Le débat animé par Audrey Pulvar, journaliste-écrivain mettait en présence les analyses et témoignages de différents acteurs et chercheurs.
Dana Diminescu : Sociologue, enseignant chercheur et coordinatrice du Diasporas Lab à Telecom ParisTech
Nabil Bayahya : Executive Partner de Mazars au Maroc et président de l’Association Marocaine du Conseil en Management (AMCM)
Abdoulaye Niang : Socio-anthropologue, enseignant-chercheur à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis du Sénégal,membre du Directoire scientifique de l’URIC
Le Forum était introduit par Jack Lang, Président de l'IMA qui soulignait l’importance de la démarche d'Orange pour accompagner la révolution numérique, donner des clés de compréhension et encourager les échanges.
Christine Albanel, directrice exécutive d’Orange, indiquait que le débat était retransmis en direct sur le site du Digital Society Forum.
La « Diaspora » étant la façon dont les sociétés et les populations se dispersent : comment le numérique intervient dans ce processus ? Le numérique fait il de chacun un citoyen du monde ou referme-t-il les communautés sur elles mêmes?
Dana Diminescu part du constat que les migrants sont aujourd’hui connectés : dès lors, notre regard doit changer sur les migrants, mais comment ? Depuis le début des années 2000, le migrant déraciné décrit à l'époque par Abdelmalek Sayad est à présent l'acteur d'une double absence. Car paradoxalement, le digital crée aujourd’hui de la présence : il y a désormais plus de présence que d'absence grâce au numérique. Le migrant reste connecté aux siens grâce au numérique avec Skype.
Est-ce une bonne ou une mauvaise chose? Il peut s'agir d'un enfermement dans une bulle : une difficulté à s'intégrer.
La qualité de l'absence et la qualité de la présence changent avec le numérique.
La sociologie aujourd'hui devrait essayer de cartographier des formes de présence. En outre, le projet de départ est préparé sur les réseaux, le voyage se fait avec un téléphone mobile, la trajectoire migratoire est inscrite dans les réseaux (c’est le journal de ce passage). Il y a l’attitude des autorités philippines qui tracent leurs ressortissants grâce au numérique. Un téléphone mobile a été donné aux migrants avec tous moyens de communiquer et de se connecter, de payer, d'être reconnus. C'est une façon d'élargir le territoire national. De l'autre côté, les pays d'accueil ont mis en place des processus de contrôle via des fichiers. Il y a un changement de la frontière qui devient informatique et numérique, et non plus géographique via l'attribution d'un visa inscrit sur l'écran.
Ne pas être connecté pour un migrant c'est l'antichambre de l'exclusion, mais aussi les administrations se sont digitalisées, ce qui exclut à nouveau.
Audrey Pulvar rappelle que si la circulation des biens est de plus en plus facilitée, en revanche il y a de plus en plus de contrôle des individus.
Pour Abdulaye Niang, les migrants sont des acteurs qui circulent dans des mondes différents où ils doivent faire des efforts d'adaptation."Toubap" désigne aujourd'hui en Afrique pas seulement le blanc, mais une personne qui aurait quitté son identité pour en adopter une autre (aussi numérique). Le numérique est très présent en Afrique où le taux de progression du téléphone portable est la plus forte au monde.
Le numérique crée une situation ambiguë, car même avec des revenus très limités, les populations d'Afrique subsaharienne ont toutes un portable avec des cartes prépayées.
Cela favorise la mobilité des idées.
Les technologies sont donc un enjeu de pouvoir par redistribution de l'autorité, et entraînent un changement paradigmatique par rapport à la gérontocratie des sociétés traditionnelles.
Les jeunes se considèrent aujourd'hui comme des citoyens à part entière et comme des leaders qui peuvent prendre légitimement le pouvoir. Dans les réseaux sociaux, on produit un journal télévisé « rappé » dans plusieurs pays, en Jamaïque, Côté d'Ivoire etc.
C’est un discours alternatif avec représentation d'une prise de pouvoir par les jeunes.
Nabil Bayahya affirme que les migrants deviennent des migrants cosmopolites en ayant une polyculture qui leur donne une capacité à comprendre très rapidement les autres, ce qui crée un nouveau rapport aux états-nations, aux religions etc. La nouvelle génération très mobile et cosmopolite réussit mieux.
L'enjeu économique devient plus important que l'enjeu de l'appartenance à un état nation. Le citoyen devient citoyen du monde par le numérique du fait d'accepter d'appartenir à différents référentiels. La tension autour des religions signifie qu'elle n'ont plus la légitimité à incarner une identité : on constate une désacralisation de ce référentiel au profit d'un référentiel humain, celui de citoyen du monde.
Les technologies de l'information en sont l'illustration : les « blockchains » montrent un changement de rapport à l'État qui devrait être un tiers de confiance. En outre l'asymétrie de l'information est mise à plat, car on a accès à beaucoup d'informations.
Dana Diminescu ne partage pas tout à fait ce point de vue en constatant certes des bulles cosmopolites des amis des amis sur Facebook, mais aussi des exemples d'enfermement. On peut tous les jours rendre visite à sa famille grâce à Internet. Le migrant a aujourd'hui un devoir de présence augmentée par le numérique qui peut être pesant. Ces changements dus au numérique sont à la fois bons et mauvais.
