Le syndrome a particulièrement dégradé la capacité des enseignants eux-mêmes à s’engager dans la construction du futur. Il faut dire que le développement de « l’administratisation », du technicisme, de l’autoritarisme, de l’effroyable pilotage par les résultats négligeant de travailler sur les causes profondes de l’échec scolaire et sur les comportements qui produisent, au moins en partie, ces résultats, n’ont pas été des facteurs facilitateurs. Hors de lieux paradisiaques que les hiérarques s’empressent de montrer aux ministres en retournant provisoirement une manche de leur veste, on ne parle que de morosité, de doute, de découragement persistant, d’absence d’engagement, de souffrance au travail pour les enseignants et d’ennui terrible pour les élèves…
La succession de trois ministres pour un projet qui s’inscrit nécessairement dans la durée, et même si possible, dans un temps long qui n’est pas celui de l’électoralisme à court terme, a sans doute été un frein plutôt qu’un stimulus. Le refus obstiné et incompréhensible de remettre en cause les pratiques hiérarchiques oppressantes de la pyramide Education Nationale pour libérer les énergies et redonner de la confiance, n’a guère été un élément favorable, bien au contraire. Quand on lit les remontées du terrain sur les comportements totalitaires d’une partie importante de l’encadrement[1] qui semble encore soumis au formatage sarkoziste, on comprend que, deux ans après, la refondation balbutie. Les témoignages de comportements aberrants s’accumulent : menaces, pressions, contrôles, sanctions, baisses de notes, interrogatoires, leçons de morale au dernier étage des inspections académiques, l’exigence de poursuivre comme avant (nouveaux vieux programmes de 2008, évaluations, paperasse… ) puisqu’il n’y a rien de nouveau. Pour une immense majorité d’enseignants, rien n’a changé malgré les réparations et les postes. Comment refonder dans un tel climat ?
La peur des ruptures
L’intoxication de l’opinion publique pour laquelle la refondation n’a pas de sens en soi, persiste et s’aggrave avec l’accumulation d’annonces et avec la tendance à se laisser entraîner dans des débats secondaires qui n’ont que peu d’intérêt, mais qui permettent toujours d’éviter les problèmes. On a commencé fort avec le temps scolaire qui a complètement occulté les vrais enjeux de la refondation. La réduction de la journée scolaire n’a aucun rapport avec la refondation. On peut toujours modifier les horaires… Si on ne change pas les programmes, les contenus, les pratiques, les regards, on ne changera rien. La droite est passée de 4 jours et demi à 4 jours sans rien changer au fond. La gauche repasse à 4 jours et demi… sans rien changer au fond. Ce balancier dont le pivot n’avance pas, est une illustration du conservatisme qui lui, avance et, pour reprendre une expression d’Edgar Faure après 68, « on ne sait pas comment l’arrêter ». La juxtaposition laborieuse et incertaine des TAP n’impacte pas l’école, elle ne la modifie en rien jusqu’à présent. Il est même impossible pour l’heure d’affirmer que cette réforme réduit la fatigue des élèves, les changements de lieux, d’intervenants, l’agitation dans les passages entre les différentes activités génèrent même un autre type de fatigue. Or la réduction de la fatigue était un des objectifs majeurs annoncés.
Après le temps scolaire (plutôt le « temps » que les « rythmes », concept qui n’a pas de sens), on s’amuse à débattre des notes, de l’écriture à la plume sergent major, etc… A chaque fois, on s’éloigne des vrais problèmes. En quoi les notes, le stylo, la télévision, le clavier, le tableau blanc informatique ont changé l’école ? Le débat sur le b-a ba revient à grand pas pour encombrer encore davantage le paysage… Cette dispersion noie les vrais problèmes et on semble se délecter en acceptant de s’y plonger. On devient alors complice du conservatisme. Même le débat sur les inégalités, sur les décrocheurs, sur l’éducation prioritaire, aussi légitimes et importants soient-ils, contribuent, si l’on n’y prend garde, à chasser des esprits l’exigence de changer l’école elle-même. Si l’on continue à se focaliser sur des dispositifs, sur les marges du système, on ne touchera pas au cœur. Pire, on fournira des alibis à ceux qui considèrent que l’école est réservée à des élèves formatés, et que dès qu’un élève sort du format, il ne relève plus du système, mais de dispositifs, de moyens parallèles, voire, ce qui est encore pire, du secteur médical. La médicalisation de la difficulté scolaire est un danger mortel pour l’école.
