Il y a tant et tant à dire sur l’ensemble des propositions faites et qui sont rassemblées dans ce joli document feuilletable. Vous ne trouverez guère de grandes nouveautés ni de surprises, à l’exception peut-être de la bonne idée de la création d’une direction du numérique dont la mise en œuvre sera confiée à Catherine Bizot. Autant vous dire que c’est, à mon humble avis, la meilleure idée et le meilleur choix qui soient. Cette inspectrice générale est la seule de ses confrères, et c’est assez désolant, à avoir une vision juste et moderne des enjeux du numérique et de la nécessaire éducation aux médias, à être capable aussi de donner plus de consistance et d’ambition dans les programmes à la littératie ou aux humanités numérique et médiatique. Je reviendrai, à l’occasion sans doute d’un prochain billet, sur cette nouvelle mission et les conséquences supposées, notamment sur la gouvernance du numérique et les liens avec les collectivités.
Je reviendrai aussi plus tard sur l’ensemble des autres propositions, Nous aurons tout l’été pour en parler…
Il faudra pourtant, notamment, que nous disions à nouveau un mot de cette invraisemblable idée de lancer vingt collèges pilotes — vingt-six, un par académie, ça devait être trop ! — à la rentrée prochaine. J’avais déjà évoqué ce projet qui donne à l’ensemble de la stratégie numérique du ministère une vitrine ringarde et laisse accroire qu’il conviendrait encore de prouver et vérifier cent fois que le numérique a sa place à l’école et est utile aux apprentissages. Là-dessus, on repart illico quinze ans en arrière où les pionniers se posaient déjà ces questions.
Et puis quel témoignage d’un manque de souffle et d’ambition ! Dans son discours — j’en reparle ci-dessous —, le ministre semblait mal à l’aise sur ce sujet.
J’avais déjà écrit un billet là-dessus très récemment. J’ai été fort heureusement rassuré par les moqueries et quolibets dont cette proposition a fait l’objet de la part de beaucoup de monde en commentaires sur Twitter, à mon billet comme aux nouvelles propositions faites aujourd’hui. Quand je pense que certains « experts » trouvent qu’« on va trop loin » avec une mesure aussi ridicule !
Pour ce qui concerne ce premier compte rendu, j’aimerais simplement vous faire part de l’impression bizarre que m’a donnée le discours de Vincent Peillon, à mon avis en décalage total — la fracture numérique dont tout le monde parle ? — avec la réalité de l’institution, son institution.
Vous trouverez ci-dessous son discours :
Ecole numérique : intervention de Vincent Peillon par Education_nationale
J’avoue avoir été très heureusement surpris, à de nombreuses reprises, par le ton employé et les phrases prononcées par Vincent Peillon. Écoutons-le !
« L’Internet et le numérique, c’est ça, c’est aussi une façon de travailler de façon coopérative, de décloisonner et de changer même la notion d’espace. »
Le ministre fait là référence à un échange qu’il a eu avec Michel Serres dans les colonnes de Libération la veille, échange plutôt brillant et optimiste, en même temps que très lucide. C’est, à ma connaissance, la première fois que j’entends dire par un ministre qu’il sera nécessaire, avec le numérique, de changer les espaces et les temps, peut-être même aussi les cloisons disciplinaires, vaste chantier s’il en est.
« Il s’agit d’accompagner réellement une transformation majeure, que certains qualifient d’historique et qui est une transformation de civilisation. »
« Le numérique est d’une importance identique à l’invention d’abord de l’écriture puis de l’imprimerie. »
Il n’est pas rare d’entendre, prononcées par les quelques grands rhétoriciens de l’État, des paroles aussi définitives et tranchées, à propos du numérique comme des autres grands enjeux de ce nouveau millénaire. Dans la bouche d’un ministre de l’éducation, c’est plus rare et donc plus audible, d’autant que, ancien professeur de philosophie, ses humanités ne l’avaient pas particulièrement poussé à regarder devant lui…
J’entends des remarques assez souvent à ce sujet, nombreux étant ceux des ardents prosélytes du numérique à se plaindre du ton parfois grandiloquent et emphatique de nos dirigeants sur le sujet, ton pouvant supposément cacher le vide sidéral de leur pensée. Mon sentiment est que ça n’est pas le cas de notre ministre, tant semblent grandes sa résolution et sa force de conviction, tant il paraît sincère, tant il semble vouloir « embarquer » tout le monde dans l’aventure.
« Il y a toujours des gens qui pensent que dans le fond ça va passer, que c’est dangereux, que c’est inutile, que ça porte avec soi les forces du mal et les esprits grincheux ou obscurantistes ne manquent pas. »
« De toutes façons, ceux qui ne veulent pas s’en saisir la subiront. »
Prenez le temps de l’écouter. Le ton, concernant tout particulièrement ces derniers, ceux dont il dénonce l’apathie ou l’obscurantisme numérique, était très significatif de sa volonté : il faut avancer, c’est impérieux.
