Que s’est-il passé ?
Je ne sais pas. L’hypothèse la plus vraisemblable, c’est que de nombreux facteurs ont contribué à m’éloigner de cette foutue page blanche. Il y a d’abord des facteurs personnels d’abord, sur lesquels je ne dirai rien. Souvent aussi, je me suis trouvé confronté à l’injonction de ressasser de vieilles idées, de vieux prurits inutiles, qui n’ont finalement, si on veut bien regarder en arrière, rien changé du tout. Mais alors rien. C’est pourtant sans doute encore ce qui va se passer dans ce billet, la répétition de choses déjà dites… « Lire, certes, mais pourquoi relire ? », ma vieille signature d’Usenet, au siècle dernier, ne suffisait-elle pas ?
J’ai commencé vingt billets, procédant toujours de la même manière, cherchant d’abord et simultanément un titre et une illustration idoine, censées me donner ensuite des idées pour développer mon propos. Et ça n’a pas marché, ça ne marchait plus. Très régulièrement, je m’arrêtais après quelques lignes, remettant à demain une suite qui ne venait jamais.
Tout va vraiment trop vite aujourd’hui.
Les écrans, le mal absolu
Et puis, il y a eu cette journée d’études, tout récemment, le 5 juin, à l’EHESS, avec comme sujet « Les dossiers de l’écran : Controverses, paniques morales et usages éducatifs des écrans ». Rappelez-vous, cette journée est celle que je vous avais annoncée le 18 octobre dernier dans un billet « Loin des Lumières numériques, quand la recherche est en pleine panique morale » qui m’a valu quelques inimitiés mais aussi, c’est rassurant, de nombreux témoignages complices, quoique discrets.
« Il convient en effet de se demander comment et pourquoi, aujourd’hui, certaines élites intellectuelles, médiatiques ou éducatives, succombent ainsi à des formes de peur, d’angoisse, de panique morale si contagieuse. Qu’a-t-il bien pu se passer ? »
Je ne fais pas de compte rendu, d’abord parce que je n’ai pas pu rester toute la journée, ensuite parce que j’ai entendu ce à quoi je m’attendais et qui était prévisible. Plus surprenant que les autres, plus incisif, plus documenté aussi fut le travail présenté par Stéphanie de Vanssay, qu’elle mettra bientôt en ligne in extenso, je l’espère, dont je vous livre ci-dessous quelques images rigolotes :
Surveiller la jeunesse, non mais…
Crédit photo : Michel Guillou
Un article fort bien fait sur le site de la région Sud, ex-PACA, nous détaille ce plan :
Tout cela se fait avec l’accord de la CNIL qui n’y a vu que du feu et surtout pas en quoi cette opération orwellienne était attentatoire aux libertés fondamentales. Nextinpact nous confirme bien l’intention de la région de procéder à une généralisation et nous apprend que, fort heureusement, quatre associations ont décidé de contester devant le tribunal administratif de Marseille la délibération du conseil régional autorisant ce dispositif biométrique. Je vous recommande chaudement la lecture de cet article, maintenant en accès libre, qui énonce les moyens mis en œuvre pour dénoncer cette opération démagogique et électoraliste.
« … Cette expérimentation vise à accoutumer les élèves à une surveillance biométrique. Cela participe à la banalisation de ce type de technologies, alors que des projets sécuritaires de vidéosurveillance dopées à la reconnaissance faciale pullulent désormais sur le territoire français… », énonce un juriste de la Quadrature du Net.
Tout va décidément trop vite.
Booster son growth-hacking
Oui, tout va trop vite, pour tout le monde. Savez-vous, les entreprises qui, dopées aux subventions publiques, travaillent à redessiner les contours technologiques de l’enseignement de demain sont réunies dans un ensemble appelé Edtech :
« L’initiative des entrepreneurs français qui ont décidé de rendre la technologie utile à l’éducation et la formation. »
C’est ce qu’on peut lire en exergue sur le site dédié. Cette phrase est assez symptomatique de l’état d’esprit qui anime ces entrepreneurs startuppeurs audacieux et innovants. Ils ont des idées pour l’éducation et la formation et veulent le faire savoir. Coluche aurait pu dire qu’ils ont surtout des idées. Leurs communicants et commerciaux, gonflés aux anglicismes qui constellent un charabia indigeste, témoignant d’un insupportable entre-soi, continuent à parler exclusivement « digital » alors que ce mot n’est présent nulle part dans la communication institutionnelle. Je ne suis pas trop doué en marketing mais la moindre des choses me semble être d’utiliser le même vocabulaire que ses clients, décideurs des commandes ou utilisateurs. En l’affaire, c’est complètement raté. Un petit tour sur les stands aux dernières rencontres de l’Orme à Marseille m’a permis de prendre conscience de la distance considérable – sur le plan vertical, car nombre de ces gens sont hors-sol – qui séparait ces « startups », jeunes pousses en français, de la réalité du terrain et des véritables besoins des enseignants.