Dans un tel contexte, il y a peu de chances de donner de l’enthousiasme, de mobiliser les acteurs éducatifs, de construire le concept d’éducation globale, de progresser dans la réflexion sur l’éducation et le territoire. D’autant que l’on a perdu beaucoup de temps et qu’il en reste peu.
Les annonces parcellaires, les affichages d’intentions, les brouillons de socle et de programmes, exercices d’équilibrisme incertain qui permettent de fuir les ruptures nécessaires, ne peuvent pas être déterminants. Ils sont toujours l’œuvre de théoriciens très éloignés des réalités du terrain. On peut toujours théoriser, débattre dans l’entre soi, produire de très beaux textes. Si l’on ignore qu’un enseignant dans une école ne croit plus à rien, est submergé par les écrits, les notes de service, les tableaux à remplir pour hier, les injonctions en cascade, écrasé par le cumul du projet de territoire quand ce projet concerne l’école, du projet d’école, du projet de cycle, du socle, des programmes, on court à l’échec comme cela a été le sort de quasiment toutes les réformes dans l’histoire de l’école. Quand on ajoute, que, dans un climat de défiance, il faut « se taper » 14 ou 20 pages de notice préparatoire à l’inspection, 10 pages de préparation pour un remplaçant en cas d’absence, consulter sa messagerie professionnelle sur son ordinateur personnel le soir et le week-end, rédiger des fiches de préparation selon un modèle imposé par l’inspecteur, différent de celui exigé par l’inspecteur précédent, alors que, dans le même temps, on parle de simplification administrative, on ne s’étonne pas que les enseignants ne veuillent plus entendre parler de rien et « font semblant » pour se fondre dans le règne de l’apparence, après avoir rangé tous les documents au fond d’un tiroir. Ils continuent à faire comme ils veulent et comme ils savent. Il est vrai que l’appareil est loin d’être sevré du sarkozisme. L’obéissance est devenue la principale qualité professionnelle, étouffant toute mobilisation de l’intelligence collective.
Il n’y aura pas de refondation sans rupture avec des pratiques d’un autre temps, il n’y aura pas d’amélioration de la réussite scolaire sans confiance, sans bonheur d’apprendre et d’enseigner, sans liberté.
Il n’y aura pas refondation sans changement de climat, de mentalités, de modes de fonctionnement, de méthodes. Les plus beaux textes et les moyens supplémentaires n’y changeront rien.
La refondation est-elle donc condamnée ?
De nombreux pédagogues, des militants des mouvements pédagogiques (l’oxygène de l’école), des citoyens attachés à la démocratie et soucieux de l’avenir de l’éducation à long terme le craignent, car, incontestablement, cette affaire est « mal partie ». Elle l’était dès le départ, quand il a fallu attendre les instructions descendant du haut de la pyramide plutôt que de procéder de manière inverse, en mobilisant tous les acteurs de l’école, tous les porteurs de savoirs, sur un territoire et permettre plutôt que d’imposer…
Je ne suis guère optimiste et je l’ai dit, au risque de déplaire, depuis longtemps. Je garde un peu d’espoir néanmoins si l’on accepte de briser les carcans, de libérer les forces vives du terrain, de mobiliser la population, de faire confiance, de changer les états d’esprit, de lutter très vite contre la technocratie en marche, contre le règne des prétendus experts qui n’ont jamais su faire l’école et qui n’y mettent pas un pied depuis qu’ils l’ont quittée comme élève mais qui pensent pour les autres, contre la déshumanisation.
