la faiblesse de l’équipement ou encore la formation des professeurs — je m’expliquerai plus longuement sur ce dernier point un de ces prochains jours —, il est en est de plus légitimes parce qu’objectivement observables comme l’inadéquation des contenus, des programmes et des examens ou, enfin, l’inculture assez générale de l’encadrement. Mais ce qui met des entraves au développement d’un enseignement imprégné du numérique peut aussi trouver son origine dans le comportement même de l’institution, dans sa globalité, ou de ses partenaires des collectivités.
« On s’est encore, à mon avis, trop attardé à regarder en arrière ou à proposer des pauses (l’expérimentation, l’évaluation, les usages) qui mettent, à chaque fois, un coup d’arrêt à l’engagement numérique de l’école. » disais-je récemment en conclusion du rendez-vous de Cénon, organisé par Éducavox, les 11 et 12 décembre derniers.
Je ne souhaite pas revenir pour le moment — j’y reviendrai bien un jour tant le sujet est passionnant — sur le sujet des usages dont je disais, là aussi récemment, dans ce billet, combien il était important et paradoxal de s’attarder à les observer si on souhaitait ne pas s’engager.
J’ai déjà dit aussi tout le mal que je pensais, au printemps dernier, de la misérable expérimentation lancée, histoire de mieux procrastiner en rond, par le ministère au sujet de collèges numériques supposés pilotes (de quoi ?) dont on ne sait plus trop le nombre exact. Je ne suis toujours pas revenu de cette affaire… j’ai eu l’impression d’avoir travaillé trente ans pour rien.
Ça sert à quoi, le numérique ? Est-ce que c’est mieux pour les apprentissages ?
Ces questions n’étaient pas posées il y a dix ans. Jamais. C’est un fait indéniable. Je ne les jamais entendues.
En revanche, je peux en témoigner, j’ai entendu, à la fin de la dernière décennie, des professeurs dans les salles de classe, des cadres administratifs et pédagogiques (oh ! pas tous, bien sûr) en d’autres circonstances, tenir à l’encontre du numérique — il s’agissait des Tice, bien sûr — des propos extrêmement violents et réactionnaires, lui déniant toute valeur ou tout intérêt. Pire ! au moment où commençait à se déployer le B2i, où les injonctions ministérielles ou rectorales étaient très claires à ce sujet, ces critiques sévères ont monté d’un ton et se sont faites plus virulentes encore, contre toute raison.
Depuis quelques années, les critiques s’exercent de manière très différente via la répétition lancinante de ce questionnement. Il n’est pas un déploiement matériel, pas une nouvelle expérimentation sans qu’apparaisse par magie dans les bilans la production des résultats d’une évaluation institutionnelle ou d’une recherche universitaire, longue, longue, forcément très longue sur ce sujet. Il n’est pas un colloque où la question n’est pas posée, d’une manière ou d’une autre, par un intervenant ou dans la salle… Là, il ne faut pas s’inquiéter et attendre trop longtemps, la réponse est toujours donnée, de manière d’ailleurs toujours très évasive sur les sources, par l’un ou l’autre des participants.
Ne cherchez pas, si vous aviez des doutes. La réponse est toujours la même : le numérique ne sert à rien, il ne change rien, il n’y a pas de différence sensible ou mesurable pour ce qui concerne les apprentissages entre un enseignement « traditionnel » et un enseignement numérique, disent ces travaux. Dit de manière plus claire : l’école pourrait parfaitement se passer du numérique. Cela ne changerait strictement rien.
Oui, l’école pourrait se passer allègrement tout ce matériel cher et encombrant, de ces méthodes déstabilisantes, de cet Internet perturbant, de ces ENT qui obligent à collaborer et échanger avec les parents, de ce bling-bling clinquant et tape-à-l’œil qui hante les poches des élèves… Mais je m’échauffe…
Je vous l’ai dit, cette question ne cesse de revenir même quand on ne l’attend plus. La DEPP (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance au ministère) vient de produire une note d’information, voir ci-joint, qui fait un court mais fort intéressant portrait du numérique éducatif en Europe.
On y apprend des tas de choses, sur le sous-équipement chronique des écoles du premier degré, la France se plaçant tristement sur ce point 19e sur 25 pays, sur les pratiques numériques personnelles des élèves, sur la formation des enseignants… Et puis la question est enfin posée : « Évaluer l’impact du numérique : une tâche complexe » à la lumière d’enquêtes de terrain européennes aux méthodologies très différentes, sur des populations différentes, en des moments différents, dont la plus ancienne, datée de 2007 !, réalisée au Royaume-Uni, visait à évaluer les changements induits par un programme d’équipement numérique sur les résultats scolaires (sic).
