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La chose m’avait échappé. Ma vigilance s’émousse donc. La vieillesse est un naufrage.
Vincent Peillon, en cinq vidéos mises en ligne, nous explique sur le site du gouvernement, et non sur le site du ministère de l’éducation comme on aurait pu s’y attendre, sa vision de la refondation de l’école. 
Il consacre une séquence vidéo entière et deux minutes et quatorze secondes à faire le point du « chantier numérique pour l’école ». Vous trouverez une copie ci-dessous de cette prise de parole et pourrez vous faire votre propre opinion.
J’ai eu l’occasion déjà d’entendre le ministre de l’éducation sur le sujet en deux occasions, à la Gaîté Lyrique d’une part, au lycée Diderot à Paris en juin dernier, d’autre part. J’avais été frappé, la deuxième fois notamment, de la qualité et de la force du ton employé dans un discours enflammé, lyrique parfois, convaincu, enthousiaste et sincère. J’avais rapporté, dans le billet en référence ci-dessus, quelques-uns de ses propos, rarement entendus sous cette forme dans la bouche d’un ministre, qui plus est en charge de l’éducation, domaine dans lequel la tradition rime souvent avec immobilisme.
Il avait parlé d’enjeux forts, de décloisonnement, de coopération, de modification des espaces et des temps, de transformation historique de la civilisation, d’émancipation du citoyen… et il avait menacé, parlant de la mutation en cours :
« De toutes façons, ceux qui ne veulent pas s’en saisir la subiront. » 

J’avais noté ce jour-là aussi la différence de ton évidente entre ce discours ministériel engagé et les prises de parole alanguies de ceux qui l’accompagnaient. Comme je l’indiquais dans le titre du billet, la fracture numérique était là, béante, dans les aréopages mêmes, autour du ministre.
Aujourd’hui, Vincent Peillon ne nous donne pas la même musique. Du tout.
L’enthousiasme a laissé la place à une lassitude évidente. En deux minutes, sur une tonalité neutre et désenchantée, il débite sans donner l’impression de trop y croire — est-il sur le départ ? — les principaux points de sa stratégie numérique. 
Sur le fond, c’est assez désolant. Du souffle initial, il ne reste rien ou presque : une simple déclinaison de mesurettes auxquelles Vincent Peillon ne semble pas croire lui-même.
Il commence par dire deux mots, pas plus, des enjeux. Mais la dérive sémantique est évidente. Là où il envisageait hier encore de profondes et définitives mutations culturelles, il ne parle aujourd’hui que de ne pas « manquer le virage du numérique » ! Sic. Là où il parlait encore hier d’enjeux démocratiques, citoyens, civilisationnels, il mentionne maintenant l’obligation pour l’école de former aux métiers de demain. Certes.
Il rappelle ensuite l’encouragement à connecter les écoles et établissements au haut débit,apparemment soutenu par la Caisse des dépôts, sans que quiconque ait perçu la moindre esquisse d’un commencement de début de changement à ce sujet. À de très rares exceptions près, les établissements et écoles de France, surtout les écoles mais leurs besoins sont moindres, sont dans un désert numérique. L’accès Internet y est généralement poussif, souvent partagé entre la pédagogie et l’administration, au bénéfice souvent de cette dernière. La très grande majorité des lieux d’enseignement doit se contenter d’une connexion du même type que celle de n’importe quel ménage, qu’il faut partager entre des milliers d’utilisateurs. Les connexions sauvages fleurissent çà ou là dès qu’il y a de forts besoins et les élèves eux-mêmes préfèrent enfreindre les règlements et accéder à Internet via leur smartphone plutôt que sur les postes du lycée où l’accès est poussif et largement censuré. C’est ça, la réalité. J’y reviendrai.