On peut encore sauver la refondation et même le soldat Peillon qui a eu au moins le courage de la lancer. Certes le temps scolaire et la frilosité, et sans aucun doute l’absence de débat idéologique national, ont eu raison de lui. Trois leviers pourraient encore changer la situation avant que les acteurs ne soient complètement chloroformés par la pyramide Education Nationale
- Mobiliser la Nation sur l’idée que l’école du futur ne peut pas être l’école du passé dépoussiérée et colorisée
- Revenir d’urgence au territoire et redéfinir la notion
- Changer fondamentalement la gouvernance du système et la formation des acteurs éducatifs
Changer l’école pour changer la vie
Il est étonnant de constater qu’Edgar Morin et ses « sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur », Michel Serres avec « le temps des crises » et sa « petite Poucette » sont bien compris par la communauté éducative qui adhère à leurs idées. Quand Einstein dit « L’imagination est plus importante que le savoir », quand Jacques Delors explique ses quatre piliers : « apprendre à savoir, apprendre à être, appendre à faire, apprendre à vivre ensemble », quand Eveline Charmeux démontre qu’apprendre à lire aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec la seule ambition de lire le journal du temps de Jules Ferry, quand Philippe Meirieu et André Giordan ouvrent des voies nouvelles, les citoyens comprennent. Quand on explique à des publics très hétérogènes que le « tsunami numérique » de Emmanuel Davidenkoff est en train de balayer nos certitudes sur le savoir et sur sa transmission, sur les apprentissages scolaires et l’incompréhension des élèves, les citoyens, parents et grands parents, admettent qu’il est impossible de ne pas changer l’école. Ils sont même souvent séduits par les évocations prospectives. Les évolutions qu’ils vivent eux-mêmes et qu’ils constatent par l’observation des comportements de leurs enfants et petits-enfants. La présomption de compétence décrite par Michel Serres remet en cause, à elle seule, les pratiques conventionnelles. Mais, dès que l’on quitte le débat, la réflexion collective, et que l’on revient à ses intérêts personnels, la nostalgie surgit. L’idée qu’il n’y pas de raison que ce qui a réussi hier et avant-hier pour eux, ne réussissent pas pour leurs descendants, pourvu qu’ils travaillent à l’école. On ne sait pourtant pas trop ce que signifie l’ordre « travaille ! ». Quant à ceux qui ont échoué, ils voudraient que leurs enfants réussissent mieux qu’eux, mais pour le savoir, il vaut mieux qu’ils fassent la même chose qu’eux, en mieux évidemment. D’accord avec Morin, pensent-ils, mais pas maintenant, pas pour mes enfants. On verra plus tard et d’abord pour les autres. Reste que la déscolarisation, phénomène de grande ampleur aux Etats Unis, et l’attirance des écoles différentes (cf le succès des écoles Montessori) devraient faire réfléchir.
Le conditionnement de l’opinion par les médias et le poids des lobbies divers, disciplinaires par exemple, font le reste. On est d’accord : « Il faudrait changer l’école mais il ne faut pas la changer maintenant ». Tant pis si elle est balayée par les entreprises du numérique et par les élèves eux-mêmes qui ne la comprennent pas et ne la supportent plus. Les enseignants eux-mêmes le savent bien quand ils voient les élèves se précipiter sur leur téléphone et leur tablette, mais leur combat pour la vie (professionnelle !) est tenace : « moi, j’ai été formé pour faire cours de SVT. Pas question que je fasse du français ou des maths ou de l’éducation aux valeurs ».
Il y a donc urgence à mobiliser l’opinion publique, la Nation, sur la nécessité de transformer radicalement l’école pour l’inscrire dans une perspective à long terme, définie non pas par rapport à son histoire, à son passé, par rapport à l’évolution, prévisible et déjà en marche, de la société. L’enjeu, bien au-delà de l’école, est la construction d’une société démocratique, généreuse, humaine, dans laquelle l’école peut tenir si elle le décide une place essentielle. Parler de l’école du futur sans la situer par rapport à un avenir à 20 ou 30 ans, est un non sens . La refondation ne pourra susciter l’engagement dont elle a besoin, que si elle s’inscrit dans une perspective plus large qu’elle-même, beaucoup plus large, dans un projet de société. L’enthousiasme nécessaire ne pourra pas naître d’injonctions, de circulaires, d’annonces, de recommandations illisibles, parcellaires et totalement décalées par rapport aux réalités, mais de la conscience que l’école et tous ses partenaires sont les acteurs majeurs d’une transformation fondamentale de la société
Allons jusqu’à oser dire que si ce n’est pas le cas, l’école ne servira pas à grand-chose, le libéralisme autoritaire aura la voie ouverte.
