La responsabilité du logiciel
Olivier Tesquet sur son blog « Boîtes noires » vient de publier un article intitulé « Les logiciels cancres de l’Education nationale font des petits ». Il y rappelle les débats engagés par les parents et les étudiants contre ces deux logiciels. D’après lui « il serait grand temps de soulever le capot ». Pour ce faire il donne la parole au sociologue Dominique Cardon qu’il avait interviewé en 2015 : « “L’algorithme laisse les inégalités sociales et culturelles se reproduire d’elles-mêmes. Peut-être même, les renforce-t-il”. Pas tout le temps, évidemment. Mais parfois, incapable d’en identifier les critères, l’algorithme recrée de la discrimination au lieu de la gommer. » (Entretien : Les algorithmes sont-ils vraiment tout-puissants ? Par Olivier Tesquet, publié le 02/11/2015).
Et ainsi l’anthropologisme de frapper ! L’algorithme devient un acteur volontaire ou même involontaire ! Même les sociologues s’y laissent prendre. Enfin pas tout-à-fait je pense car Olivier Tesquet relève également cette remarque de Dominique Cardon : “un algorithme en lui-même n’est ni bon ni mauvais, c’est le dispositif dans lequel on l’installe qui va produire des effets désirables ou indésirables”. Est-ce l’outil ou son utilisation qui fait problème ?
Donc, « On l’installe », mais qui est ce « on » dans le cas de ces logiciels ?
La caractéristique de ces deux logiciels c’est qu’ils ne sont pas des logiciels fermés, mais des applications modulables. Le Ministère a décidé de généraliser l’utilisation de l’informatique dans la gestion de l’affectation, d’essayer d’alléger le travail des personnels des rectorats et des inspections, mais aussi de réduire les arrangements locaux, peu transparents. Ces applications sont donc à la disposition des rectorats qui doivent les mettent en œuvre. Le fameux algorithme doit ainsi être modifié localement selon entre autre la politique du rectorat, mais peut-être pas seulement.
Avant l’existence d’AFFELNET, certaines académies avaient déjà mis au point des applications informatiques pour l’affectation au cours des années 80. Ces applications ordonnent une liste de candidats à affecter selon divers critères décidés. A Créteil, c’était je crois « JIVAIS » et à Versailles, « QUIVAOU ». Parfois un recteur appliquait une politique rigoureuse comme Christian Forestier, recteur à Créteil : le calcul ordonnait la liste. Jusque-là, le premier de la liste (celui qui avait le meilleurs score d’après les critères, surtout scolaires d’ailleurs) était affecté, puis le deuxième, jusqu’à remplir le nombre de places disponibles. Les autres n’étant pas affectés se trouvaient sans place à la rentrée. Christian Forestier ne changea pas les critères, mais … demanda tout simplement d’affecter en premier l’élève ayant le plus mauvais score et donc d’inverser l’ordre d’affectation, les autres, les meilleurs, étant inscrits en seconde GT. Horreur bien sûr, et certains ont même pensé que les grèves dans les lycées professionnels de Seine-Saint-Denis cette année-là étaient dues à cette « aberration » !
La volonté du consensus
Mais la plus part du temps les choses ne se passent pas ainsi. Les recteurs cherchent l’accord des différents acteurs : les chefs d’établissement, envoyant les élèves et recevant ceux-ci, les inspections des disciplines et les inspections techniques (des champs professionnels), parfois les associations de parents d’élèves. Recherche de consensus, adhésion à la politique « partagées » comme on dit depuis plusieurs années dans les rectorats. Ainsi la définition des critères est beaucoup plus complexe et ne relève plus d’un seul acteur.
Si le recteur et ses conseillers (ils sont déjà plusieurs à intervenir) tentent de définir les grands principes, les « détails » sont définis par de multiples commissions où les intérêts les plus divers sont « représentés », et chaque année, on recommence pour « améliorer » l’affectation. On va même jusqu’à simuler pour ajuster les valeurs des critères introduites dans l’algorithme.
Dans ces commissions, les uns veulent faciliter l’affectation du plus grand nombre, d’autres veulent affecter seulement les « bons éléments » ; certains veulent défendre le « poids » de leur matière, de leur discipline, de leur champ professionnel, alors que d’autres cherchent la reconnaissance de compétences non-scolaires ; certains cherchent des critères égalitaires et d’autres veulent discriminer pour réduire les inégalités sociales. Des questions se posent comme la distance spatiale, entre le lieu d’habitation et l’établissement, est-elle un bon critère pour mesurer la motivation, ou au contraire un indicateur d’un absentéisme probable ? Tout peut-être débattu dans ces commissions et transformé en nombres, en points, en coefficients. Selon la constitution des commissions, puis l’arbitrage du recteur et de ses conseillers, l’algorithme se trouve ainsi enrichi et transformé localement, dans chaque académie. Mais finalement, en faisant plaisir aux uns et aux autres, l’algorithme qui s’est largement complexifié produit un équilibrage des critères.
Et les inégalités sociales et culturelles de se reproduire d’elles-mêmes.
Bernard Desclaux
Article initialement publié sur mon blog EducPros : http://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2016/09/17/orientation-tout-sur-le-dos-du-logiciel/
Dernière modification le mardi, 04 octobre 2016