Pourtant, Vincent Peillon, concède avec cette phrase, qu’il y a des obstacles humains. J’y reviens…
« Il y a donc urgence à agir. »
« C’est une façon d’inscrire l’école dans toutes ses dimensions, celle de l’émancipation individuelle, celle de la citoyenneté, mais celle aussi de la compétitivité et de l’insertion professionnelle. »
Le numérique qui émancipe le citoyen, ça aussi c’est nouveau. Acceptons-en l’augure.
« Ce qui fait que ça n’a pas marché jusque là, c’est que cela ne peut marcher que si nous avons la totalité de la chaîne, et une chaîne elle est forte quand aucun maillon n’est faible. »
Par cette phrase, Vincent Peillon évoque l’ensemble des dispositifs institutionnels, des mécanismes de la gouvernance et du pilotage qui sont en train de gripper et d’empêcher d’avancer. C’est là une manière prudente mais assez limpide — c’est ainsi que je l’entends — de montrer du doigt, derrière les organisations et les structures, au sein même de la hiérarchie, les femmes et les hommes qui se mettent en travers du chemin, par ignorance ou par paresse intellectuelle, par incapacité aussi à comprendre les jeunes, les élèves, et la société qui les entoure.
J’ai, pour ma part, déjà dit, c’est un truisme, à quel point, dans les bureaux du ministère, dans les rectorats et les directions départementales, dans les services administratifs comme dans les corps d’inspection, tous degrés confondus, on affichait le plus souvent à l’encontre du numérique, qu’on réduit souvent à la seule dimension utilitaire de l’informatique pour mieux le honnir, un comportement convenu et fortement réactionnaire. Dans ces milieux-là, on ne fait pas qu’appuyer sur les freins, on bloque les roues. Résolument.
À plusieurs reprises, Vincent Peillon est intervenu pour montrer sa volonté de mieux et davantage former les professeurs. Je crois, pour ma part, à essayer de déchiffrer les sous-entendus, qu’il a aussi pris conscience de la fracture béante qu’il y a entre sa volonté politique et la hiérarchie de l’institution.
Oh, il n’y a pas besoin d’aller chercher bien loin ! Sur la table ronde précédente, deux personnes se sont exprimées au nom de l’institution elle-même, Catherine Becchetti-Bizot, dont j’ai déjà dit la pertinence de la pensée, et le directeur général de l’enseignement scolaire (Dgesco) dont la platitude du propos s’éclairait de l’inconsistance de la réflexion sur un sujet qui n’était, à l’évidence, pas le sien. À accumuler les lieux communs, ça finit par se voir que vous n’y connaissez rien et que le numérique vous pèse. Cette attitude immobiliste venait après celle du doyen de l’Inspection générale, tout récemment à Lyon, qui avait montré, lui aussi, à quel point son ignorance et sa méfiance du numérique et de l’Internet était grandes, à quel point aussi tout cela leur faisait très peur.
S’agit-il des fâcheux et des grincheux dont parle Vincent Peillon ?
Pourquoi ne prend-il pas conscience qu’ils sont parfois jusque dans son propre cabinet ?
« Je souhaitais que très vite, car là comme partout il faut fatiguer le doute, les uns et les autres puissent se servir d’outils pragmatiques, d’outils concrets, et de voir que nous ne sommes pas dans un discours général. »
« Le Conseil supérieur des programmes que la loi institue va être missionné par moi pour proposer les modalités concrètes d’intégration de l’éducation aux médias et à l’information partout dans les programmes et dans le socle commun de compétences, de connaissances et de culture commune. »
Bonne nouvelle ! Faisons confiance sur ce point à Alain Boissinot, qui a reçu mission pour la mise en place du CSP et qui connaît bien ce champ de compétences qu’il saura sans doute mieux articuler avec le numérique.
Reste ouverte la réflexion sur un nouveau champ disciplinaire, sur ce point-là en particulier comme sur le numérique en général. On connaît la position de l’Inspection générale, exprimée avec force par le doyen à Lyon, rappelée de manière plus prudente par Catherine Bizot : pas de nouvelle discipline ! Ce billet ne prétend pas proposer une solution à ce problème épineux. Néanmoins, si la réflexion est menée du champ de références concernant les compétences et connaissances nécessaires, il convient de s’interroger si sa dilution inéluctable dans les disciplines traditionnelles ne conduit pas à sa perte.
Deux remarques à ce sujet pour clore provisoirement ce débat, loin d’être tranché : l’urgence ne commande-t-elle pas de changer de stratégie, d’une part, que deviennent d’autre part les missions des professeurs documentalistes en charge de l’éducation à la culture informationnelle ?
« Cette année doit être celle du changement d’échelle. »
« Notre volonté est là, notre détermination aussi, il y aura des obstacles, il y aura encore du scepticisme ; il n’y aura de notre part aucune résignation mais la volonté d’aller jusqu’au terme. »
Puisse-t-il être entendu !
Michel Guillou