Lors de ses premiers pas dans les années 2004-2005, Facebook se moule sur un projet de société et apparaît comme le viatique indispensable de tous les copains du monde. Devenue une entreprise conquérante, globalisée, presqu’un média qui charrie tout, les actualités, grandes et petites, les opinions, les conversations, et, aussi, à son insu, les rumeurs malveillantes ou délirantes, elle devient un ovni terrifiant qu’il faut à tout prix réguler. Le comble : dans le pays du laissez-faire des entreprises, opinion publique, journalistes et ingénieurs de la Tech en viennent à supplier les politiques d’intervenir.
En septembre 2017, David Kirkpatrick, journaliste auteur de la biographie autorisée de Facebook, s’est indigné dans son blog contre l’inconséquence des parlementaires : « Veut-on vraiment que les entités commerciales (comme Facebook et Google) soient en charge de faire respecter le Premier Amendement ? ».
Facebook, first : les charmes de la sociabilité adolescente
Le réseau a été paramétré selon des principes qui exaltent la culture adolescente et post-adolescente. Le design de la plateforme invite l’internaute à conforter son autonomie, exprimer ses talents, ses opinions et ses états d’âme, encourage l’authenticité et l’intensité de ses échanges, permet de maintenir continument le contact avec ses amis et ce, dans un espace affinitaire élargi et fermé. Personne dans la première décennie des années 2000 n’aurait songé à passer au vitriol de la critique cet emblème d’une humeur optimiste fleurie sur les campus, et même le film The Social Network qui racontait la compétition agressive engagée par Mark Zuckerberg pour demeurer maître de son trombinoscope inventif n’a pas entamé l’image sympa du créateur de Facebook.
Il est normal qu’à 20 ans, Mark Zuckerberg ait été empreint d’une certaine candeur sur la finalité du réseau : « Je sais bien que ca fait ringard, mais j’aimerais beaucoup améliorer la vie des gens, surtout socialement », déclare-t-il au Stanford Daily peu de temps après que celui-ci ait été rendu opérationnel.
Dès ses tout débuts, ce trombinoscope des étudiants des Ivy League colporte un imaginaire de campus d’élite, traversé tant par l’ambition d’améliorer le monde que par celle de faire la fête et de socialiser. Autre levain du succès de TheFacebook : l’encouragement à se mettre en avant, pixeliser par la photo un soi idéal et avenant – bien éloignée du look ordinaire du potache de campus. Cette culture du personal branding, spécifique des universités d’élite où le doute sur soi est peu répandu, a contribué à son succès.
À chaque étape du développement de l’entreprise devenue Facebook, et notamment en 2006, lorsque celle-ci a décidé de s’étendre au delà du milieu des étudiants et des lycées, le geek entrepreneur Mark Zuckerberg a réussi à convaincre ses actionnaires et amis de rester dans l’épure de cette ligne éditoriale : la mise sur orbite d’un imaginaire d’étudiants. Les premières recherches sur Facebook attestent de cette dimension : il est analysé comme un vecteur d’activités conversationnelles et de partage de biens culturels (Diana Boyd), le support d’innovations sémantiques à mi-chemin entre culture du transmédia et logiques marchandes (Henry Jenkins).
L’infrastructure du réseau incite chacun à livrer sa part de subjectivité : cette dimension est essentielle pour comprendre l’adhésion qu’il suscita. Même si la plupart des internautes dessinent d’eux-mêmes une image impressionniste et dévoilent rarement de manière crue tous les éléments de leur personnalité, cette incitation à l’authenticité chante un hymne à la société des individus. Les principaux dangers qui ont été alors imputés au réseau concernent ceux liés à la mise en visibilité publique de la privacy, la tentation du narcissisme et les embrouilles et harcèlements entre ados.
Facebook main stream : fiche d’identité, carnet d’adresse et agenda de 2 milliards d’humains
En 2016, 79% des internautes adultes américains ont un compte Facebook, les trois quarts d’entre eux l’utilisant tous les jours. Plus largement, la firme californienne a converti deux milliards de personnes de tous âges de par le monde aux plaisirs du réseautage électronique. Deux milliards d’individus ou d’entités (association, entreprise, médias, marques…) pour lesquels le réseau fait office de fiche d’identité, de carnet d’adresse et d’agenda. Deux milliards d’internautes convertis à l’humeur optimiste et à l’éthique bon enfant des campus américains. Comme Facebook offre une flexibilité d’usages quasi infinie, tous les individus et toutes les entités ont pu s’y engouffrer. ll est comme une maison où chacun conçoit et organise son espace à son goût. Chacun gère « son Facebook ».