Leur maître mot est « solution », autre anglicisme vide de sens, qui fleurissait sur toutes les bannières et tous les calicots des marchands. Ces derniers ont des solutions quand la grande majorité des enseignants prétendent n’avoir aucun problème. À moins qu’il s’agisse de d’abord faire plaisir à ceux qui passent commande, les collectivités pour l’essentiel… avec beaucoup d’arguments fallacieux et démagogiques, là encore bien éloignés des réalités de la classe… et de la réalité du numérique dans l’école.
Je ne souhaite ni caricaturer ni généraliser car il existe bien des entreprises qui font l’effort d’accompagner au mieux, et c’est loin d’être facile, la transformation numérique de l’école et, avec beaucoup d’humilité, proposent aux enseignants d’abord des produits simples et fonctionnels. Mais les marchands vertueux (oxymore ?) sont bien rares, la majorité des autres se contentant de recycler ou de restaurer de vieux machins usés ou d’inventer d’autres bidules inadaptés, provenant bien souvent du bricolage à la va-vite d’un produit étranger. À l’occasion, je vous en dirai davantage.
Retour à la buvette parlementaire
Vous savez que j’aime mettre mon nez dans les commissions ou les travées à l’Assemblée nationale ou au Sénat dès qu’il s’agit de l’école, ou du numérique éducatif en particulier. Les débats qui ont émaillé la discussion relative au vote du projet de loi relatif à l’encadrement de l’utilisation du téléphone portable dans les écoles et les collèges m’avaient offert l’occasion, moment de rare plaisir, de vous offrir un florilège des réflexions à ce sujet des parlementaires de tous bords qui avaient daigné donner, en plein mois d’août dernier, leur avis là-dessus. Si vous avez raté ça, je vous le recommande, c’est là.
Mais bon, en l’occurrence, c’est différent. Le 6 février dernier, devant le ministre, on débattait à l’Assemblée nationale de la place de l’école dans la société du numérique et le rapporteur, président de la commission des affaires culturelles et de l’éducation, rendait compte du travail de la mission d’information qu’il a pilotée. M. Bruno Studer, c’est son nom, commence. Je vous livre in extenso sa première phrase :
« En l’espace d’une génération, le numérique est devenu un fait social total, et la société numérique une réalité quotidienne. »
Pour tout vous dire, les bras m’en tombent. Autant de lucidité chez un parlementaire est rarissime. Vous qui me lisez savez que je ne peux qu’applaudir des deux mains. Il enchaîne :
« Face aux responsabilités qui lui incombent, l’école de la République ne peut en effet se concevoir comme un sanctuaire : elle doit donner à nos enfants les clefs de leur vie numérique. »
Voilà qui vient en opposition à l’impression désastreuse des lettres de rentrée qui viennent de paraître au Bulletin officiel et qui ne disent pas un mot du numérique. Là encore, je ne peux que dire mon accord avec le rapporteur. La suite n’est pas du même tonneau puisque Bruno Studer se trompe en nous parlant d’informatique comme une des clés de la vie numérique des élèves, ce qui vient contredire son introduction sur le numérique vu comme un fait social total. Ce n’est pas bien grave, il s’agit en l’affaire d’une nouvelle allégeance aux lobbys qui ne saurait nous étonner venant d’un parlementaire.
