée", le diplôme du baccalauréat est délivré "sous le sceau de l'université".
De ce fait, il constitue le premier des trois grades universitaires. Ainsi s'explique que les jurys étaient alors uniquement ou principalement composés de membres de l'université, et qu'en particulier, ils étaient présidés par une autorité intellectuelle de statut universitaire. Il faudra attendre de nombreuses années avant que ces jurys s'ouvrent à des personnes issues des lycées (professeurs, inspecteurs...).
Aujourd'hui encore, le baccalauréat francais demeure un grade universitaire, et non un simple certificat de fin de scolarité au lycée. Ainsi s'explique que, sur chaque attestation de réussite, le document est signé par un universitaire, Président du jury. C'est ce que l'on nomme la "collation" du grade de bachelier par l'université.
Notons que dans un premier temps, les femmes n'eurent pas le droit de s'y présenter. Il fallut attendre 1861, soit plus d'un demi siècle après sa naissance, pour qu'une femme puisse se porter candidate et l'obtenir. A partir de cette date, on est entré dans une sorte de processus de démocratisation par l'augmentation progressive du nombre de ces diplômés, mais aussi de la part des femmes bachelières.
Cependant, sur une longue période de plus d'un siècle, il ne fut délivré qu'à un tout petit nombre de personnes, et se montra fort sélectif. A cette époque, avoir réussi à se doter du baccalauréat était un signe d'excellence.
2. Jusqu'aux années 1970 : une progression quantitative d'abord très faible, puis plus importante, mais contenue.
La situation que nous venons de décrire dura jusqu'aux années 1920/1930, donc durant plus d'un siècle.
Le taux d'une tranche d'âge dotée du baccalauréat se maintint en dessous de 2%, et le nombre des personnes qui, chaque année, réussissaient les épreuves de cet examen, demeura inférieur à 10000. C'est au cours de la décennie 1920/1930 que ces chiffres commencèrent à augmenter significativement, mais à un rythme d'abord relativement modéré : en 1939, ce diplôme ne fut délivré qu'à 21000 personnes, 33000 en 1950, 61000 en 1960... Durant cette même période, le taux d'une tranche d'âge des personnes qui parvinrent à se doter du baccalauréat augmenta également (5% en 1930, 8% en 1940, 10% en 1950, 16% en 1960, 20% en 1970...), annonçant l'explosion quantitative qui allait survenir durant les années 1960/1970.
Cette évolution s'explique par plusieurs facteurs :
- La réforme de 1927, qui remplaça les baccalauréats alors existants, fortement caractérisés par leur haut niveau d'exigence universitaire et les humanités classiques, par le "baccalauréat de l'enseignement secondaire" en deux parties (en fin d'année scolaire de première, puis de terminale), réputé plus accessible à un plus grand nombre de lycéens. Notons que nul n'était alors admis en classe terminale s'il n'avait pas réussi la première partie de cet examen.
- Par la suite, en 1945, une autre réforme consista à scinder la classe terminale unique d'alors en trois : philosophie, sciences expérimentales, mathématiques. Il en découla la création de trois baccalauréats nettement plus différenciés que celui auquel ils succédaient, et surtout, moins difficile à réussir.
- Ajoutons le fait que les lycées publics, payant jusqu' aux années 1930, devinrent progressivement gratuits, ce qui provoqua une forte croissance des effectifs, et donc du nombre des candidats potentiels à l'examen du baccalauréat.
3. L'explosion du nombre des bacheliers après les années 1960 :
Entre 1960 et 1970, le nombre des baccalauréats délivrés chaque année passa de 61000 à 107000, et le phénomène ne fit ensuite que s'accélérer : le chiffre de 250000 fut dépassé en 1985, celui de 500000 en 2000, et on atteint le chiffre de 675600 baccalauréats délivrés lors de la session de 2018. Dans le même temps, le taux d'une tranche d'âge dotée de ce diplôme suivit une courbe tout aussi ascendante : 20% en 1970, 26% en 1980, 43% en 1990, 63% en 2000, 66% en 2010, près de 80% en 2018.
Parallèlement, on assiste à une augmentation tendentielle du taux de réussite lors d'une session de l'examen du baccalauréat.
Alors qu'au XIXe siècle, ce taux n'était que de 15 à 25% selon les années, il augmenta progressivement jusqu'à atteindre 50% peu près la Seconde Guerre Mondiale. Depuis, il n'a jamais cessé de croître : 63% lors de la session de 1980, 75% en 2000, 85% en 2010, 88,3% en 2018.
