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« Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. »
Rappelez-vous, c’est ainsi que s’exprimait Patrick Le Lay, alors PDG de TF1, en juillet 2004. Ces propos, qui semblaient polémiques à l’époque — Patrick Le Lay s’en est même excusé quelques jours plus tard — paraissent aujourd’hui bien fades et peu provocateurs. Tout le monde a aujourd’hui intégré peu ou prou la dimension essentiellement divertissante de la télévision, soumise, même sur le service public, à la seule loi de l’Audimat.
 
Cette télévision vieillit bien mal. Elle n’est plus, chez les jeunes et les jeunes adultes, le premier écran. Internet a pris la relève, via les ordinateurs, les tablettes ou les « smartphones », offrant la possibilité de consommer, d’accéder à des services, de jouer et de se divertir aussi, d’exercer sa citoyenneté numérique, son droit à l’expression, d’accéder enfin à des savoirs encyclopédiques infobèses. 
 
D’un espace essentiellement limité, borné, clos, sur les médias traditionnels, on est vite passé sur Internet et les réseaux à un espace informationnel illimité et souvent illisible voire indéchiffrable. 
 
Les préoccupations mercantiles de Patrick Le Lay, qui visaient à divertir et donc rendre disponible le cerveau du téléspectateur, afin de disposer, au moment des espaces publicitaires, de la complète attention de ce dernier, paraissent aujourd’hui, neuf ans plus tard, bien dépassées. Le citoyen numérique, par ailleurs fort préoccupé par ses problèmes personnels, familiaux, professionnels, est aujourd’hui pourtant au centre de l’intérêt — la cible ? — des marchands du temple Internet, qui cherchent à obtenir de lui du temps, de l’attention, de la disponibilité.
 
Vous connaissez la sentence fameuse qui fait de l’internaute le produit quand il ne sait pas exactement quel service on lui offre (voir cet article, par exemple). De fait, et c’est une théorie complète appelée économie de l’attention qui nous l’apprend, c’est moins l’internaute soi-même le produit que l’attention, denrée rare s’il en est — rappelez-vous, ce qui est rare est cher ! —, qu’il peut rendre disponible, en temps comme en concentration, au moment où on le lui demande.
 
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« Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité. C’est là que se trouve le changement permanent. »
 
C’est ce qu’ajoutait Patrick Le Lay après les premiers propos cités plus haut. 
 
Et cet enjeu de la nécessité du changement permanent, pour s’adapter à ce monde numérique, est devenu aussi celui de l’école, confrontée comme d’habitude, mais toujours avec un peu de retard, aux mêmes problèmes que les médias.
 
« Ne dirait-on pas que les jeunes, nos enfants, les élèves, ne sont plus vraiment les mêmes ? » demandais-je encore récemment, de manière ironique bien sûr. Même s’il s’agit de préoccupations plus pédagogiques qu’économiques, l’école a aussi nécessité à s’adapter à ces élèves, jeunes citoyens tombés tout petits dans la marmite du numérique.
 
Une nouvelle question pourrait être alors posée : comment adapter la pédagogie à la faible disponibilité et à l’attention réduite et si rare de ces élèves-là, saturés d’information et de connaissances, objets d’une permanente sollicitation sociale, confrontés trop souvent en classe à un ennui profond ?
 
D’aucuns prétendront que l’école, du haut de sa magnificence, n’a pas à s’adapter et que les élèves doivent se plier à sa loi. Pourtant, partout, se lèvent des voix intelligentes et concernées, qui pour dénoncer l’inutilité voire la nocivité du cours magistral, qui pour promouvoir — enfin ? — une pédagogie de l’éveil, de l’expérience et de l’activité, qui encore pour proposer d’inverser la classe.
 
Ne convient-il pas pour l’école et ses maîtres, comme les médias ont trouvé nécessaire de le faire, de s’accorder sur des références communes, de trouver des repères, de personnaliser et différencier les démarches d’apprentissage ? 
 
Si, dans ce monde numérique, il est possible d’être soi-même média, ne faut-il pas s’interroger sur la possibilité offerte à chacun, maître comme élève, eh oui !, de devenir aussi soi-même médiateur de la connaissance donc enseignant ? Le maître ne doit-il pas alors s’imposer comme le régulateur pertinent d’une désintermédiation débridée et anarchique ?
De traditionnel instructeur et simple transmetteur de savoirs, savoir-faire et savoir-être, et de connaissances, le maître ne doit-il pas aussi évoluer, comme je l’ai déjà proposé dans ce billet, en super-médiateur, en catalyseur, en exhausteur, en augmenteur de savoirs ?
 
« Le temps de cerveau disponible est plus vaste chez les jeunes. Le “multi-tasking” est possible » disait Didier Quillot, président du directoire chez Lagardère en novembre 2007.
 
Faut-il s’en inquiéter ou s’en réjouir ? D’après vous ?
 
Michel Guillou @michelguillou
 
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Crédit photo : x-ray delta one et woodleywonderworksvia photopincc
Dernière modification le vendredi, 03 octobre 2014
Guillou Michel

Naturaliste tombé dans le numérique et l’éducation aux médias... Observateur du numérique éducatif et des médias numériques. Conférencier, consultant.