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« Elaborer l’éthique du numérique éducatif : Un défi collectif » Des questions de géopolitique, de droit fondamental et de rapport public/privé. Tel était, en novembre 2022 l'évènement de réflexion éthique de la CNIL "Air 2022". Voici le quatrième article, Objets usuels connectés, un bien social collectif. Scolaires responsables - actes des adultes qui succède à l'Article 1 : Aspects géopolitiques et rapports public/privé, Elaborer l'éthique du numérique, un défi collectif, Article 2 : Protection des mineurs.es : leurs paroles ? Article 3 : De « l’objet usuel connecté » au « bien social ».

1. Une finalité, une organisation pragmatique.

Le colloque « « Elaborer l’éthique du numérique éducatif : un défi collectif » souligne l’importance de protéger les données des mineurs.

Il met en évidence la nécessité d’un appareil législatif, d’un contrôle des sous-traitants privés par des organismes d’Etat. Il s’appuie sur la production d’études scientifiques privées et publiques pour faire des propositions.

Cet ensemble de mesures est complété par la nécessité d’avoir une action préventive auprès des jeunes. Elle consiste en un enseignement sur la « bonne utilisation » de ces objets sociaux connectés.

Cet enseignement correspond en un choix des responsables du système scolaire : le champ est vaste allant des sciences humaines et sociales aux sciences de l’ingénieur sans oublier les mathématiques.

La limite éducationnelle de ces décisions réside dans la difficulté à connaître les connaissances et les pratiques du public scolaire de la maternelle à la fin du collège. Il est nécessaire de considérer que toute étude est datée (Le rapport de l’enquête de l’ONGI Human Rights Watch réalisée entre mars et août 2021) ; elle est aussi le résultat d’enquêtes modélisées par les références scientifiques de l’équipe enquêtrice et des commanditaires, elle est tributaire du mode de traitement des informations recueillies dont l’utilisation des intelligences artificielles fait partie.

Libérer la parole des scolaires pour quelles finalités ? Les adultes entendent les expressions que les élèves utilisent pour communiquer leurs représentations et leurs utilisations des objets usuels sociaux connectés dans le temps présent et dans l’espace géographique d’où ils parlent.

Les enfants, les adolescents.es y développent leur personnalité au sein du groupe scolaire et plus particulièrement avec leurs pairs.

L’adulte présent n’énonce pas la conduite à avoir dans le pratique des objets usuels sociaux connectés ; il facilite le développement de l’altérité en substituant l’écoute à la violence et celui de l’esprit critique en acceptant les débats entre pairs.

En prenant en considération l’âge du groupe concerné, l’adulte considère le discours collectif des scolaires comme un « tout [1]» représentatif de leur vie.

La réflexion sur les finalités de ce « tout » répond à deux missions de l’école l’éducation et l’enseignement.

La première concerne la prise de conscience que les scolaires possèdent collectivement la capabilité de faire d’un « objet usuel social connecté » un « bien[2] » qui les libère de la fonctionnalité du système numérique. Dans l’exemple proposé par la CNIL, quand l’objet qui lie l’utilisateur au producteur devient un « bien », l’utilisateur se libère de la servitude décidée par le producteur et le diffuseur, il sait se défendre contre la captation de ses informations personnelles.

La seconde concerne le rôle de ce discours collectif pour l’enseignement. Chaque discipline académique prélève une partie de ce « tout » pour permettre au public scolaire de le formaliser à partir des approches disciplinaires de l’enseignant. Dans l’exemple de la CNIL, il est souvent fait référence à l’enseignement technologique, plus particulièrement au domaine scientifique de l’informatique.

En ancrant l’enseignement des disciplines sur le discours collectif de l’usage des objets usuels sociaux connectés, une dynamique se crée entre le discours collectif des jeunes et les propositions argumentées des adultes : les élèves s’approprient la portée des différentes approches scientifiques qui permettent de participer aux débats qui fondent la vie démocratique. Dans le cas du téléphone portable, à partir du discours des élèves les entrées disciplinaires sont multiples sur le thème de la protection des données, elles vont de l’addictologie, discipline médicale qui traite de la dépendance, à l’informatique qui est une des introductions possibles à la fonctionnalité du système numérique.

L’apport de la parole libérée des élèves et l’enseignement des professeurs créent une dynamique propre à l’acquisition du savoir sur la vie sociale et à la participation au débat démocratique, deux finalités de l’éducation du citoyen.

Dans la cité scolaire, la particularité de ce projet éducatif nécessite de définir à la fois sa concrétisation dans l’organisation de la cité scolaire et la qualification professionnelle des intervenants en charge de ce processus.

2. La cité scolaire : Place de l’« agora ».

La note du Ministère du 20 décembre 1971 concerne la construction d’un établissement expérimental, elle est accompagnée d’une note de l’Inspecteur Général Treffel. Il y insiste sur une architecture polyvalente, flexible, propre à améliorer les rapports école-société.