Changer l’école pour changer la vie, la vie des élèves et celle des citoyens, ce souffle nouveau nécessaire, cette part de rêve offerte comme en 1981, que nous avons perdue et qui risque de ne jamais se reproduire, cette occasion rare de redéfinir sa place dans la société qui avance
Les citoyens sont capables de comprendre cela. Ils peuvent même à nouveau s’enthousiasmer pour des idées, réfléchir à la démocratie, aux inégalités, à la réussite.
Les débats sectoriels, parcellaires, corporatifs, disciplinaires, techniques, juxtaposés n’ont aucun intérêt s’ils ne sont pas inscrits lisiblement dans un grand dessein. Les entrées par des petits bouts de lorgnette sont toujours contraires à la philosophie de l’éducation populaire. Le global et le complexe sont accessibles à tous. Ne parlons pas du temps scolaire, parlons de l’école !
Le rôle central du territoire
La notion de territoire et l’idée d’un projet éducatif de territoire sont incontestablement, potentiellement, refondatrices. Elles sont de puissants leviers pour le changement, pour faire du neuf, pour éviter le danger des changements et des rénovations sur les marges ou sur des secteurs qui finissent par être indépendants du tout. L’expérience des contrats éducatifs locaux liés à la loi de 1989 doit nous être utile. On sait que l’une des raisons majeures de l’échec et des doutes sur la pertinence du concept se trouve dans la juxtaposition étanche du scolaire et de l’extrascolaire, dans le cloisonnement des activités, dans la réduction de l’activité pour l’activité, sans rapport avec les grands enjeux, avec les finalités. On sait que l’impact des activités périscolaires sur la réussite scolaire était quasiment nul et, en tout cas, impossible à démontrer du fait de l’étanchéité des cloisonnements.
C’est la raison pour laquelle le constat du désintérêt des enseignants pour le périscolaire (que la hiérarchie prétend paradoxalement être capable de juger et d’évaluer), l’absence d’engagement collectif sur un projet commun aux diverses catégories d’intervenants ou d’acteurs éducatifs, la considération nettement moindre pour ces activités que pour l’école, sont graves et dangereuses. A ce propos, quand un responsable gouvernemental ou politique ou administratif déclare que l’attribution des crédits accordés aux collectivités pour soutenir l’aménagement du temps scolaire est conditionnée par la qualité de ces activités, on sabote la refondation. On pourrait se demander d’abord qui juge de la qualité de ces activités et sur quels critères. On sait bien que généralement, on se limite à vérifier que les cases des plannings sont bien remplies et que la qualité est confondue avec le degré de satisfaction des parents et parfois, des enfants. Ce positionnement, qui a été celui du premier ministre au congrès des maires pourrait avoir des conséquences terribles : priorité au formalisme, attestation de la distinction école / activités péri éducatives et fin programmée de la refondation.
Le territoire, ce n’est pas les activités périscolaires avec une école qui se replie dans sa tour d’ivoire factice. Le territoire, ce n’est pas l’école.
Le territoire, ce n’est pas un secteur délimité sur une carte.
Le territoire, c’est tout ce qui le compose : la géographie, l’histoire, le patrimoine bâti, les vestiges, les activités économiques et sociales, l’environnement, les associations, les clubs, et surtout les hommes et les femmes qui y vivent. On y trouve du savoir partout, des occasions de penser et d’exercer sa responsabilité individuelle et sociale
Chaque élément est porteur de savoirs. Un grand nombre des personnes peuvent échanger leurs savoirs et constituer des réseaux d’échanges. Ce savoir est une richesse que l’école gagnerait à prendre en considération ces savoirs, à les exploiter pour donner du sens aux apprentissages scolaires. Plutôt que de puiser des situations d’apprentissages dans les fichiers et manuels, utiliser ceux qui sont disponibles à proximité de l’école est une garantie d’intérêt, de compréhension, de possibilités de comparaisons, de transferts, de nature à favoriser le développement de l’intelligence générale (celle décrite par Edgar Morin) et à permettre l’apprentissage de la responsabilité individuelle et collective.