En effet, pour Nabil Bayahya, le numérique peut apporter une proximité oppressante. Le processus technologique est irréversible, alors nous devons tout faire pour qu'il apporte du bien.
Abdulaye Niang constate que le numérique créé des liens fédérateurs de communautés, il permet l’existence de mouvements d'activistes en Afrique. Ces mouvements utilisent le numérique pour créer des plateformes d'échange, éviter la présence policière, circuler hors du pays d'origine, essaimer a l'extérieur.
Mais de quelle façon les grands groupes économiques s'adaptent-ils pour tirer profit ?
Nabil Bayahya remarque que les jeunes préfèrent aller en startup que dans les écoles de commerce. Cela crée une disruption dans la construction des États ; et bientôt dans la vie des multinationales qui ne résisteront pas à la fin de l'asymétrie d'information qui leur profitait.
La mise en réseau permet en effet de créer de la valeur. Pour les jeunes le gain économique n'est plus la chose la plus importante, mais plutôt ce que le jeune a envie de faire. On constate une déconstruction du rapport au travail et à l'entreprise. Les grands groupes s'adaptent en créant des petits réseaux de startups. Ils s'atomisent pour fonctionner en réseau.
Abdulaye Niang affirme que le numérique affecte aussi les rapports Nord-Sud. Skype permet des entretiens professionnels à distance, par exemple pour le recrutement d'enseignants chercheurs. Le numérique facilite, mais il y a des disparités Nord-Sud, car les chercheurs du Sud ont moins de mobilité, car ils ont besoin de visas, la disparité est là.
Nabil Bayahya prévoit que la disparité va disparaître rapidement. Par exemple le numérique permet l’accès aux fonds documentaires en l'absence de fonds papier concret. Il faut aider ces pays à s'équiper, car le rattrapage peut se faire à l'échelle d'une génération.
Dana Diminescu voit la pression s’exercer, car ce n'est plus seulement le migrant qui appelle. Cela crée un environnement continu entre pays d'origine et pays d'accueil. D’autre part, l'absence de haut débit en Afrique recrée la distance par la difficulté de communiquer.
Une question de la salle ouvre un autre volet du débat : La pression a augmenté sur les migrants avec le numérique et la demande quotidienne d’envoi d’argent. Cette masse d'information que nous donnons sur nous dans les réseaux, qui la contrôle?
Pour Dana, ces données que nous produisons sont la nouvelle matière première, mais pour Abdulaye, la question de la souveraineté des États africains est posée par le fait qu'ils n'ont pas de data centres qui sont hébergés ailleurs.
Le témoignage d’Alain Mabanckou, écrivain et professeur de littérature française à UCLA (Californie), ouvre la réflexion collaborative entre les participants.
Un constat tout d’abord : si on ne vous voit pas au pays ce n’est pas grave, mais si on ne vous voit plus sur les réseaux sociaux, c'est très grave, les gens se font du souci.
Le problème est aussi que le temps n'est plus élastique, il devient un mouchoir de poche, car à l'époque où on communiquait par lettre, on avait le temps d'attendre la réponse. Avec un mail, on demande la réponse immédiate au migrant et c'est très contraignant. Avec le sans fil, tout change : on ne peut plus dire qu’on a quelqu'un au bout du fil ou passer un coup de fil, ou encore suivre le fil de sa pensée etc. Si on veut remplacer fil par sans fil dans toutes les expressions, on se rend compte de l'importance du fil. Que ferait Ariane sans fil pour aider Thésée à sortir du labyrinthe?
Aujourd'hui les migrants sont cernés à l'aide du "sans fil barbelé", car le sans fil est partout. Même pour les dictateurs, la vie est difficile, car avec les réseaux on voit tout.
« S’il est désormais indispensable pour le voyageur d'avoir le wifi haut débit dans l'hôtel, la question est : Peut on pêcher sans fil ? Peut-être que le sans fil nous a rendus nous autres écrivains moins mystiques, en nous entourant de moins de mystère, on nous voit partout aujourd'hui. Nous voudrions nous déconnecter pour nous retrouver. Il y a trop de pression dès l'instant que l'on est connecté. »
Plusieurs voix dans la salle affirment aussi l’importance des réseaux sociaux pour exposer des artistes et avoir des audiences que l'on ne pourrait pas avoir autrement. Le « Printemps de l'art contemporain africain » a pu se faire sans leur présence. Quelle est donc la place des industries culturelles?
" Internet est la galerie du pauvre pour Nabil Bayahya, et il aide avant tout dans la création. Il faut souligner aussi que la capacité de produire avec le numérique est accessible à tous. La diffusion devient aussi gratuite et instantanée. Même s'il est piraté, l'artiste est populaire. Internet a bouleversé toutes les industries culturelles et de nouveaux modèles économiques sont nés ".
On voit bien que par le numérique, le migrant voyage entre différentes identités et formes d’inclusion qui peuvent devenir autant de facteurs d’exclusion dans un sens ou dans un autre. Cependant il existe une troisième voie vers la construction d’une nouvelle forme d’appartenance grâce aux échanges et forces créatives libérées par la communication digitale : celle qui verra émerger les nouveaux citoyens du Monde.
Michel Perez
Président de l'An@é
Dernière modification le vendredi, 06 septembre 2019