« L’école n’est plus isolée, elle doit améliorer ses rapports avec la société. Les lieux de l’école se définissent par des mots qui dans la vie quotidienne, sont liés à d’autres activités que celles de l’enseignement : le club, lieu de réunion de personnes qui ont une même affinité, le centre documentaire, lieu où l’information est disponible et entreposée, l’atelier, lieu où se produit un objet particulier, le laboratoire, lieu d’expérimentation sans inconvénient pour le reste de la population, l’agora, lieu politique où se décident les lois de la société. »

Les processus éducatifs qui donnent la parole aux scolaires s’inscrivent dans cette programmation, ils concernent aussi bien leur rapport à la vie scolaire et sociale que l’enseignement.

Des expériences qui eurent lieu dans ce cadre institutionnel, il n’en reste que quelques reportages.

Les établissements qui eurent cette ouverture vers la notion d’« agora » et la « relation école/société » dans des domaines autres que ceux des conseils de classe et d’établissement furent dotés d’un Circuit Fermé de Télévision, CFTV.

Les comptes rendu donnèrent plus de place à l’utilisation de la télévision comme nouvelle possibilité de présenter les procédures didactiques qu’aux réalisations concrètes sur les prises de parole lors d’« agora ».

La diffusion des méthodes d’enseignement assisté par la télévision, exercices structuraux en langue, enseignement programmé en technologie, documentaires en histoire géographie suivis de questions, complétèrent des enquêtes sur la durée d’utilisation des têtes de lecture des magnétoscopes des CFTV.

Ce choix était économique ; il privilégiait le développement de nouvelles techniques d’enseignement en lien avec les entreprises productrices des « machines à enseigner ». L’utilisation d’« agora » et la transformation d’espaces scolaires en « agora » n’eurent pas la même diffusion ; les intervenants étaient le plus souvent issus d’une université ou d’un collectif de l’intervention psychosociologique. Leur statut ne faisait pas partie du personnel administratif de l’établissement, leur orientation en sciences sociales et humaines s’intéressait aux relations humaines comme dynamique pour construire des relations sociales et pour faciliter l’acquisition de savoir.

L’écart entre la promotion des Nouvelles technologies dans l’enseignement pour accroître un développement économique et la volonté de développer des relations humaines en présentiel n’explique pas la rareté des informations sur les « agora ».

La réalisation de documentaires ou la diffusion d’informations sur le déroulement des temps consacrés à la pratique de l’ « agora » ne correspondait pas à la finalité d’une parole libérée des jeunes : « C’est entre eux et c’est de leur vie à eux, ici, dans l’établissement, que les élèves doivent débattre aujourd’hui. Librement. « C’est à dire dans l’anonymat collectif par rapport aux autres « catégories » de l’établissement que sont les enseignants, l’administration (proviseur, surveillant…), le personnel de service. Le but visé est d’apprendre à s’exprimer - librement, collectivement, anonymement »[3]. L’enfant, l’adolescente n’est plus un ou une administré.e, il, elle, est une personne parmi ses pairs.

Des enregistrements des paroles recueillies, des images filmées étaient une atteinte à l’anonymat.

3. Des acteurs de terrain : les intervenants.

« S’investir personnellement dans la réalité d’autrui. » 

Le substantif « anonymat » et l’adverbe « Librement » définissent le rôle des adultes dans cette intervention psychosociologique.

Pendant ce temps, les adultes doivent oublier leurs propres connaissances pour être à l’écoute des scolaires tout en mémorisant non pas la valeur de l’intervention individuelle mais les contenus que les expressions, les oppositions, les débats tissent.

Si l’anthropologue Sophie Caratini nous fait part de son expérience de chercheur, elle indique avec précision la pratique qu’un ou une adulte doit avoir pour être à l’écoute des enfants et des jeunes qui sont de fait de génération, d’environnement et de culture différents des adultes :

« S’investir personnellement dans la réalité d’autrui, accepter d’entrer en relation avec des gens d’une autre culture, qu’elle soit proche ou lointaine, impose une ouverture »[4].

Elle insiste sur le sentiment de dette que l’adulte a vis à vis de ceux qui livrent leurs histoires de vie en dévoilant leurs propres actions et conceptions : « il (l’adulte)[5] s’enrichit d’un flot de perceptions nouvelles qui lui permettra d’élargir son champ de représentations de la société des hommes. »[6] (23).

L’écoute des autres demandes que l‘adulte dépasse le clivage générationnel pour que les autres, enfants, adolescents.es perçoivent que leur monde subjectif et objectif fait partie du sien. Cette empathie de l’adulte libère la parole en évitant progressivement que les propos ne s’adressent pas à lui mais à tous et toutes. Cette écoute des autres demandes à l‘adulte une maîtrise permanente de soi.

