Ce n’est pas nouveau diront les spécialistes qui analysent le domaine depuis longtemps. Ce qui est nouveau c’est que jusqu’à présent la « culture à l’ère du numérique » ne faisait pas basculer le discours pas de manière radicale vers un questionnement de l’apprendre dans nos sociétés. Plus globalement les discours se cantonnaient jusqu’à présent pour la plupart à des analyses des dangers et freinaient toute idée de changement culturel lié au numérique. Comme si soudain il y avait du nouveau et qu’il fallait s’y intéresser. Du coup on convoque des « personnes autorisées » (comme disait Coluche), les éditocrates et autres experts patentés pour nous ouvrir les yeux. En fait c’est comme si ces mêmes personnes venaient enfin de changer de posture, après avoir épuisé la précédente, la négative… Deux niveaux de discours donc sont en évolution : d’une part la prise de conscience d’autre part la médiatisation de cette prise de conscience qui relaie et amplifie la première.
En d’autres termes, l’ensemble de ces propos tendent à affirmer qu’il faut agir non pas sur le terrain habituel de « l’intégration des TIC » et de ses risques, autrement dit celui de l’adaptation du numérique au monde scolaire, mais plutôt le changement nécessaire du monde scolaire à un environnement globalement numérisé et donc culturellement en changement. Ceux qui lisent ce blog savent qu’il y a longtemps que cette question est évoquée dans plusieurs textes publiés ici. Mais jusqu’à présent cette manière de penser était assez largement moquée ou du moins marginalisée. Les « Autorisés » bloquaient parfois ce type d’approche, alors que pendant ce temps la diffusion se poursuivant. D’ailleurs cette mise à distance du problème a son porte drapeau dans la surévaluation des dangers du numérique. Il tend désormais progressivement à être relativisé.
Depuis plusieurs années les risques d’Internet, les faits divers en lien avec le réseau ont alimenté le registre des critiques du numérique. En tenant ces propos, leurs auteurs avaient une bonne intention et souhaitaient ainsi protéger la population et parfois freiner la diffusion de ces techniques. L’observation montre que si elle a réussi à freiner quelque chose c’est d’abord la possibilité de développer une véritable éducation au monde numérique, et cette responsabilité est plus lourde de conséquences qu’on ne le pense. Au lieu de cela on a vu se développer des conférences pour prévenir les dangers, des initiatives pour imaginer une vie comme avant, sans numérique… et d’autres initiatives luttant contre ce que le B2i avait au le mérite de pointer : la présence du numérique dans le quotidien implique que chacun prenne sa part à l’éducation et que chaque discipline contribue à cette démarche. Refusant de spécialiser dans une discipline le numérique, le B2i avait certes le défaut de mettre de coté les sciences du numérique. Mais à la différence d’autres apprentissages scolaires, le numérique est un fait social avant d’être un fait scolaire… Or en faire un objet uniquement scolaire aurait eu l’effet de rejet voulu par les détracteurs de ces technologies. Cela aurait eu comme effet de marginaliser les pratiques sociales au profit des pratiques « savantes » et ainsi scolarisées peu courantes dans la vie quotidienne des jeunes.
On le voit l’enjeu est de taille. Et pourtant, à cause de ces prises de position, le monde scolaire a pris un retard considérable dans ce qui relève de sa responsabilité. En fait les résistances internes ont été alimentées par ces discours renforçant l’inertie des acteurs du monde éducatif. Pendant ce temps les objets numériques ont envahi la vie quotidienne des jeunes et de leurs familles, sans pour autant déclencher les drames annoncés, mais en faisant émerger des comportements jeunes et adultes étonnants ou au moins surprenants qui n’ont pas fini de mettre en question le monde des savoirs.