Ces évolutions ont fortement contribué à alimenter les raisonnements de celles et ceux qui considèrent qu'il y a dégradation du niveau d'exigence dans l'enseignement. secondaire. Neuf lycéens sur dix parvenant désormais à se doter de ce diplôme, et plus sans doute dans le futur, il ne peut qu'être porteur d'une "valeur" individuelle en nette régression.
Les éléments explicatifs de cette "inflation diplômante" sont connus :
- La croissance des effectifs de collégiens s'accélère fortement entre 1950 et 1970, période durant laquelle le nombre des collégiens passe en France de un à trois millions. On peut y voir l'impact de la décision, prise en 1959, de faire passer l'âge de la scolarité obligatoire en France de 14 à 16 ans. C'était l'époque où le gouvernement français se montrait très fier de pouvoir dire qu'on inaugurait en moyenne un collège supplémentaire par jour. Le taux d'une tranche d'âge parvenant au niveau classe de troisième s'accroit très fortement, atteignant 90% au début des années 1970, ce qui provoque une forte croissance des effectifs de collégiens entrant au lycée, et donc du nombre des candidats au baccalauréat. Par la suite, le"collège pour tous" (devenu le "collège unique" en 1975) continue de voir ses effectifs croître, mais avec une moindre ampleur, passant de trois à 3,3 millions en 2000. Depuis, il semble d'être installé sur une sorte de pallier stabilisé autour du chiffre de 3,2 millions en 2018, continuant cependant de fortement alimenter la demande de scolarisation au lycée.
- Une réforme en date de 1968 fit passer le nombre des baccalauréats de trois (philosophie, mathématiques et sciences expériementales) à 23 (les baccalauréats A, B, C, D, D', E, treize spécialités du baccalauréat technique F, trois pour le bac technique G, ainsi que le bac H. Outre que les baccalauréats généraux perdaient leur monopole en voyant la famille s'enrichir de la création de 17 baccalauréats techniques, il se diversifia fortement du côté des baccalauréats généraux, notamment par la création du bac B (économique et social), qui allait fortement contribuer au processus de démocratisation de l'enseignement secondaire. En 1985, le mouvement s'amplifia avec la création du baccalauréat professionnel, qui se décline en près de 110 spécialités, et la transformation des anciens baccalauréats techniques et baccalauréats technologiques. Aujourd'hui, il existe un total de plus de 120 baccalauréats, près de 150 si on prend en compte les spécialités entre lesquelles certains d'entre eux se subdivisent (tel par exemple le baccalauréat "sciences et technologies du management et de la gestion", qui comprend quatre spécialités technologiques offertes aux choix des familles).
4. Une dégradation de la valeur individuelle du baccalauréat partiellement compensée par la tendance à la prolongation des études ...
Aujourd'hui, il n'est plus guère de personnes pour se bercer d'illusions : les familles (les "consommateurs d'école"), prouvent qu'elles ont pour la plupart pris conscience de ce phénomène de dégradation de la valeur individuelle du baccalauréat, par le fait qu'elles sont de moins en moins nombreuses à se contenter d'un tel diplôme, y compris lorsqu'il s'agit d'un baccalauréat professionnel.
Passe encore pour des bacheliers généraux et technologiques qui, sauf cas particulier, ne sont porteurs d'aucune ou que d'une très modeste capacité à exercer un emploi à l'issue de leurs années lycée. Pour ceux-là, la poursuite des études dans l'enseignement supérieur est chose logique et ancienne : en 2017, c'était le choix de 97% des premiers et 85% des seconds. Il est par contre plus surprenant de constater que les bacheliers professionnels sont désormais plus de la moitié à faire un tel choix, alors que ce n'était le cas que pour 15 à 25% d'entre eux pour les premières promotions du bac pro, créé en 1985. Bien plus : d'année en année, le taux de prolongation des études des bacheliers professionnels ne cesse de croître.
Ils y sont d'ailleurs officiellement encouragés par des politiques de "quotas de places réservées en filières BTS" par exemple.
A cet égard, il convient de prendre en compte le fait que la France, comme ses partenaires de l'Union européenne, a adhéré à l'objectif commun d'amener à 50% le taux d'une tranche d'âge parvenant à se doter d'un diplôme de l'enseignement supérieur de niveau bac + 2/3, alors qu'il n'est que de 30% aujourd'hui ! Nul besoin d'être un grand analyste pour comprendre qu'on n'y parviendra que si une plus grande part des bacheliers font le choix de prolonger leurs études. Or, pour les bacheliers généraux et technologiques, les marges de croissance de ce taux sont faibles, ces deux catégories de bacheliers faisant déjà un tel choix à raison de 97% et 85%. C'est donc principalement du côté des bacheliers professionnels que se trouve le "gisement" potentiel d'élèves qui peuvent venir alimenter la "machine à produire 50% d'une tranche d'âge au niveau bac + 2/3".