Il ou elle évite toute intervention quand des propos sont contraires à ses connaissances et son intime conviction : cette intervention deviendrait une parole dominante, suivant les règles traditionnelles de l’école. Les habitudes socialement intégrées sont difficiles à perdre.

Il est à tout moment attentif aux conflits que peuvent générer une parole, un geste. 

Son investissement personnel a une valeur équivalente à celle dont les jeunes lui font la preuve avec leurs paroles librement exprimées.

Les jeunes réunis autour de lui perçoivent cette attention éveillée et intéressée. Elle est le point de départ des règles que progressivement, séance après séance, le groupe lui-même se donne pour confronter les points de vue sur l’usage et construire un discours collectif sur celui-ci.

Dans le choix à la fois de terminer un débat, une séance, les adultes ont toute leur place, ils prennent la parole pour choisir le moment de clore la séance afin qu’elle ne soit pas rupture et abandon, mais qu’elle soit une véritable fin de séance dont le contenu amorce la séance suivante.

Les énoncés, les débats sont un « don » fait à l’adulte qui s’enrichit de cette représentation de la société des générations montantes : le discours collectif des jeunes est un enseignement pour les adultes, il est un des fondements de l’accès aux connaissances que l’enseignant transmet ; les analogies, les différences, les oppositions permettent une compréhension de l’écart entre le discours collectif des paroles libérées et les propositions argumentées et scientifiques de l’enseignant.

Au delà d’élargir son champ des représentations de la société des hommes en particulier celles des jeunes, l’adulte mémorise les différentes approches du public scolaire non pas comme le chercheur pour présenter les résultats d’une observation, d’une enquête mais pour se reconnaître dans un « nous », les adultes et les scolaires.

Ce capital de connaissances reçues par l’adulte demeure un don symbolique ; son intervention est en marge de l’institution qui le reçoit et indépendante de ses règles implicites et explicites que suppose la transparence des actes pédagogiques et didactiques.

Dans ce temps long et rythmé par des rencontres successives, l’investissement personnel de l’adulte représente une charge symbolique qu’une personne ne peut assumer seule sans risquer de s’enfermer sur soi-même avec les informations recueillies et les émotions vécues au cours de l’accompagnement.

Ces deux dimensions nécessitent le partage de l’intervention entre deux adultes qui alternativement pendant le temps de la séance s’engagent d’une part dans le vécu du groupe, partage des émotions régulation de l’action, et d’autre part dans une attitude compréhensive des usages dont les scolaires témoignent, part technique de l’identification des ressources scientifiques nécessaires.

« Sans être réductible au capital économique le capital symbolique ne se conçoit pas indépendamment d’un capital matériel »[7]

La description des actes des intervenants représente le capital symbolique acquis. Se pose alors la reconnaissance par l’institution accueillante de la valeur matérielle de leur activité : la place à la marge dans l’institution scolaire en est le capital matériel.

« S’il y a des profits symboliques, c’est que certains comportements sont valorisés par le groupe et les institutions morales. Ainsi, c’est dans une gestion des intérêts privés et de ce que réclame le groupe qu’intervient l’idée d’une récompense qui rejaillit du groupe sur les individus »[8]

Dans une institution qui possède un cadre législatif et des définitions de la programmation scolaire, l’intrusion d’une conception de l’« agora » nécessite un regard sur le capital matériel que l’institution est prête à accorder au niveau organisationnel, temps horaire, espace, rétribution des interventions. Ce capital économique est la reconnaissance de la valeur du travail des intervenants dans les missions d’enseignement et d’éducation au sein d’une démocratie.

La réponse de l’institution aborde le thème : « L’établissement d’enseignement entre Scolarisation, Education, Démocratie. »

A suivre

Alain Jeannel 


[1] Edg Morin, Introduction à la pensée complexe, ESF éditeur, Paris, 1990, p..101

[2] Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968

[3] Gérard Mendel, « apprentissage de l’expression collective des élèves dans 150 classes » in La société n’est pas une famille, Editions La découverte, 1992, p.90

[4] Sophie Caratini, Les non-dits de l’anthropologie, PUF 2004, p.23

[5] Note de l’auteur.

[6] Sophie Caratini, Les non-dits de l’anthropologie, PUF 2004, p.23

[7] Angelo Peteau, « Intérêt et désintéressement dans les sciences sociales : l’anti-économicisme de Marcel Mauss à Pierre Bourdieu. » Mémoire de recherche, Mémoire de recherche,2022 p.31.

[8] Angelo Peteau, ibid, p.35.

Dernière modification le mercredi, 08 mars 2023
Jeannel Alain

Professeur honoraire de l'Université de Bordeaux. Producteur-réalisateur. Chercheur associé au Centre Régional Associé au Céreq intégré au Centre Emile Durkheim. Membre du Conseil d’Administration de l’An@é.