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Je mène une réflexion sur les enjeux du numérique dans un contexte pédagogique. Les analyses qui me sont données de lire se concentrent très généralement sur les conséquences de l’introduction des processus numérisés sur les dispositifs d’apprentissage. 

La plupart des auteurs s’accordent pour constater que le numérique fait voler en éclat les murs de la classe en abolissant les contours traditionnels de l’espace éducatif. J’ai pris part à ces analyses en développant le concept de scénario de pédagogie embarquée (1) Je voudrais porter mon attention sur le travail des enseignants à l’heure du numérique notamment dans les phases de préparation et dans les temps d’acculturation.

De très nombreux enseignants lancent des expérimentations dans leurs classes, par conviction personnelle du potentiel pédagogique des fonctionnalités des outils numériques ou dans le cadre d’expérimentations institutionnelles.

Les analyses, les retours d’expériences foisonnent, ils font l’objet de séminaires et colloques. On peut constater, attentivement cette communauté active, que c’est l’enthousiasme qui domine. L’ensemble de ces usages, la littérature publiée par la recherche semble démontrer que nous sommes à un moment de basculement, l’école traditionnelle s’efface et explore de nouveaux espaces en friche.

La réflexion pédagogique avance mais … les champs connexes (L’analyse institutionnelle, les conditions de travail, la réglementation …) sont les grands absents. L’enthousiasme technico-pédagogique des praticiens de terrain brouille l’analyse sur l’organisation du système. Réintroduire le champ de la pensée politique dans la conception du savoir est une des fonctions de la cité. L’agora, alors même qu’il n’a jamais été aussi large, est paradoxalement en panne d’activité.

J’ai depuis quelques années initié une réflexion sur le bricolage pédagogique (2) ce travail m’a permis d’explorer diverses pistes et notamment celle de la perruque.

“Historiquement c’ est une pratique provenant du monde industriel né au 19ème siècle. Les ouvriers détournaient leur temps de travail contractuel (caractérisé par la rentabilité) pour créer des biens en utilisant des rebuts industriels. Étienne De Banville dans son ouvrage (3) donne la définition suivante : “Fabriquer sur son lieux de travail, avec les équipements et les ressources de l’entreprise, sur le temps normal de travail, un objet hors marché, non prescrit par la hiérarchie.

“Michel De Certeau dans son ouvrage intitulé ” art de faire” aborde la perruque comme une pratique de subvertion.

La réflexion que je voudrais introduire ici, consiste à déterminer si on peut parler de perruque dans une économie de l’immatériel ? La pratique de la perruque existe t- elle dans le métiers de l’enseignement ? Ne se trouve t-on pas dans un système qui inverserait ce principe ( la perruque inversée) ? Ce qui m’engage à tenir la propos provocant suivant – Serait-on passé de la subversion à la soumission ?

Si l’on applique la définition d’Étienne de Banville au métier d’enseignant, il est évident que la perruque n’a pas sa place. Les enseignants ne fabriquent pas des objets, peuvent difficilement utiliser les ressources de l’entreprise et ont un rapport à l’espace de travail qui ne se réduit pas à un lieu unique.

La perruque entendue au sens industriel du terme ne s’applique pas aux métiers de l’enseignement, cela signifie t-il qu’elle est absente des pratiques enseignantes ?

Il faut revisiter le concept de perruque dans le cadre d’une économie de l’immatériel. Le métier d’enseignant s’est profondément transformé, on ne plus le réduire au seul acte de transmission d’un savoir académique dans un dispositif frontal. La professionnalité se construit désormais autour de nouvelles compétences et de nouvelles attitudes. Certes les enseignants continuent à transmettre des connaissances mais dans au sein d’espaces revisités. La présence du numérique a modifié l’approche globale du métier. À la transmission simple du savoir, les enseignants ont ajouté à leur registre professionnel leur capacité à devenir les concepteurs et éditeurs de leurs propres contenus (5)

Cette lente mais inexorable conversion invite les enseignants à s’acculturer dans les champs de la pédagogie numérique, à développer de nouvelles habitudes de collaboration et de coopération. Cette montée en compétences est un processus long et complexe à la fois fruit d’une démarche individuelle et d’un engagement collectif. La révolution copernicienne s’accomplit dans des temps et des espaces statutairement stables. Je vais tenter de démontrer en quoi le temps n’est pas subverti par les enseignants (comme le faisaient les ouvriers) mais qu’à l’inverse on se retrouve dans un processus de perruque inversée. J’ose évoquer la notion de temps soumis.

Michel Serres dans une conférence (6) dit que “Changer d’espace c’est 1) changer de droit, 2) changer de politique, et si nous avons changé d’espace alors il faut en conclure peut être que noussommes dans un espace de non droit. Il est vrai en effet que la toile ou que la plupart des espaces pour lequel vous travaillez sont des espaces de non droit. il est impossible d’une certaine manière d’appliquer le droit de l’extérieur d’un autre espace espace sur cet espace là “. Le droit s’est effectivement encore peu emparé des transformations éducatives. L’espace numérique hors les murs est assimilé à l’ espaces dans les murs, or il est spécifique.

Il ne s’agit pas ici de m’engager dans une analyse dichotomique consistant à affirmer que le concept d’espace-temps n’est pas régulé. L’institution cadre juridiquement le temps et l’espace numérique mais plutôt en tenant compte des espaces anciens.

Prenons un exemple pour illustrer mon propos.

