Parfois dans leurs rangs se glissent des décideurs et se trouvent aussi quelques personnes qui veulent voir la « tribu » et ses « rituels ». En passant de l’un à l’autre de ces évènements on retrouve donc les mêmes qui se connaissent, parfois depuis longtemps et on rencontre, mais moins souvent, des « nouveaux » voir des néophytes.
Quel est l’intérêt de ces rencontres « entre soi » ? Participer à ces rencontres c’est d’abord faire acte identitaire. Lorsque je retrouve les membres de ma tribu, cela me rappelle qui je suis et le miroir que me fournissent les collègues présents est un élément important de la motivation à continuer. Autre élément important, cela permet d’aller plus loin dans son domaine de prédilection. Ainsi « entre soi » on est déjà à niveau pour échanger, pour connaître le champ de spécialité (pour nous le numérique éducatif). Dans la même ligne, entre soi la parole porte sur des « objets partagés » est plus ouverte car elle permet de croiser des points de vue, si tant est qu’il y ait une certaine hétérogénéité des origines, des lieux d’appartenances. En quelque sorte entre l’uniformité et la différence, il faudrait trouver un espace qui permette vraiment l’échange (le conflit sociocognitif ?), c’est un avantage, c’est aussi un inconvénient
Quel sont les limites de « l’entre soi »
- La première des limites est l’enfermement communautariste. Entre soi, on est bien, on n’a pas besoin des autres. Ce confort de la stabilité risque d’être mis à mal non seulement par les autres, mais par ce qu’ils vivent de différent. Les chercheurs, lorsqu’ils sont entre eux, développent des codes, des manières de faire, des liens avec ce qu’ils observent, bref un ensemble de formes stables. Lorsque quelqu’un questionne cela, il est souvent rejeté. Nombre de communautés professionnelles fonctionnent de cette manière. Le langage est d’ailleurs un indicateur de ces limites posées par le groupe. RAM, ROM, processeur, sont de ces vieux éléments de langage, comme big data, multi processing, ou encore fab labs viennent les renouveler.
- La deuxième limite de l’entre soi est « l’appauvrissement collaboratif ». En échangeant uniquement au sein du même groupe de pairs et sans référence externe on s’aperçoit que rapidement on tourne en rond et on a le sentiment de ne plus rien apprendre. De salons en salons, de colloques en colloques, on a l’impression de voir les mêmes démonstrateurs de TBI, de boitiers de votes, de tablettes, d’écrans géants, d’interactivité etc… Dans les colloques, qui se multiplient à l’envie sur le numérique en ce moment, on observe le même phénomène avec de temps à autres, parce que c’est leur métier, des ouvertures inattendues, mais souvent difficile à repérer. Comme les échanges se font dans des communautés aux codes d’interaction explicites et implicites bien en place, il y a peu de place à la différence.
- La troisième limite est le « surinvestissement de soi ». Au sein de ma communauté, mon identité se trouve renforcée. A l’image de ce qu’enseigne la psychologie des foules, il y a renforcement identitaire à se sentir côtoyé par des pairs. C’est sur ce mécanisme que les réseaux sociaux se développent. Ils proposent comme relations des personnes qui vont conforter votre soi ou au moins l’étayer. Quand dans LinkedIn ou Facebook, je demande à être en relation avec quelqu’un, je signale à cette personne l’intérêt que je porte pour elle. Du coup je renforce chez elle ce sentiment de soi. La recherche effrénée de popularité relayée par les médias de flux va dans le même sens, mais pas pour les mêmes raisons. Ainsi l’entre soi conforterait le soi.
- La quatrième limite est celle des « amis-écrans ». Dans la communauté à laquelle j’appartiens, le bruit du monde extérieur est souvent assourdi. Un acteur déclarait ne jamais demander l’avis de ses amis pour ses nouveaux spectacles car il remarquait qu’ils étaient trop « gentils » ou « indulgents ». Les communautés de pouvoir (dirigeant d’organisations), lorsqu’elles se replient sur elles-mêmes en viennent à ne plus percevoir la réalité sur laquelle ils agissent pourtant. La médiation technologique, pas plus que celle des amis, voire encore moins, ne permet d’y remédier. Ce que je perçois du monde qui m’entoure est donc modifié dans un sens de conformité avec ce que j’en attends. D’ailleurs Google s’en est inspiré dans son algorithme de suggestion de choix, tout comme Amazon avec les éléments qu’il vous envoie suite à une visite ou un achat. Dans les cercles de pouvoir les plus en périphérie du cercle ont tendance à faire écran car cela leur assure une sécurité et le maintien dans le cercle. Certains sont donc tentés d’en sortir en utilisant Internet, fenêtre directe sur le monde. Malheureusement ce n’est pas si simple car Internet rend difficile un certain nombre d’expériences sensibles. Ainsi le politique qui veut se rendre compte de ce qu’est le transport en commun aux heures de pointe ne peut se suffire des simples images de webcam qui diffusent en direct l’état des transports.