Du coté des adultes on a pu observer un engouement important pour le téléphone portable comme outil non seulement professionnel mais surtout de lien familial. On a pu aussi observer une adoption de l’ordinateur familial comme substitut progressif de la télévision au centre du foyer. Chez les jeunes, l’évidence numérique s’est traduite par une appropriation qui a globalement surpris le monde adulte. Cette appropriation a évidemment généré des comportements parfois limites ou illicites dont les médias ont fait leur miel alors que pendant ce temps ils développaient des habiletés et des compétences le plus souvent sans lien avec celles que le monde scolaire tentait d’édicter ou en tout cas que celui-ci à globalement mises de coté. Le plagiat est le plus récent exemple de cette tension entre la défiance vis à vis des jeunes et l’émergence de comportements surprenants. Les adultes n’ont pas attendu les jeunes pour cela (confère le président hongrois….) par contre ils se sont empressés de le dénoncer au lieu de repenser leurs modes d’évaluation et d’enseignement…
Derrière ces faits il y a la véritable mutation en cours et désormais elle concerne aussi des enseignants qui, ayant aussi expérimenté dans leur quotidien de tels outils se questionnent sur les manières de faire dans leurs classes avec leurs élèves. Du coup un certain nombre, constatant l’incapacité des établissements à suivre leurs projets, n’hésite pas à faire comme aux débuts de l’informatique, avec les moyens du bord et avec leurs ressources personnelles. Car l’un des problèmes essentiels est la difficulté de l’institution de suivre, autrement que par des gratifications d’innovation, ces évolutions. Parlant de transfert tantôt des innovations, tantôt des bonnes pratiques, elle oublie simplement que la question ne peut se réduire à cela et qu’il est grand temps qu’elle réfléchisse à la forme de scolarité ou au moins de proposition pour permettre les apprentissages dans un monde numérique.
Quand le numérique devient un fait de culture, il y a une crainte qui est en fait celle des détenteurs du pouvoir. Car depuis de longues années dans notre pays le rapport au pouvoir est lié au rapport à une certaine culture. Même si cela semble en train de s’effriter, on observer en fait qu’il y a une forme culturelle des gens au pouvoir. Cette forme s’appuie sur un paradoxe d’une culture classique qui permet de se distinguer et celui d’une culture de consommation libérale qui permet de réussir dans la société. Ce paradoxe est effectivement renforcé par le numérique, tant qu’il n’est pas considéré comme un élément de la culture. Or c’est ce qui est en train d’arriver depuis plusieurs années et qui a pu être contrôlé jusqu’à présent. En permettant aux « Autorisés » de parler de ce que le numérique fait à la culture, il y a une tentative de retrouver du pouvoir alors que cela était en train d’échapper à ceux en place.
Le problème auquel nous sommes confrontés en ce moment est celui d’une véritable refonte des institutions du fait même du numérique. Cette refonte se fait jusqu’à présent sur un modèle ancien qui vise à contenir la société dans une sorte d’ignorance. Or cela s’avère insuffisant. La campagne médiatique orchestrée actuellement, celle d’une nouvelle culture, fait suite à celle de la méfiance et des dangers de ces technologies. Elle a pour objectif de maintenir une stabilité sociale, mais celle-ci est largement entamée comme l’ont montré les effets du numérique sur certains peuples. Est-ce que cela peut se produire aussi dans des pays comme les nôtres. Cela est théoriquement possible, mais concrètement nous en sommes loin.
Le pouvoir en place effectue un mouvement stratégique en rendant légitime cette culture marquée par le numérique. On peut penser, en regardant l’évolution des institutions scolaires par exemple (cf. la lettre de rentrée), qu’il y a tentative d’instrumentalisation du numérique dans le milieu scolaire en vue d’asseoir une vision de l’enseignement qui serve un projet politique qui dépasse les frontières habituelles des partis. Il reste à espérer que les jeunes sauront prendre leur distance vis à vis de ces stratégies car je crains que pour nous adultes plus âgés, nous ayons déjà baissé les bras.
A suivre et à débattre