Je vous livre les conclusions de cet embrouillamini statistique :
« - l’utilisation du numérique de manière collaborative (par paires d’élèves ou en petits groupes) est généralement plus efficace que l’utilisation individuelle ;
- le numérique peut aider à améliorer l’apprentissage à condition qu’il soit utilisé régulièrement (trois fois par semaine) mais pendant une période limitée (5 à 10 semaines) ;
- utilisé à des fins de remise à niveau, le numérique peut être efficace chez les élèves de faible niveau scolaire, ou chez ceux qui ont des besoins spécifiques, ou encore chez les élèves issus d’un milieu défavorisé ;
- le numérique se révèle plus efficace en tant que complément à l’enseignement traditionnel que comme substitut ;
- les gains en matière de rapidité d’apprentissage sont constatés surtout dans certaines disciplines telles que les mathématiques et les sciences ;
- pour ce qui est de l’apprentissage de l’écrit, l’impact du numérique tend à être plus grand en écriture qu’en lecture ou en orthographe ;
- la formation des enseignants est un élément essentiel et devrait aller au-delà d’une formation technique sur l’utilisation des outils numériques. »
- le numérique peut aider à améliorer l’apprentissage à condition qu’il soit utilisé régulièrement (trois fois par semaine) mais pendant une période limitée (5 à 10 semaines) ;
- utilisé à des fins de remise à niveau, le numérique peut être efficace chez les élèves de faible niveau scolaire, ou chez ceux qui ont des besoins spécifiques, ou encore chez les élèves issus d’un milieu défavorisé ;
- le numérique se révèle plus efficace en tant que complément à l’enseignement traditionnel que comme substitut ;
- les gains en matière de rapidité d’apprentissage sont constatés surtout dans certaines disciplines telles que les mathématiques et les sciences ;
- pour ce qui est de l’apprentissage de l’écrit, l’impact du numérique tend à être plus grand en écriture qu’en lecture ou en orthographe ;
- la formation des enseignants est un élément essentiel et devrait aller au-delà d’une formation technique sur l’utilisation des outils numériques. »
Autant dire qu’on n’apprend pas grand chose. Plusieurs remarques néanmoins :
- Il fallait au moins une enquête européenne de cette envergure pour s’apercevoir que le numérique engageait à des pratiques d’apprentissage collaboratives ou encore qu’il pouvait être efficace pour remédier à certaines difficultés scolaires !
- On apprend aujourd’hui, en 2014, qu’il est encore possible de faire la distinction entre un « enseignement traditionnel » et un « enseignement numérique ». Mieux ! l’« enseignement numérique » peut n’être qu’un complément à l’« enseignement traditionnel » !
Il faudra m’expliquer la différence, à l’heure d’une compétence 4 qui figure dans tous les référentiels européens, à l’heure aussi où on attend plus de ceux qui mettent en œuvre cet enseignement numérique des changements d’attitudes et de postures que des déploiements d’outillages technologiques. Je ne suis pas dupe, je crois savoir ce qu’est un enseignement non numérique. Mais franchement, aujourd’hui, quinze ans après le début de ce millénaire, je ne sais pas et ne veux pas savoir ce qu’est un « enseignement traditionnel ». - Je ne saurais trop remercier l’Europe de nous apprendre que la formation des enseignants doit dépasser la formation technique à l’utilisation d’outils. Pourquoi ne pas aller plus loin en proposant que l’enseignement soi-même dépasse cette dimension strictement utilitaire et technologique ?
Ce questionnement ressassé « à quoi sert le numérique ? » ne vaut pas tripette.Vous l’avez compris. Pour ma part, j’ai fait la promesse de ne plus jamais répondre quand on me pose la question.
Il ne vaut rien parce que la société, complètement impliquée et engagée, elle, avance à grandes enjambées et fait tranquillement, cahin-caha, sa révolution numérique, dans tous les secteurs, économie, santé, services administratifs, industrie, pratiques sociales, sciences fondamentales et appliquées…
Il ne vaut rien parce que la jeunesse de ce pays, qui constitue les cohortes d’élèves ou d’étudiants qui fréquentent les bancs des écoles et universités, est engagée de manière massive, fortement socialisée, dans des pratiques numériques qui s’avèrent être bien souvent de grande qualité quand il s’agit de travaux scolaires ou universitaires.
Il ne vaut rien parce que décider de faire sans le numérique n’a strictement aucun sens.
Il ne vaut rien parce qu’il aboutit toujours à la comparaison de pratiques incomparables et qu’il oblige à faire des distinctions dans ce qui ne peut pas en faire l’objet.
Il ne vaut rien, basta. C’est une mauvaise question.
Je ne suis pas, en revanche, loin de là, opposé bien sûr à l’évaluation du système éducatif et de ses évolutions à l’heure du numérique. Je pense même qu’il est indispensable, de temps à autre, de prendre le temps de regards croisés sur tout ça. Mais ça ne peut se faire qu’à plusieurs conditions :
- poser les bonnes questions ;
- ne pas déployer des dispositifs complexes de recherches dont les résultats sont déjà obsolètes avant même que d’avoir commencé à chercher.