Dans un tel état d’esprit, les parents d’élèves doivent trouver une nouvelle place. Plutôt que de toujours être considérés comme des enseignants, supplétifs, des répétiteurs, des faiseurs de devoirs à la place de leurs enfants, des organisateurs de fêtes, des élèves dominés par les enseignants qui leur expliquent ce qu’ils doivent faire après l’école, des sujets que l’on convoque et que l’on reçoit debout dans un couloir généralement pour les sermonner, ils deviennent des citoyens qui sont inscrits dans le projet éducatif, existent, participent aux échanges de savoirs, apportent, et donc sont considérés aussi bien par l’école que par leurs propres enfants.. La dimension intergénérationnelle si importante pour la cohésion sociale et pour des principes humanistes de base peut aussi avoir du sens sur le territoire.
Il est évident qu’une réelle prise en compte du territoire va bien au-delà de l’organisation d’activités périscolaires exclusivement confiées à des salariés, animateurs, titulaires d’un BAFA souvent bien léger. Le jardinier voisin de l’école, l’ouvrier de l’usine proche, le boulanger, l’éleveur, l’employé communal chargé des espaces verts, etc, ont des choses à apporter en s’inscrivant eux-mêmes dans la culture de la connaissance et dans l’éducation tout au long de la vie.
Evidemment, une telle révolution exige que chaque intervenant s’engage à poursuivre des objectifs communs à tous (y compris à l’école), relatifs au langage, à l’analyse de situations, au respect de l’autre, à la construction de l’estime de soi, au bonheur de faire, d’apprendre, de vivre ensemble. Cette exigence d’objectifs transversaux communs à l’ensemble des acteurs du projet de territoire est soigneusement ignorée aujourd’hui, hélas.
Le concept d’école, maison des savoirs et de l’éducation tout au long de la vie, ouverte sur son environnement et sur le monde, porté par la Ligue de l’Enseignement bien avant la refondation (et un peu oublié depuis) apparaît totalement pertinent dans un tel contexte. Ouverture, décloisonnement, mobilisation de l’intelligence collective, partage des savoirs, construction de la pensée et des compétences, dans le respect des spécificités des métiers, deviennent alors des mots clés pour l’éducation du futur.
Le territoire ne peut pas être une notion traitée à la légère, un mot à la mode mais vidé de son sens. Le projet éducatif de territoire prend en compte tout le territoire… ou il n’est pas un projet de territoire.
Une nouvelle gouvernance et une nouvelle formation
Il est évident que la perspective d’un véritable projet éducatif de territoire pose le grave problème du fonctionnement de la pyramide Education Nationale, en tuyaux d’orgue et parapluies à chaque étage – expression du recteur JC Fortier -, de sa suprématie et de sa compétence.
Il faut d’abord que la vieille dame – expression du recteur Durand Prinborgne - admette d’abord qu’elle doit se transformer elle – même avant de juger et de donner des leçons aux autres. Qu’est-ce qui a changé depuis 2012 ?
Comment remobiliser les enseignants tellement découragés, désabusés, épuisés, trop souvent oppressés par une hiérarchie qui semble ignorer la difficulté du métier ? Comment restaurer la confiance nécessaire et redonner de l’enthousiasme ? Comment valoriser la ressource humaine en abandonnant ses outils classiques que sont le contrôle, les injonctions, le pilotage par les résultats apparents ? Comment mobiliser des personnes qui pensent majoritairement que, malgré les créations de postes, le rétablissement de la formation, l’annonce d’un nouveau socle et de nouveaux programmes, rien n’a changé dans leur vie professionnelle ?
Comment garantir la cohérence du projet de territoire ?