Les établissements scolaires sont désarmés face à l’intrusion des téléphones portables et autres smartphones. L’hyper-connexion permet à tout membre de la communauté éducative de faire entrer son espace de vie privée dans l’espace de la vie professionnelle. Les technologies mobiles court-circuitent les balisages institutionnels. En raison de ce constat d’une forte porosité entre la vie publique et la vie privée, les règlements intérieurs des établissements insèrent progressivement l’interdiction des portables dans l’enceinte scolaire. L’outil réglementaire est mobilisé pour définir quels sont les espaces numériques acceptables et ceux qui ne le sont pas dans un temps déterminé. Chaque établissement prévoit de faire lire et signer aux élèves et aux enseignants et une chartes d’accès aux réseaux dans une démarche bien sentie de régulation des pratiques des membres de la communauté scolaire.

La question de la porosité du privé vers le public doit renvoyer par raisonnement a contrario à la porosité de l’espace public vers l’espace privé. Comment le droit gère t-il le temps de travail numérique à la maison ? Sait-il le gérer ?

Le temps de travail est cadré par les statuts des enseignants (24 heures pour les professeurs des écoles, 15 heures pour les agrégés, 18 heures pour les certifiés dans le secondaire et 128 heures de cours ou 192 heures de travaux dirigés ou pratiques pour les enseignants chercheurs). Ce temps réglementé correspond à l’organisation pré-digitale, il a encore sa pertinence mais il ne permet plus de tenir compte de l’existence des nouveaux espaces.

Revenons à notre questionnement principal, la perruque et le métier de “prof.” Le temps de préparation numérique (le temps d’acculturation) est un vrai temps productif que les enseignants mettent à profit pour diffuser, mutualiser leurs productions via des procédés de collaboration.

Ce temps productif n’est pas encore qualifié par les textes, il est confiné dans une zone grise qu’il conviendra d’identifier. Cette activité s’opère, la plupart du temps avec le matériel informatique et la connexion personnels, avec des consommables financés sur fonds propres. Dans un ancien billet je qualifiais ce temps d’aveugle (7). Là où les ouvriers utilisaient leur temps de travail pour se livrer à une activité personnelle, les “knowledge workers” (8) se retrouvent dans une situation inédite de perruque inversée. Ils donnent de leurs temps à leur employeur en fournissant des productions élaborées dans des espaces-temps non normés.

Le modèle nouveau est encore largement à inventer, faire table rase des organisations anciennes serait contreproductive (revoir les 15 heures, 18 heures). Il s’agit de trouver des équilibres subtils consistant à reconnaître ce temps encore aveugle. On peut imaginer la création de nouveaux métiers comme tuteur en ligne, comme concepteur, scénariste…. intégrer dans le service des enseignants un temps numérique (et non plus comme un supplément aux services classiques). Au final les propos qui viennent d’être tenus dans cette colonne sont des questions de légitimité légale du temps et des espaces. Qui osera prendre la responsabilité politique de légitimer ce temps ?

Il me semble que cette situation mérite un débat large entre les divers acteurs de la sphère éducative., j’espère que les colonnes de ce blog peuvent servir de lieu de débat sur ce point extrêmement complexe.

NB : j’ai essentiellement évoqué l’aspect institutionnel dans mon argumentaire pour rester dans la cadre de la thématique centrale de la perruque. Le travail dans les nouveaux espaces et les temps revisités ont des effets induits (reconnaissance du travail par des communautés de pratique, enrichissement réflexif …

Un billet de blog est un processus continu – Annotation après rédaction du billet

À propos du temps de travail chez Google – Lien

La règle des 20 %

“Il attire vers Google de jeunes diplômés qui souhaitent conserver une part d’autonomie (quoi de plus sympathique qu’une entreprise qui s’engage à vous laisser 20 % de votre temps pour développer vos propres projets ?) mais aussi des passionnés qui travaillent dans le monde de l’Open Source et qui souhaitent profiter de cette possibilité pour poursuivre leurs projets (et, éventuellement, le “vendre” chez Google). Exemple de ces passionnés que ces 20 % attirent chez Google : Mike Pinkerton, l’un des principaux développeurs de Camino, que beaucoup considèrent comme le meilleur navigateur pour Mac. Voici ce qu’il disait sur son blog alors qu’il venait d’apprendre qu’il avait été recruté :“Qu’est-ce que cela signifie pour Camino ? La réponse : seulement de bonnes choses. Souvenez-vous que les employés de Google peuvent consacrer 20 % de leur temps à des projets personnels. J’occuperai une partie de ce temps à aider la communauté Mac au sein de Google, mais l’essentiel sera consacré à Camino. C’est vrai, je vais être (indirectement) payé pour le développer. Cela devait m’aider à développer plus rapidement la prochaine version.”

Mon propos ne consiste pas à prêcher le même système à l’éducation nationale mais de montrer que la réflexion sur le temps de formation personnel n’est pas du seul domaine de la démarche réflexive mais est opérationnalisé par des structures.

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(1) Les scénarios de pédagogie embarquée http://eductice.ens-lyon.fr/EducTice/recherche/scenario/spe
(3) L’usine en douce, le travail en perruque, mémoires du travail, l’Harmattan (2001), citation page 108
(6) Les nouvelles technologies, révolution culturelle et cognitive,Forum Inria, 40 ans, Lille décembre, 2007.http://www.youtube.com/watch?v=sU43ohjNUXI
(7) Le temps aveugle des enseignants. Jean-Paul Moiraudhttp://moiraudjp.wordpress.com/2011/07/08/temps-aveugle-des-enseignants/ (2011)
(8) Qui sont les travailleurs du savoir ? sciences humaines – Février 2005 N° 157
Moiraud Jean-Paul

Cherche à comprendre quels sont les enjeux des perturbations du temps et de l'espace dans les dispositifs de formation en ligne. J'observe comment nous allons passer du discours théorique sur les bienfaits des modes collaboratifs à l'usage réel. Entre collaboration sublimée et usages individualistes de pouvoir, quelle place pour le numérique ?
 
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