Oh ! il y a bien des exceptions, bien sûr, je peux donner des noms si besoin parmi ceux qui semblent avoir perçu les enjeux de la transformation numérique de l’école. Il s’agit souvent d’ailleurs de journalistes qui, les yeux ouverts sur les mutations de la société en cours, ont porté un diagnostic lucide et bienveillant sur les lourdes mutations qui ont concerné ou concernent encore les médias.
C’est d’autant plus facile pour ces journalistes-là que, sur bien des aspects, la crise de l’information et des médias a beaucoup de points communs — la désintermédiation, pour l’essentiel — avec les profonds changements que connaît aujourd’hui l’école. Ce parallèle trouve sa limite dès qu’il est question des enjeux économiques, évidemment prépondérants dans le monde des médias.
Alors, c’est vrai, ces journalistes mal informés relaient, sans le questionner d’aucune manière, ce qui est écrit à droite et à gauche sur le sujet, par des philosophes, des chercheurs, des politiques… dont les productions, franchement réactionnaires parfois, jouent toujours sur le registre de l’émotion… Et ça se vend très bien.
C’était mieux avant
C’est le slogan qui fédère généralement le clan des sceptiques, nostalgiques du temps supposément heureux qu’ils ont passé sur les bancs de l’école républicaine. C’était mieux avant, définitivement. Il y a une variante, lue récemment : « On n’a jamais fait comme ça, je ne vois pas pourquoi on changerait ». Même si l’article est du premier avril, ça sent le vécu, comme on dit !
Le maître, du haut de son estrade, dispensait alors ses connaissances aux cohortes disciplinées qui avaient été sélectionnées pour l’entendre, selon un rythme et un cérémonial précis et immuables. Il n’y a pas grand-chose à redire à cette nostalgie-là. Quels arguments utiliser contre ceux qui pensent que tout était mieux avant, que la société se noie dans la modernité, que les technologies sont la cause de tous les maux, que l’école est en perdition, qui n’enseigne plus le roman historique ou les langues anciennes, qui remet en question la posture magistrale immémoriale et son autorité ? Que voulez-vous dire à ça ?
Prenons l’exemple d’un philosophe pourtant jeune, couru des salons parisiens et des plateaux de télévision, qui pestait récemment contre les équipements de tablettes numériques dans les collèges. Ainsi, grognait-il, en parlant d’ineptie : « Peut-on imaginer un professeur énoncer un fait, et qu’un élève aille aussitôt “vérifier” l’assertion, le reprenant “preuve à l’appui” ? Sa crédibilité et sa figure d’autorité s’en trouveraient aussitôt délégitimées aux yeux de tous. ». En effet. Que dire ? Que ce philosophe a raison, bien sûr. Oui, demain, aujourd’hui déjà à l’université comme au lycée, de nombreux élèves, les smartphones sur les genoux, vérifient et vérifieront ce que disent ou écrivent leurs professeurs. La belle affaire ! Comme si l’autorité et la crédibilité du maître n’étaient le fait que de ses propres connaissances mais pas de son talent à mettre en œuvre des situations d’apprentissage !
Mais ce bel esprit a raison au fond : le numérique change au fond les relations sociales, le rapport à l’autorité et à l’expertise, la hiérarchie et la représentation, la transmission des savoirs… Il déplace le lieu de la construction de ces derniers vers le collectif et la transversalité, il se nourrit d’une littératie complexe et subtile, il impose une réflexion globale et citoyenne. Pour enseigner aujourd’hui, il convient en effet de descendre de son piédestal et de parcourir les travées. De quoi faire peur, en effet, aux élites, politiques, médiatiques, universitaires, académiques, culturelles… qui ne comprennent aucun des ressorts de ce paradigme.
Le numérique ? Mais de quoi parle-t-on au juste ?
Les élites paniquent, vous dis-je. Laure Belot, journaliste au Monde, expliquait très bien cela, il y a un peu plus de trois ans, en parlant d’élites déconnectées et débordées. Elle citait alors Dominique Boullier, professeur de sociologie à Sciences po : « On n’a rien compris de la culture qui est en train de transformer la façon de travailler, de se lier. La désintermédiation remet en cause les rentes de situation, qui sont vues comme des abus. Il faut apprendre à diffuser les informations, lâcher prise, collaborer, co-créer. ».
En prenant pour cible les « nouvelles technologies », qui ne sont plus nouvelles depuis belle lurette, ces élites témoignent de leur incapacité à expliciter les enjeux, à simplement comprendre ce qu’est « le numérique ». « Qu’on se serve ou pas des outils ou technologies numériques n’a que de faibles conséquences sur la transformation numérique de l’enseignement comme sur celle de l’école en général. » disais-je il y a peu dans un article où je dénonçais la confusion savamment entretenue entre la vision utilitaire, technophile et informatique du numérique que nous proposent conjointement les contempteurs habituels du numérique éducatif, certaines des élites de l’éducation, des politiques des collectivités chargées de le mettre en œuvre et les lobbys du secteur, d’une part, et, d’autre part, une vision humaniste sociale et culturelle proposée par nombre de ceux qui en ont compris les véritables enjeux. À l’occasion d’un travail collectif sur le sujet des humanités numériques, à la recherche d’un consensus, Élie Allouche et ses corédacteurs concluaient en proposant de « considérer ainsi le numérique […] comme culture, écriture et cadre de production des savoirs, et non comme une addition d’outils dont il faudrait sans cesse démontrer la plus-value. ».
Car c’est à cette injonction stupide que sont confrontés ceux qui s’essaient à promouvoir, avec le numérique, une école différente, ouverte, bienveillante, en adéquation avec son temps, où les élèves deviennent, leurs maîtres à leurs côtés, à leur rythme, acteurs de leurs apprentissages. Il faudrait ainsi démontrer, pour avancer, qu’enseigner avec les outils numériques, ordinateurs, tablettes, smartphones… favorise les apprentissages ? Comme si la question était celle-là et que l’école avait le choix ! Comme si le numérique n’avait déjà rien changé à la société, à l’économie, à la culture, aux relations sociales, à l’exercice de la citoyenneté et des libertés fondamentales ! Comme s’il était possible, comme le pensent aujourd’hui certains candidats à la présidence de la République, de dresser des murs autour de l’école, d’interdire, de bannir !
Comme s’il était possible enfin de mettre une tablette numérique devant un élève de cinquième et, surtout, de ne rien changer au reste, formation des enseignants, contenus des programmes, modalités des enseignements, forme des examens, postures des acteurs, espaces, temps scolaires, gestes… et d’espérer que cet élève puisse apprendre mieux, acquérir connaissances et compétences nouvelles et devenir jeune acteur d’une citoyenneté adaptée à son temps ! Quelle utopie ! Quelle entourloupe !
La question que pose, par exemple, le chercheur Thierry Karsenti de savoir si l’usage des technologies pour écrire à l’école est un progrès ou une dérive ne vaut décidément pas tripette, en ce qu’elle laisserait accroire que les technologies, à elles seules, changent au fond les apprentissages. La seule question qui vaille, c’est celle qui interroge l’écriture aujourd’hui, dans une société imprégnée d’un numérique humaniste et social, qui ouvre l’opportunité de la publication et de l’écriture collective, cette dernière n’étant même pas abordée dans l’étude en référence.
C’est d’ailleurs cette nouvelle et enthousiasmante expérience d’une intelligence collective qui est la cause d’une extinction lente mais certaine de l’espèce des experts. Et l’école n’y échappera pas. Là sont les vrais enjeux auxquels il convient de se préparer. Ensemble.
Michel Guillou @michelguillou
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