A ce jour, on institue et on conforte la juxtaposition des actions et l’étanchéité des cloisons, en faisant le pari, complètement illusoire, que la cohésion viendra toute seule, sans une volonté explicite et des moyens pour la garantir. De nombreuses expériences, y compris dans l’histoire de l’éducation prioritaire, ont montré qu’il ne suffit pas de faire des activités pour l’activité, de multiplier les aides et les rencontres, pour améliorer la réussite scolaire. C’est même parfois le contraire, par exemple, quand les élèves ont parfaitement conscience qu’ils ne vivront jamais dans la vie après l’école, les plaisirs qu’on leur offre. J’ai toujours le souvenir de ce jeune de la banlieue parisienne qui expliquait : « ouais, j’ai fait du cheval, de la musique, du théâtre, des arts plastiques, etc… et je ne sais toujours pas lire ». Il est évident que sa réflexion allait bien au-delà de la lecture et posait des problèmes beaucoup plus larges. J’ai souvent provoqué moi-même des débats en posant la question : « En quoi et comment les apprentissages scolaires et toutes les activités péri éducatives ont-elles permis de développer l’intelligence et de former le citoyen de demain ? »
Il est vrai que la profusion de propositions d’activités peut apporter des satisfactions, aux élèves, aux parents, aux institutions, aux élus qui paient. Elle permet aussi de renforcer l’idée de fatalité et de déterminisme social : « vous voyez bien, on a tout fait pour eux, on leur a même donné du soutien gratuit et de l’équitation, et ça ne marche pas ». Mais on évite soigneusement alors de se demander pourquoi ça ne marche pas.
Sans philosophie de l’action éducative, on se satisfait alors de remplir les cases des plannings et de considérer que lorsque les cases sont pleines, le projet éducatif est en marche. Or il est évident que rien n’est moins sûr et que les plus honnêtes des décideurs vont à nouveau au devant de grandes déceptions.
Il faut donc coordonner, impulser, rechercher et garantir la cohérence et l’efficacité. Comment ?
Qui va piloter et comment ? Je n’aime pas cette notion de pilotage (issu de la culture libérale de l’entreprise) que j’ai souvent, tournée en dérision, s’agissant des inspecteurs. Piloter sans cap lisible : on fait des programmes avant de définir des finalités et de s’engager. Piloter sans moyens : il est interdit aux « responsables » de répartir les moyens, de modifier les répartitions au plus près du terrain, de déroger aux règles administratives et aux commissions paritaires . Piloter sans outils : les prétendues évaluations n’en sont pas, elles ne sont que des contrôles. Piloter sans compétence réelle : généralement, les pilotes ne savent pas faire l’école ou ont oublié leurs difficultés à « tenir » une classe dans un passé lointain ou même très proche. Pire : la réflexion sur le rapport entre les résultats apparents des élèves et les pratiques qui les produisent est quasiment nulle. On lit encore des choses aberrantes dans les rapports d’inspection, sans allusion à la refondation : « Madame ou Monsieur devrait, aurait du, pourrait… », avec des listes d’injonctions pompeusement nommées « contrats de progrès ».
Il faut pourtant qu’un projet soit impulsé, coordonné, accompagné. Par l’inspecteur (qui n’a pas de compétence pour le périscolaire) ? Par le maire ? Par le directeur des services éducatifs de la ville ou de la communauté de communes (qui n’a pas de compétence sur les apprentissages scolaires ? Par un expert indépendant qui ne sait faire ni l’école ni de la musique ?
Si cette question reste sans réponse, le projet éducatif est condamné d’avance. Comme les contrats éducatifs locaux, il sombrera dans la ouate institutionnelle (expression de Philippe Meirieu)
On voit bien qu’il faudra d’urgence, s’il n’est pas déjà trop tard, régler rapidement cette question cruciale…
En les analysant objectivement, sans complaisance, sans naïveté, sans compromission, on voit bien que ces questions remettent en cause la gouvernance pyramidale autoritaire de l’Education Nationale, la place et le rôle des élus, les articulations entre les pouvoirs.
Elles remettent en cause profondément les rapports entre la hiérarchie de l’Education Nationale et les acteurs du terrain. J’ai développé cette réflexion dans de nombreux écrits depuis fort longtemps. En 1990, avec la loi Jospin, je proposais une redéfinition des missions des inspecteurs privilégiant la notion d’accompagnement. Les enseignants n’ont pas besoin d’une note infantilisante alors que la note est remise en cause pour les élèves, de carottes et de bâtons, ils ont besoin de confiance et de mobilisation de leur intelligence.
Elles remettent en cause l’exercice de la responsabilité des élus. Exemple pour provoquer la réflexion : à quoi sert de financer des TBI pour chaque classe si c’est pour « faire de la même chose » en plus moderne en apparence, sans rien changer au fond ? Sans sacrifier les valeurs au nom d’un « qui paie décide » dangereux, comment résoudre ce problème dans la construction de l’école du futur ?