La parole est alors donnée à Mme Géraldine Bannier, députée du Modem, qui déclare d’entrée :
« La mutation numérique, à la fois globale et ultrarapide, et qui est à l’origine de modifications touchant à toutes les dimensions, intimes ou professionnelles, de nos existences, est un choc historique comparable à ce que furent l’apparition de l’écriture ou l’invention de l’imprimerie. »
Au-delà du cliché de la comparaison historique, il s’agit là encore de prolégomènes très lucides. Un peu plus tard :
« À l’école – je l’ai vécu –, l’accès à l’information se trouvant démultiplié, c’est la position même de l’enseignant qui se trouve modifiée. Il n’est en effet plus le seul sachant face à l’élève – lequel trouve, via le web, d’autres sources infinies d’information – mais doit guider ce dernier à travers une masse nouvelle et vertigineuse de données qui toutes doivent être vérifiées et requièrent donc de la vigilance. »
C’est bien aussi, ne trouvez-vous pas ? Je vous fais grâce de la suite qui montre que notre députée n’a pas tout compris, reproduisant nombre d’approximations sémantiques entre numérique et informatique, numérique et outillage numérique, avec en point d’orgue le fameux « outil numérique »… très à la mode dans les rangs puisque d’autres parlementaires, qui n’ont pas écouté M. Bruno Studer, continuent, après notre intervenante, à ressasser cette stupide expression.
Mme Laure de La Raudière, du groupe Agir, intervient ensuite. Militante du numérique depuis des années, elle connaît son sujet, notamment ce qui concerne les rapport du numérique et de l’économie. C’est la raison pour laquelle son regard et ses prises de position sont parfois un peu éloignées des réalités de l’école. Mais elle est la seule à souligner les enjeux de la publication en ligne et l’importance de son apprentissage, ce en quoi elle a tout mon soutien.
C’est après que ça se gâte. Je vous fais grâce de tout cela. Vous en prendrez connaissance et ferez sans doute, comme moi, le compte des propos incohérents, apeurés, nourris par les fantasmes personnels ou les enquêtes pseudo-scientifiques dont les parlementaires rapportent les résultats, étant ainsi sur ce sujet les premiers à colporter infox et autres bobards. Pas de doute, on était bien revenus au bistrot.
Entre mythes à gogo et poudre aux yeux
Les ressources numériques ont ceci de particulier qu’elles donnent naissance, à intervalles réguliers, à la naissance de mythes nombreux et différents.
Le premier énonce qu’une bonne ressource numérique est une ressource centralisée, stockée quelque part où elle est repérable, identifiable, où elle peut être valorisée. J’ai eu plusieurs fois l’occasion de dire pourquoi c’était faux et en quoi le flux et la circulation des ressources était profitable à tous. En vain. Comme ça arrange tout le monde et surtout les promoteurs de business et d’idéologie institutionnelle, on continue à stocker, à centraliser, à entreposer sur des plateformes web.
Le deuxième énonce qu’une bonne ressource est une ressource non libre, munie des verrous numériques obligatoires pour empêcher qu’elle circule. Les libristes diraient qu’elle est privatrice, qu’elle prive le consommateur de ses libertés en l’affaire, c’est une certitude. Et ils ont bien raison.
Le troisième mythe édicte qu’une bonne ressource doit avoir un nom anglais, un « serious game », un « escape game », et qu’on sera récompensé de la réussite en gagnant un « open badge ». Dois-je commenter ? C’est tellement risible… et ridicule à la fois.
Le quatrième mythe énonce que ces ressources doivent avoir été validées. D’autres adjectifs peuvent venir renforcer cette idée de validation : on peut aussi les dire qualifiées, approuvées, certifiées… En 2012 déjà, j’avais dénoncé ce curieux travers, très handicapant avec le numérique, par un article intitulé « La grande illusion du tampon institutionnel ». Comme le réflexe des élites de l’éducation ne semblait pas trop évoluer favorablement et que l’illusion perdurait, j’avais eu l’occasion de redire combien était vaine cette prétention de la validation.
En 2016 encore, quand le ministère s’est mis dans la tête de proposer de la lecture de presse aux élèves à travers une plateforme dédiée, on a imaginé en haut lieu, contre tous les principes qui prévalent en matière d’éducation aux médias et à l’information, dont le nécessaire pluralisme, de réduire l’échantillon à « une quinzaine de titres de la presse écrite quotidienne nationale et étrangère, sélectionnés par le ministère » ou, comme dit par ailleurs, à « une presse qualifiée ». Même si cette plateforme s’est aujourd’hui élargie, le principe de la qualification préalable n’a pas changé. Quels sont ses critères ? Nul le sait. Vous trouverez tout cela dans « Éduquer aux médias, certes, mais aux seuls médias validés par l’institution». Cette même année, je me demandais sérieusement si on ne se dirigeait pas tout droit « Vers un label pour une information d’État ? ».