Même si c’est un mot qu’il ne prononce pas, le ministre évoque ensuite de manière très conventionnelle les ressources pédagogiques. Il mobilise, dit-il, de gros moyens pour soutenir la filière industrielle privée de conception de logiciels pédagogiques. Ce n’est ni nouveau, ni innovant. Cette filière a démontré, à de nombreuses reprises, depuis plus d’une décennie, son inaptitude à produire à la fois des ressources de qualité et à surtout changer ses modèles de conception, de validation et de distribution en les adaptant au numérique. Bref, ça ne sert à rien. Là où on attendait qu’on valorise et organise le flux de ressources produites par les enseignants eux-mêmes, le ministère propose de gaspiller l’argent public à soutenir une industrie moribonde et totalement ringarde.
Vincent Peillon dit un mot ensuite de la formation — c’est peut-être le moment le plus tristounet et déprimant de sa ritournelle — des professeurs qui doivent être capables, dit-il, d’un usage (sic) pertinent des nouvelles (sic encore) technologies. Là où s’attendrait à ce qu’il impulse la formation de nouveaux maîtres compétents en phase avec leur temps, acteurs de nouveaux apprentissages innovants, il leur propose a contrario une posture soumise à la consommation des maigres et navrantes productions des marchands. Il s’attarde sur la formation initiale des maîtres en annonçant la modification des programmes dans les ESPE. Ah bon ? Pour ma part, je n’ai strictement rien vu passer à ce sujet. Je vous l’ai dit, ma vigilance s’émousse sans doute et je veux bien qu’on me contredise mais je n’ai rien lu ou vu à propos de ces lieux de sacralisation des disciplines qui puisse me faire penser à des modifications substantielles des contenus de formation, d’une part, à des croisements ou des rencontres interdisciplinaires d’autre part. Rien. Les professeurs formateurs des ESPE ont-ils compris qu’il devenait « à la fois possible et nécessaire, grâce au numérique, d’enseigner autrement », comme le propose fort à propos Alain Boissinot ?
Vincent Peillon dit aussi réserver des postes à des professeurs formateurs dans les académies, ce qui, là encore, ne constitue en rien une nouveauté.
Les missions du CNDP sont rappelées, dans l’outillage (sic) des professeurs, l’accompagnement de ces derniers et des parents, le tutorat des élèves de l’éducation prioritaire. 
Vincent Peillon termine en rappelant l’existence de la vingtaine de collèges numériques expérimentaux connectés — ce qui est bien la démonstration que les autres ne le sont pas — dont il dit sans rire que 50 % des enseignements y sont assurés « avec l’usage du numérique », ce qui, à n’en pas douter, constitue un recul pour certains d’entre eux. Pour ma part, j’ai déjà dit tout le mal que je pensais de cette lamentable et ubuesque expérimentation qui donnait du grain à moudre aux plaintifs et aux rétifs tout en faisant faire au numérique éducatif un singulier saut de quinze ans en arrière.
Mais tout va bien, dans ces collèges, nous dit le ministre, on obtient de très bons résultats. Nous voilà rassurés !
On pouvait s’attendre qu’il dise un mot, comme il l’avait fait précédemment, du formidable enjeu du chantier des programmes qu’il a confié à Alain Boissinot. Pas un mot ! On attendait qu’il évoque, car ça constitue à mon avis un formidable levier pour le changement, le socle commun de compétences, les nouvelles formes d’évaluation, les examens surtout dont l’urgence commande qu’ils évoluent avec les programmes. Rien, pas un mot non plus, le numérique attendra !
Comme le disent en commentaire sur Twitter quelques-uns des observateurs les plus pertinents, on a l’impression que le virage du numérique est déjà loin dans les rétroviseurs, que personne ne s’en est encore aperçu.
On espère juste qu’il n’y aura pas trop de platanes à éviter sur la route de l’école.
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Crédit photo :mollyjolly via photopincc
Dernière modification le samedi, 05 juillet 2014
Guillou Michel

Naturaliste tombé dans le numérique et l’éducation aux médias... Observateur du numérique éducatif et des médias numériques. Conférencier, consultant.