Facebook est demeuré longtemps un réseau mythique épargné par bien les critiques qui ont surgi très vite après la naissance du Web. Les partis pris adoptés par le fils de famille qu’est Mark Zuckerberg ont contribué à colorer ce réseau d’une tonalité positive. Ainsi, le refus de l’anonymat lors de l’ouverture d’un compte (fort théorique, évidemment) est un point fort ; les travaux sur Facebook révèlent d’ailleurs que la plupart des personnes inscrites au réseau jouent cash sur ce point. Parallèlement, opère en faveur de l’image de Facebook l’insistance à respecter les règles de la communication publique dans leur version la plus familiale, celles que pratiquent les télévisions généralistes, comme l’interdiction de propos offensants (la nudité, les images violentes, la pornographie) ; et aussi à réaffirmer la chasse acharnée aux contenus à caractère raciste ou sexiste.
Facebook : comment réguler un colosse ?
Facebook, comme tout réseau social, n’est pas considéré juridiquement comme un média, il n’est donc pas responsable pénalement des contenus produits et distribués en son sein. Mais il incline à se comporter comme tel – tout en se proclamant un agent « neutre », qui se contente de faire circuler des contenus multiformes. Sur le sujet classique de l’éthique, la tension qui règne entre liberté d’expression et encadrement des contenus, Facebook a plutôt opté pour la seconde voie – il est d’ailleurs souvent accusé de censure. Que ce réseau apparaisse comme aujourd’hui comme un danger pour les démocraties porte donc un coup à tant de bonne volonté exprimée à maintes reprises, et à une image patiemment construite.
Comment réguler l’écosystème de Facebook, comment repérer et évincer fausses nouvelles, rumeurs, canulars, exagérations de tous ordres ?
Les modérateurs internes, journalistes pour la plupart ;
Les intervenants extérieurs qui effectuent des signalements – à terme une organisation calquée sur le modèle Wikipédia pourrait être imaginée (le réseau social dit recevoir « des millions de signalements chaque semaine pour du contenu pouvant violer ses politiques d’utilisation ») ;
Les outils algorithmiques. Les débats vont bon train dans la Silicon Valley sur les intérêts respectifs de chacun de ces trois instruments, entre ceux qui privilégient l’humain et ceux qui font davantage confiance à « l’objectivité » des machines. Le coût financier d’une armée de modérateurs excède substantiellement celui des algorithmes, et en 2016 Facebook avait réduit le nombre de modérateurs au profit d’une solution technologique : mais celle-ci s’est avérée impuissante à identifier certaines rumeurs ou à distinguer le faux du vrai lors de la mise en ligne de propos satiriques. Le débat est donc remonté donc à la surface.
En 2017, Mark Zuckerberg, après avoir nié la capacité d’influence de Facebook sur les opinions politiques (« c’est une idée folle »), a finalement été tenu de réagir.
Il reconnaît avoir fait des erreurs et pas à pas s’est engagé à prendre une série de mesures : retour aux fondamentaux algorithmiques, le fil d’actualité redonne la priorité aux échanges entre amis, recrutement d’une armée de modérateurs supplémentaires (ils passeraient de 10 000 à 20 000 d’ici fin 2018), éviction des faux sites d’information, et, en prime, il annonce vouloir lutter contre l’évasion fiscale, promettant que l’entreprise dorénavant s’acquittera intégralement des taxes sur les recettes perçues selon chaque territoire national.
Ses déclarations vise à atténuer l’image business qu’il colporte dorénavant : « Protéger notre communauté est plus important que maximaliser les profits », déclare-t-il tout de go – le propos est rapporté par Wired en février 2018. Le magazine arbitre des élégances de l’économie numérique consacre en effet à Facebook une longue enquête, qui, sans rien cacher des tensions internes qui ont traversé l’entreprise au cours des deux dernières années, apparaît comme un plaidoyer, tout en nuances, pour le maitre des lieux.
Le Sénat américain a mené plusieurs auditions (hearings) autour des fausses informations les derniers mois de 2017, et en novembre il a entendu les représentants des géants du Net.
La tension autour des enjeux démocratiques presse les politiques à s’engager davantage. Mark Zuckerberg a intérêt à cultiver l’image du good guy qu’il n’a cessé de peaufiner – et le dossier tout juste concocté par Wired tombe à point nommé. Pour le moment tout le monde retient son souffle : comment réguler un réseau qui se pose comme un relais et un prolongement de presque toutes les activités d’une société ?
Directrice de recherches à l'EHESS, PSL Research University
https://www.telos-eu.com/fr/societe/facebook-comment-reguler-une-societe-en-miroir.html
[1] Titre d’un article célèbre de Karl Popper qui, en 1995 (une éternité !), ciblait la télévision.
Dernière modification le mercredi, 28 février 2018