Il arrive parfois que l’on soit dans un évènement en limite de tribu et qu’alors on se trouve interrogé sur son identité, voire même sa légitimité : ai-je le droit de les côtoyer ? La mise en relation numérique (mail, réseaux et autres forums) modifie quelque peu les frontières habituelles. En permettant de rentrer en contact avec quelqu’un qui est en bordure, voire éloigné de ma tribu, ou en allant vers d’autres tribus inconnues, je risque l’inattendu, le différent. Certains artistes choisissent de redevenir, temporairement, inconnus en s’exilant loin de leurs cercles de popularité. Pour eux il s’agit au contraire de mesurer la valeur du soi et ses frontières. Par contre, il n’est pas certain qu’ils viennent chercher « l’inspiration ». D’autres par contre vont chercher ce choc pour alimenter ce que leur communauté ne leur permet plus de percevoir, on est alors dans le renouvellement de soi. Les anthropologues et les ethnologues ont déjà exploré ces continents complexes, pour eux-mêmes mais aussi pour les populations qu’ils étudient. C’est alors la notion de métissage qui émerge comme indicateur de changement. C’est justement ce que Sylvie Octobre, à l’instar de Dominique Pasquier ou encore Bernard Lahire, vient nous indiquer comme piste de réflexion. Aller aux limites de la tribu c’est prendre le risque du métissage et donc d’importer dans la communauté des éléments nouveaux.
Aller voir ailleurs, ça fait aussi du bien. Côtoyer, dans un esprit constructif, des pensées opposées ou divergentes, est toujours intéressant. Malheureusement depuis de nombreuses années la spectacularisation du débat dichotomique a amené à un dévoiement de ces tentatives d’évolution. On est pour ou contre et on n’en change pas. Cette vision idéologique du débat et de la relation humaine est inquiétante, car elle se déploie aussi sur Internet au travers d’attaques violentes, souvent personnelles. Car l’un des effets indirects d’internet auprès de personnes même « normalement socialisées » (???) est d’autoriser une violence verbale symbolique par l’absence de contact direct. Sur ce blog comme sur d’autres, cela est parfois arrivé, mettant en scène le choc des communautés « entre soi ». Ce choc est d’abord destructeur. Ensuite il est non discutable, car il s’exprime, le plus souvent, sur le registre de la croyance et non pas de l’analyse contradictoire. Cela signifie que derrière mon clavier, je trouve une position identitaire nouvelle, renforcé dans ma communauté (que je suis sur twitter Facebook et autres mailing list) et m’autorise ainsi à aller au-delà de l’échange de point de vue pour aller vers une « lutte de prosélytisme ».
Pour terminer on peut, à partir de ce cadre identifier deux conditions de la parole (médiatisée, ou pas): d’où je parle et mon histoire. A partir de ma communauté d’appartenance et de ses règles je m’exprime et exprime ainsi un écho de cette communauté. Je deviens en quelque sort un porte-parole sans mandat. A partir de mon histoire, ma trajectoire, les métissages successifs, mais aussi la reconnaissance identitaire des communautés traversées, je suis amené à intervenir en lien avec cette évolution personnelle. C’est dans cet ajustement constant entre moi et les groupes, les communautés, que se construit progressivement mon soi face au monde et les manières de l’exprimer dans mes relations aux autres. Quelques personnages médiatiques dans l’actualité illustrent aisément cela. Ce qui est inquiétant c’est que la médiatisation semble tuer la médiation dans des contextes contradictoires. Autrement dit de nombreuses communautés n’ont plus le souci d’apprendre, mais au contraire d’enseigner, de convaincre, voire de convertir. C’est alors le dévoiement de l’éducation au sens premier du terme et en association avec la liberté qu’elle doit permettre de vivre. Internet et le numérique offrent la vision paradoxal d’un monde ouvert et d’un monde fermé. Après en avoir pris conscience, l’avoir analysé, il y a un travail de reconstruction de l’éducation que nous sommes encore loin d’avoir entamé. Espérons qu’une vision « au-delà de l’école » vienne alimenter le débat et la mise en acte.
A débattre
BD