fil-educavox-color1

L’hybridation des cultures est présente aujourd’hui parmi vous … je suis l’hybride.  Je suis de lointaine origine française mais aussi très nord-américaine car « je partage une certaine expérience continentale » avec mes voisins du sud comme le disent Christine Beeraj et Louis Balthazar dans Le Québec et la culture américaine [i].  Je suis américanisée car les industries américaines voisines exportent avec leurs produits une vision du monde, un mode de vie, des valeurs sociales, un mode de production, etc. qui sont, jusqu'à un certain point, propres à la société américaine dont je suis un être hybride.

Silicon Valley, c’est « next door ».

Le Grand Montréal qui se démarque comme chef de file canadien dans le domaine des jeux vidéo est classé au Top 5 des centres mondiaux de production de jeux vidéo par le Game Industry Career Guide avec Tokyo, Londres, San Francisco et Austin.

Plusieurs considèrent Montréal comme un leader mondial en intelligence artificielle.

On y compte sur un puissant réseau scientifique, avec la plus grande communauté universitaire en apprentissage profond au monde au sein du Mila, l'Institut québécois d'intelligence artificielle.

Montréal est une petite ville et on ressent peut-être un effet de concentration par de telles présences sur un si petit territoire. 

Un océan me sépare de vous.  Je ne vois pas les choses de la même manière. 

Je crois que nous nord-américains avons une vision différente de la vôtre, européens au sujet de l’informatisation de nos sociétés. Nous voyons sous un angle différent « l’hybridation avec le numérique ».  Les caméras dans les rues, la surveillance des populations, la reconnaissance faciale sont quasi inexistants au Québec et au Canada.

Par contre les GAFAM nous dérangent moins que vous européens.

La suite Google Apps for Education (GAFE) ou Microsoft Éducation sont présents dans l’une ou l’autre de nos écoles. Les conseillers d’Apple offrent aux enseignants(es) des ateliers, pour les aider à éveiller la créativité des élèves. Bref il semble que nous sommes moins frileux que vous à ce sujet… malheureusement nous sommes aussi moins concernés que vous par l’usage et l’entreposage de nos données.

Ces jours-ci,  le gouvernement fédéral subit la pression de META qui coupera « temporairement » l’accès aux informations des médias sur Facebook pour protester contre la Loi C-18 qui « vise à renforcer l’équité des relations économiques entre les entreprises d’information et les plateformes de communication en ligne » … on tente de protéger la viabilité de nos médias.

Twitter a restreint la diffusion d’un article de Québec science, magazine québécois de vulgarisation scientifique, qui porte sur le plaisir sexuel et l’anatomie de la femme … « car le média comprend des contenus potentiellement sensible s» lit-on sur Twitter.  Lorsqu’on a demandé des explications au service des relations de presse de Twitter, ils ont répondu par un émoji qui représente un tas de m…e.

Les relations avec les entreprises dominantes de la scène numérique sont loin d’être constamment harmonieuse et la fusion des deux univers, le numérique et le réel n’est pas toujours une hybridation réussie.  Si nous demandions aux citoyens hindous, africains ou asiatiques sans doute verrions-nous que leur relation avec les technologies est différente de la nôtre mais qu’ils rencontrent des problèmes similaires.

Voyons maintenant la question sous un autre angle. L’Hybridation des cultures, n’est-ce pas aussi l’hybridation machine/humain. 

Dès les années ’60, plusieurs pionniers de l’informatique ont réfléchi à cette question. 

Douglas Engelbart, l’inventeur de la souris, a poursuivi des recherches sur l'augmentation de l'intelligence humaine.  Ses objectifs :  "augmenter l'intellect humain" à l'aide des ordinateurs. Il souhaitait augmenter l'intelligence collective et permettre aux travailleurs de la connaissance d'utiliser les ordinateurs afin de trouver de nouvelles manières de réfléchir et de travailler collectivement à résoudre les problèmes globaux.  Et pourtant … Vidéos de chats sur YouTube et toutes les bêtises de TikTok sont très souvent maintenant la face apparente du numérique.

Certains éducateurs ne voient du numérique que cette apparente bêtise ou encore l’influence des groupes de pressions qui véhiculent des faussetés plus absurdes les unes que les autres dont leurs étudiants(es) semblent s’emplir l’esprit.  Que dire de ces téléphones, ces tablettes qu’ils portent constamment à la main.