Ces derniers temps, j’avais noté en plusieurs occasions avoir perçu comme un progrès la perception supposée par l’encadrement de l’illusion du tampon. Mais les bonnes résolutions sont comme les phénomènes de mode, leur caractère cyclique les remet vite en débat. C’est ainsi qu’à deux reprises, au moins, tout récemment, j’ai compris qu’on n’avait, du coté des valideurs qui s’autorisent à valider, renoncé à rien de ce point de vue et que les vieux réflexes revenaient.
La première fois, c’est sur le chemin de Marseille et de l’Orme, en avril dernier, à la lecture de ce tweet :
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#Orme2019 #éduthèque ce sont 80 000 #ress_num institutionnelles = #RGPD compatibles ➕ validées pédagogiquement ! Échanges et retours d'usages jeudi 25/04 à 14h salle 9⃣2⃣ avec @MarcLopes77 @athillay #INAjalons #Arte #édugéo #ThéâtreEnActe #ERSILIA @reseau_canope @Eduscol pic.twitter.com/S4j0D1cZur
— Delphine Regnard (@drmlj) April 24, 2019
Passe encore que les ressources de l’Éduthèque soient, contre toute raison, centralisées sur une plateforme unique, passe encore qu’on les dise « RGPD compatibles », ce qui fait toujours un peu sourire quand on sait à quel point l’école a pris du retard et bien des libertés à ce sujet, mais annoncer comme un progrès ou comme important que ces ressources sont « validées pédagogiquement » est un moment rare de franche rigolade. Il est, pour tout dire, proprement stupéfiant, en contexte numérique, où jamais on a autant échangé et collaboré entre enseignants, de prendre conscience que des cadres ou des inspecteurs imaginent encore que leur avis compte pour qualifier ou valider une ressource !
La deuxième fois, c’est, un peu plus tard, quand un professeur de SVT d’un collège proche de Limoges, nous rapporte 20minutes, s’est avisé de proposer à ses élèves de 3e un exercice qui contenait des clichés sexistes. La suite, vous la connaissez : diffusion des documents en cause sur des réseaux sociaux, amplification par la presse locale, enquête du rectorat… Puis tombe cette stupéfiante déclaration :
« L’enseignante qui a exploité le document a indiqué qu’il était issu d’un blog et qu’il ne provenait donc pas d’une source officielle ou validée par les corps d’inspection »
Nous y voilà ! Dans l’école de la confiance, l’ensemble des corps d’inspection va bientôt être mobilisé pour tamponner, dans chaque classe de France ou de Navarre, les ressources et documents utilisés par les professeurs. De même, comme le fait Éduthèque, elle tiendra ouvert un registre complet et précis de tous les sites, blogs ou pages en ligne officiels ou susceptibles d’être validés…
Ce serait désopilant si ce n’était pas d’abord navrant.
Adishatz, Michel
Nous avons perdu Michel Serres. Tout va vraiment trop vite, vous disais-je. Je n’ai même pas pris le temps de vous en dire un mot, de dire combien était grande sa lucidité, combien était magnifique son regard malicieux et curieux, témoin de son goût des autres et des choses. Il mettait sa bienveillance naturelle et son optimisme au service des mutations de ce siècle, notamment celles qui concernent le numérique. Grand partisan du partage des connaissances, il a particulièrement soutenu Wikipédia. En philosophe et scientifique, il savait, lui, mettre la raison au service de sa réflexion.
Ça m’a fait tout drôle de comprendre qu’on ne pourrait plus entendre son accent gascon.
« Que transmettre ? Le savoir ? Le voilà, partout sur la Toile, disponible, objectivé. Le transmettre à tous ? Désormais, tout le savoir est accessible à tous. Comment le transmettre ? Voilà, c’est fait. Avec l’accès aux personnes, par le téléphone cellulaire, avec l’accès en tous lieux […], l’accès au savoir est désormais ouvert. D’une certaine manière, il est toujours et partout déjà transmis. »
Disait-il en 2011. Ou encore, de manière lucide sur la panique qui habite les élites :
« La chose dont je suis certain, c’est que ce n’est pas avec la trouille qu’on invente, qu’on fait l’avenir et qu’on aide les enfants. »
Adishatz.
Michel Guillou @michelguillou
Nota bene : Nombre de mots de ce texte doivent, au masculin, être considérés comme neutres et non sexués.
Crédit photo de tête : NikolayFrolochkin sur Pixabay