Elles remettent en cause totalement la formation des enseignants et des animateurs culturels, sportifs, etc. Il ne suffit pas de rétablir une formation dépassée pour se glorifier d’une réussite. Aujourd’hui, généralement, on est parti des compétences existantes à l’université pour rétablir une formation qui n’est pas, malgré quelques ajustements, en adéquation avec les enjeux d’une refondation. Le terrain n’a pas sa place. Il suffit de voir comment sont traités les maîtres formateurs pour d’en convaincre. Peu importe la qualité des actions de formation, là aussi, il faut d’abord de l’obéissance et remplir les cases… On sait bien ce qu’il faudrait faire (cf Philippe Meirieu « Ecole : demandez le programme » ESF 2006… et même… voir les travaux du groupe des experts éducation du PS jusqu’en 2012 !!!), on sait bien qu’il faudrait s’enraciner sur un développement des recherches actions sur l’école et sur les projets éducatifs, sur la réalisation des objectifs généraux, transversaux communs, plutôt que sur l’accumulation de savoirs disciplinaires cloisonnés !
Elles exigent une refondation de l’éducation populaire qui ne peut se limiter au service après vote de la loi, à l’accompagnement des politiques ministérielles. L’histoire a fait que les associations locales -sauf l’USEP qui a un positionnement particulier à conforter- se sont éloignées de l’école, les fédérations départementales sont devenues trop souvent des sociétés de services, trop souvent gérées technocratiquement, avec des opérations départementales juxtaposées. L’éducation populaire locale doit pouvoir s’inscrire dans les politiques éducatives, culturelles, sportives des collectivités locales, s’engager concrètement dans les projets éducatifs de territoire, dans les maisons des savoirs et de l’éducation tout au long de la vie. La refondation de l’école est une chance pour l’éducation populaire si les associations se mettent en capacité de prendre leur place dans les projets de territoire
S’attaquer aux fondations
Plus on se laisse dévorer par les questions de temps scolaire, de plannings, d’usines à cases, par les débats sectoriels ou périphériques, moins l’on pourra refonder…
Il serait grand temps de s’attaquer aux fondations[2]
- Inscrire la refondation dans un projet de société
- Changer l’école en profondeur
- Rompre avec le fonctionnement pyramidal autoritaire, dépassé, de l’Education Nationale, avec le système obsolète des « tuyaux d’orgues et des parapluies »
- Définir les finalités et les objectifs généraux transversaux communs à toutes les catégories d’acteurs éducatifs avant de fabriquer des programmes et des outils, libérer la pensée, favoriser le développement de l’intelligence collective du terrain…
- Expérimenter des modalités de coordination, d’impulsion et d’accompagnement des projets éducatifs de territoire
- Donner toute sa place au territoire
- Refonder l’éducation populaire
- Transformer fondamentalement la formation initiale et continue des enseignants avant de la laisser s’enliser dans la reconduction du passé
- Informer les citoyens, non pas sur des questions sectorielles, mais sur les enjeux à l’échelle de la société
Opposé en tant que pédagogue aux abus des préalables et des prérequis qui sont souvent des obstacles à la pensée, au développement de l’intelligence, je mesure, paradoxalement que s’agissant de la refondation de l’école, il faut sans aucun doute, préalablement, refaire les fondations. Et ce n’est pas le chemin qui a été pris, souvent par crainte maladive des ruptures et par manque de courage politique. Je sais aussi comme citoyen de base qu’il est beaucoup moins coûteux de faire du neuf à côté du vieux fortement dégradé et probablement condamné selon les prospectivistes, que de réparer péniblement le toit, les murs, les escaliers, la décoration. Quand une partie est réparée ou repeinte, il y a toujours une autre partie qui tombe en ruines.
