Une anecdote
Au tout début de ma carrière de conseiller d’orientation, à la fin des années 70, je suis auxiliaire au CIO d’Aubervilliers. Le directeur a l’habitude en début d’année de faire le tour des établissements afin de présenter son équipe de conseillers aux chefs d’établissement et surtout de cadrer le travail que ceux-ci y feront tout en définissant avec les chefs d’établissement les conditions de leur travail. « Définir avec » n’est peut-être pas le terme exacte. Ce serait plutôt « leurs réclamer ». C’est dans cette situation que lors d’une de ces rencontres qu’un chef d’établissement en conclusion de la visite s’est exclamé, en souriant : « Hier, vous rouliez pour nous, et aujourd’hui, c’est nous ! », formule qui m’est restée en mémoire.
Si j’ai toujours pensé que l’orientation était conçue, en France, d’abord comme pouvoir sur l’autre, l’autre étant l’élève, sa famille, mais ce retour en mémoire me rappelle que l’orientation organise également les rapports entre les acteurs et en particulier les personnels de l’éducation nationale.
De l’Institution
Que voulait dire ce chef d’établissement ? Je pense qu’il pointait l’entrée des « nouvelles procédures d’orientation » comment moment de bascule dans les rapports entre chef d’établissement et conseiller d’orientation. Avant cette entrée en vigueur, le territoire de l’orientation scolaire était clairement celui des enseignants et des chefs d’établissement. Ils étaient les maîtres du jeu, les maîtres absolus de la poursuite ou non des études dans le système scolaire. Si un élève ne « convenait plus », il était alors rejeté, remis à ses parents, et les conseillers d’orientation considérés toujours comme d’abord des conseillers d’orientation professionnelle devaient s’en occuper. L’élève devait « voir » le conseiller, et le conseiller « devait » trouver une place dans une formation professionnelle car à l’époque il n’y avait pas d’affectation organisée par l’administration. Le travail du conseiller était sous la commande du chef d’établissement, mais se faisant il avait une utilité pour le système. Il était un atténuateur.
Au sein du secondaire la décision de se défaire d’un élève incapable de poursuivre des études générales est normale. Aucun sentiment de culpabilité puisque le rôle du secondaire est la formation d’une élite sociale soi-disant basée sur la méritocratie scolaire mais surtout assise sur le recrutement social. Par contre du côté des personnels d’orientation, la fondation de leur pratique repose sur l’engagement des enfants sortant du primaire vers des formations professionnelles, l’apprentissage et les quelques établissements techniques qui se développent au début du siècle. Pour eux il est donc normal « voir » ces rejetés pour faciliter leur placement dans le technique (comme on disait à l’époque). Ceux-ci ont donc une fonction sociale d’atténuateur de l’échec.
A l’Administration
Après les événements de 68, le secondaire ne peut plus fonctionner comme une institution totale. Les nouvelles procédures d’orientation (1973) introduisent les parents dans le processus d’élaboration de la décision d’orientation. Une organisation de la remise en cause des décisions des conseils de classe est instituée avec l’examen et la commission d’appel. Enfin le conseil de classe n’est plus une coulisse fermée aux étrangers, les délégués des élèves et les représentants de parents d’élèves y participent. La prise de décision d’orientation étant réglementée totalement par l’Etat elle devient une décision administrative qui peut être contestée. Dès lors les conseillers n’interviennent plus seulement sur l’après-décision pédagogique (« on n’en veut plus », « il faut voir ailleurs »), mais sur le long processus annuel d’élaboration de la décision. Pour cela ils doivent pouvoir intervenir auprès des élèves dans les classes, ils doivent pouvoir recevoir des élèves dans l’établissement (les élèves sortant de leurs cours, « horreur » !), et surtout ils peuvent observer la manière dont la réglementation est exercée. Etant un marginal sécant[1] il est un intermédiaire essentiel et un traducteur entre les différents monde auxquels ils a accès (enseignants, chefs d’établissement, élèves-enfants, parents, médecin…). Il est également un messager entre les parties. Mais il est aussi un potentiel divulgateur.
Il faut également ajouter que les résultats des procédures vont être observés par le ministère qui met en place un système de remontée des résultats à partir des CIO qui sont chargés de recueillir et d’agréger puis de transmettre à l’inspection académique qui fait de même vers le rectorat et lui aussi vers le ministère afin de produire des statistiques et surtout d’aider à la prévision de la gestion des postes pour la rentrée suivante. Les CIO et les conseillers sont ainsi impliqués dans la surveillance et le contrôle des résultats, chargés de vérifier si les cases des tableaux de relevées statistiques fournis par les établissements sont correctement remplies. Par rapport à l’établissement, l’orientation est devenue « l’œil de Moscou » !
Les conseillers, les CIO, ne servent plus au système
Bien sur cette nouvelle organisation des rapports entre les acteurs ne s’est pas faite d’un coup. Bien avant 73, les conseillers ont essayé de voir les élèves, tous les élèves, pas seulement ceux qui leurs étaient désignés, et cela, notamment, grâce au testing collectif, et ainsi de s’implanter dans les établissements du secondaire alors que jusque-là ils travaillaient essentiellement à la périphérie du primaire. Mais il est clair que ce qui leurs donnera une légitimité dans leur travail auprès de tous les élèves, c’est la procédure d’orientation.
En 2003 lors de la tentative de transférer la profession aux Régions, j’étais un des rares à penser et à dire qu’il fallait accepter. Ma position reposait sur le constat que ces personnels n’avaient plus d’utilités pour le système[2]. La loi ne réclamait plus la délivrance d’un avis d’orientation délivré par un conseiller d’orientation. Et concernant l’orientation, la remontée des statistiques ne passe plus par les CIO, mais d’une manière générale, la responsabilité de l’aide à l’orientation est attribuée aux établissements. Par contre le champ de l’orientation tout au long de la vie se constitue et se trouve de plus en plus pilotée par la Région. Je rajouterais aujourd’hui que le champ de l’orientation « scolaire » se réduit et monte dans le système et qu’il va se caler sur l’articulation lycée-supérieur.
Aujourd’hui pour qui roulent les PsyEN ? Telle serait peut-être la question à laquelle j’essaierais de répondre dans un prochain post.
Bernard Desclaux
http://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2020/05/18/hier-vous-rouliez-pour-nous/
[1] « un acteur qui est partie prenante dans plusieurs systèmes d’action en relation les uns avec les autres et qui peut, de ce fait, jouer un rôle indispensable d’intermédiaire et d’interprète entre des logiques d’actions différentes, voire contradictoires. » Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Seuil, 1992
[2] Concernant mon interprétation de la situation de 2003 voir dans la série de mes articles intitulés « Le CIO, un dispositif ou un service à la personne » les numéros IV, V et VI :
http://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2018/08/02/le-cio-un-dispositif-ou-un-service-a-la-personne-vi/