Ces éducateurs ferment les yeux et tels des autruches, la tête dans le sable en espérant que ça passera, qu’on créera des lois prohibitives …

Soyons réalistes, le génie est sorti de la bouteille et il n’y retournera pas.  Le génie informatique se répand dans nos environnements à une vitesse fulgurante - il a fallu 50 000 ans d’évolution pour atteindre l’intelligence humaine actuelle. Il faudra moins de 100 ans pour que ces calculateurs, les ordinateurs soient plus intelligents que nous. L’évolution biologique est trop lente pour suivre la foudroyante évolution technologique.

Nous sommes des éducateurs, nous avons la responsabilité morale de former les générations montantes.  Peut-on avec réalisme et honnêteté penser que nos systèmes d’éducation conçus pour l’ère industrielle puissent former adéquatement les enfants de l’ère informatique ?  La rapide évolution des technologies numériques qui envahissent nos vies remet tout en question.  Nous réinventons constamment et inconsciemment nos vies, nos habitudes de consommation matérielles, culturelles et sociales.  Qui en 2011 a prévu que ces téléphones « dit intelligents », ces mini-ordinateurs de poche transformeraient plusieurs d’entre nous en cyborgs. 

Ce monde nouveau qui nous attends nous est inconnu, imprévisible. Nous ne pouvons donc pas transmettre ses caractéristiques à nos élèves.

J’ai assisté le 29 mai à une journée de réflexion au sujet de l’intelligence artificielle en enseignement supérieur.  Monsieur Olivier Dyens, professeur à l’université McGill de Montréal a utilisé comme comparatif l’histoire d’Erik LeRouge qui, banni de son pays, l’Islande, découvre une île qu’il nomme Groenland (Greenland) et y établit une colonie.

Rappelons-nous comment nos sociétés se sont difficilement adaptées à la révolution industrielle, aux horribles conflits qui ont mis nos libertés, notre qualité de vie en danger.  La croissance rapide des technologies perturbent nos vies ancestrales.  Tout comme Erik LeRouge, il faut maintenant inventer un Green Land pour y vivre en tant qu’humain. Créer un système d’éducation qui permettra aux jeunes qui nous suivent de maintenir notre humanité et nos qualités biologiques qui nous distinguent de ces formidables machines de notre invention.

Nous devons donc former non pas des étudiants(es) mais des navigateurs et des explorateurs audacieux, éthiques, créatifs et courageux.  Nous devons adapter nos pédagogies, nos méthodes et nos approches pour les préparer à créer par eux-mêmes un monde juste, équitable et durable, Un Green Land, dit le professeur Dyens et il ajoute

 Créer un système d’éducation pour ce nouveau continent :

  • qui focalisent les énergies vers le processus d'exploration et non pas vers les résultats ;
  • qui mélangent les disciplines et niveaux ;
  • qui encouragent le développement d'hypothèses et de projets multidisciplinaires uniques, audacieux et rigoureux ;
  • qui sont fondés sur la beauté et l’émerveillement.

Le professeur Dyens est aussi un peu poète …

Et oui, l’hybridation est incontestablement vectrice de changement.

Post-scriptum

Le paradoxe est le suivant : alors que nous développons des machines qui se comportent de plus en plus comme des humains, nous développons des svstèmes éducatifs qui poussent les enfants à penser comme des ordinateurs et à se comporter comme des robots. Nous passons des années à convertir des êtres humains émotionnels, aléatoires et désobéissants en robots organiques.

Joichi Ito

Je pense que nous sommes sur le point d’utiliser l’IA pour opérer ce qui sera probablement la plus grande transformation positive que l’éducation ait jamais connue. Et la façon dont nous allons le faire est de donner à chaque élève de la planète un tuteur personnel artificiellement intelligent mais incroyablement compétent.  Et nous allons offrir à chaque enseignant de la planète un assistant pédagogique hyper doué doté d’une intelligence artificielle.

How AI could save (not destroy) education. Sol Khan


[i]  https://www.erudit.org/fr/revues/qf/1995-n98-qf1229585/44288ac/

Dernière modification le vendredi, 24 mai 2024
Ninon Louise LePage

Sortie d'une retraite hâtive poussée par mon intérêt pour les défis posés par l'adaptation de l'école aux nouvelles réalités sociales imposées par la présence accrue du numérique. Correspondante locale d'Educavox pour le Canada francophone.