Mes amis ne cessent de me dire qu’il faut du temps, qu’il ne sert à rien de se précipiter, que les choses avancent dans le bon sens, que les thèses des pédagogues et des mouvements pédagogiques sont ou seront prises en compte. Or le temps presse. Pour l’heure, rien n’a changé au fond sur le terrain. L’administration de l’Education Nationale gère à sa manière descendante et totalitaire. Et la continuité s’est bien installée. Des DASEN malins améliorent leurs performances schizophrènes. Aux recteurs et au ministre, ils se donnent l’image de la loyauté et de l’engagement au service de la refondation (et ça marche ! Mêmes pour les serviteurs les plus zélés de la destruction sarkoziste de l’école !) ; au niveau départemental, ils imposent la continuité et tuent l’initiative locale, profitant de l’absence de nouveaux textes officiels pour le changement. Il est vrai que la droite avait eu moins de scrupule et de frilosité pour imposer les 4 jours, la supercherie de l’aide individualisée et les nouveaux vieux programmes, l’animation pédagogique comme substitut de la formation continue, etc. Si la gauche peut s’honorer de ne pas appliquer le même modèle, elle doit savoir que ce qui ne change pas tout de suite, même avec quelques lacunes et hésitations, a toutes les chances de ne jamais changer.
Pourvu qu’Emmanuel Davidenkoff, qui a écrit en 2003 un livre qui aurait du être étudié par tous les partis politiques et par tous les syndicats, « Comment la gauche a perdu l’école » (Hachette) ne soit pas conduit à écrire, dans le même style et avec une nouvelle inspiration liée au « tsunami numérique » qui alimente sa pensée, un nouveau livre : « Comment les progressistes ont raté la refondation de l’école ».
J’avais intitulé l’un des mes livres, préfacé par Philippe Meirieu, « Pour une école du futur. Du neuf et du courage » (Chronique sociale. 2009). Je doute que l’on fasse du neuf et que l’on en ait le courage nécessaire aujourd’hui, mais j’espère qu’il n’est pas encore trop tard…
Pierre Frackowiak
Le 7/12/2014
NB. Lire aussi : « Refondation de l’école : deux ans… et alors ? » sur le site de Philippe Meirieu, http://www.meirieu.com/FORUM/fracko_refondation_deuxans.pdf repris sur le site Educavox (rubrique « débats »), sur le site de PRISME, et d’autres sites consacrés à l’éducation
Pierre Frackowiak
Co-auteur avec Philippe Meirieu de « L'éducation peut-elle être encore au cœur d'un projet de société? ». Editions de l'Aube. Mai 2008. Réédition en format de poche, octobre 2009
Auteur d’une contribution dans l’ouvrage « Construire des pratiques éducatives locales » sous la direction de Vincent Berthet et Laurence Fillaud-Jirari. Editions La chronique sociale. Juillet 2008.
Auteur de « Pour une école du futur. Du neuf et du courage » Préface de Philippe Meirieu. Editions La chronique sociale. Lyon. Septembre 2009
Auteur de « La place de l’élève à l’école ». Editions La chronique sociale. Lyon. Janvier 2010.
Auteur d’une contribution dans l’ouvrage « Les enfants au carré ? Une prévention qui ne tourne pas rond » du collectif Pas de 0 de conduite, aux éditions Erès. Mai 2011.
Auteur de contributions dans les derniers ouvrages de Claire Heber Suffrin et de Eveline Charmeux
Auteur de: « L’école. En rire, en pleurer, en rêver ». avec les BD de Jacques Risso. Préface : André Giordan Post face : Philippe Meirieu. Editions Chronique Sociale. Décembre 2012
[1] Témoignage de Claire Leconte : Quand je vois que des IEN sont encore capables de n'avoir comme argument pour refuser à des communes qui veulent repartir sur l'école le samedi matin, qu'il faut demander une dérogation puisque - c'est écrit dans le décret Peillon - il faut que le DASEN donne son accord, et que ça n'est pas gagné, parce que cet IEN ne donnera pas d'avis favorable étant donné que ça le gêne dans le traitement informatique de ses remplaçants ! Et ce DASEN capable d'écrire que ce qui se fait après 15h30 ne concerne plus les enseignants !
[2] Ne pas attendre la fin du mandat en croyant que la seule annonce de textes, avec une longue période de continuité imposée, souvent durement, sans jamais évoquer la refondation, suffit à mobiliser … Quelle illusion ! On laisse croire que la refondation est possible avec les fonctionnements totalitaires de la pyramide Ed. Nat., avec les programmes de 2008, avec le pilotage par les résultats apparents, et l’on voudrait vraiment refonder ?