Ajoutons que sur le marché de l'emploi "niveau bac pro" (ce que les spécialistes nomment le niveau IV), les qualifications attendues par un nombre croissant d'employeurs (plus de polyvalence, plus de capacités de communication, plus de culture générale, plus d'esprit "d'ouverture internationale"...) incitent de plus en plus fortement les jeunes diplômés de niveau bac à aller chercher dans des formations supérieures complémentaires courtes (BTS, DUT, bachelors ou équivalents) ou longues (de niveau master ou plus), le "portefeuille de connaissances et compétences" qui facilitera leur insertion professionnelle et leur procurera une meilleure "employabilité" à moyen et long termes.
5. ... Et par la recherche du "bon" baccalauréat, dans le "bon" lycée :
Autre façon de se protéger de la déterioration de la valeur individuelle moyenne du baccalauréat : la quête croissante du "bon bac", de préférence dans le "bon lycée". Il s'agit de la stratégie désormais bien connue que certaines familles mettent en œuvre en vue de se différencier.
Comme cela a été clairement mis en évidence par les sociologues de l'éducation, un nombre croissant de familles déploient des trésors d'ingéniosité dans le but que leur(s) enfant(s) parviennent à se faire admettre dans les filières de lycée considérées comme étant supérieures aux autres : un bac général plutôt que technologique ou professionnel, un bac S plutôt que ES ou L, dans une filière européenne ou internationale de préférence ... Mais aussi, ce "bon" baccalauréat doit être préparé dans un "bon" lycée.
Sur ce point, vous noterez qu'à chaque fois qu'un Ministre de l'Education nationale s'est attelé à un projet de réforme du lycée, et/ou du baccalauréat, il a justifié cette démarche par la nécessité de "rééquilibrer les filières", c'est-à-dire de lutter contre la hiérarchisation considérée comme étant excessive des filières. Et à chaque fois, un large consensus vient appuyer cette démarche. Et pour autant, nul à ce jour n'y est parvenu. Nous verrons bien si les réformes du lycée et du baccalauréat du Ministre Blanquer connaîtront un sort plus positif, mais une fois encore, c'est un des objectifs forts visés.
Notre pronostic est qu'on n'y parviendrons toujours pas. Pour atteindre un tel objectif, il ne suffit ni de supprimer les filières spécialisées dans la voie générale (bien que ce soit une condition nécessaire), ni de l'inscrire dans le marbre de textes réglementaires très officiels.
Comme le dit fort justement Alain Boissinot, ancien recteur, ancien conseiller de Ministres de l'Education nationale, "la hiérarchie des filières correspond à des réflexes sociétaux très profonds", si bien que les responsables ministériels ne parviennent pas à atteindre un tel objectif.
Je comprends fort bien que l'actuel Ministre pense y parvenir en supprimant les filières dans la voie geberale qui, dans le cadre de la nouvelle réforme du lycée, devient unique. Mais nous sommes nombreux à penser qu'il sera tout à fait possible de reconstituer des parcours hiérarchisés par les choix d'enseignements de spécialité et de certaines options facultatives. Qui ne voit par exemple qu'opter pour les enseignements de spécialité de mathématiques et physique-chimie, et ajouter un enseignement optionnel facultatif de "mathématiques expertes" permettra de se doter d'un profil "super S" qui permettra de se distinguer de la plupart des autres ?
Conclusion
Combien de temps encore avant qu'un Ministre et son Gouvernement ne soient contraints d'assumer le principe de réalité que porte cette folle course en avant ? Il faudra bien un jour que soit posée et débattue la question du statut du baccalauréat francais et du droit, qu'un nombre croissant de personnes considèrent comme étant devenu exorbitant, de passage automatique dans l'enseignement supérieur universitaire qu'il octroie à ses detenteurs.
Il est vrai qu'il s'agit là d'une " patate" très très chaude. Il faudra beaucoup d'énergie, de volonté... et d'abnégation à un Ministre pour se lancer dans un tel débat. Mais ce jour viendra... et il ne faudrait pas qu'il soit trop lointain.
Bruno Magliulo