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Article publié jeudi 15 mai par Silvère Mercier sur son blog bibliobsession 2.0
 
 
Voilà une question qui peut sembler simple : à quoi former quand on veut diffuser une culture numérique auprès de nos concitoyens ? La question dépasse largement l’école, elle concerne les bibliothèques mais aussi tous les lieux de formation. Divina Frau-Meig (directrice du CLEMI Centre de Liaison de l’Enseignement et des Médias d’Information depuis avril 2014) considère qu’il faut adapter les enseignements à « l’ère cybériste » dans laquelle nous serions entrés :
À la fin du XIXe siècle, à l’ère moderniste, le défi était de passer d’une économie de production à une économie de consommation, en créant une structure sociale et culturelle d’appui adéquate. Depuis la fin du XXe siècle, à l’ère cybériste, il s’agit de passer d’une économie de consommation à une économie de participation, avec l’organisation culturelle et sociale y afférant.
Quelles tendances aujourd’hui dans les bibliothèques ? Les bibliothèques universitaires se concentrent très souvent sur les compétences directement utiles à leurs objectifs (faire réussir les étudiants). Il en résulte une vision de la culture de l’information qui est très centrée sur la Library Literacy (comment bien utiliser les ressources des bibliothèques) ou la Scientific Literacy (comment être un bon scientifique) ou au mieux une information literacy qui est loin de répondre aux enjeux d’une ère cybériste… Un rapide examen des référentiels de compétences dont le but est d’aider à concevoir des dispositifs pédagogiques suffit à s’en convaincre.
 
Par exemple, la commission Pédagogie universitaire et documentation de l’ADBU a finalisé la rédaction d’un référentiel des compétences informationnelles, qui constitue une adaptation au contexte français de l’« Australian and New Zealand information literacy framework » (2nd ed., 2004). Au québec, lePDCI (Programme de développement des compétences informationnelles) propose lui aussi des repères, tout comme les normes Suisses (2011).
Ces trois référentiels sont issus de l’enseignement supérieur, ils visent à la réussite des élèves dans le cadre universitaire. Objectif logique mais trop restreint : l’Université ne doit-elle pas aussi former des citoyens ? Un rapide examen de ces textes en montre les limites et l’inadaptation aux enjeux d’une (trans)littératie numérique citoyenne à laquelle appelle le CNUM.
En creux, il permettent d’en percevoir quelques aspects. Par exemple ils ne comportent rien ou peu sur la notion d’identité numérique ou encore sur la sécurisation des données et manquent bien souvent les enjeux de la culture ouverte (données ouvertes et sciences ouvertes). Pire, aucun de ces référentiels n’évoque de compétences liées à la fouille de données (data-mining) alors qu’il s’agit d’un des enjeux essentiels pour toutes les disciplines… 
Le PDCI propose des compétences orienter vers la tâche « rédiger son travail » sans envisager un instant que ce « travail » (mémoire ou thèse selon le contexte) n’est que la cristallisation temporaire et normée d’une pensée qui ne pourra se développer qu’au prix de nombreux croisements avec des pairs, nécessitant à la fois des habiletés liées au partage en ligne…
Les normes Suisses intègrent bien le partage au sein de communautés d’experts et la réutilisation de l’information mais ne comportent rien non plus sur les compétences nécessaires à la fouille de données. Le document propose trois niveaux, débutant, avancé et expert mais peine à les distinguer clairement.
 
Enfin le référentiel de l’ADBU, peut-être le plus complet et le plus clair, manque lui aussi la fouille de données et, tout comme les deux autres, fait l’impasse sur la communication des production des chercheurs au delà de la communauté scientifique…
Dans aucun de ces référentiels, le lien science-société n’est explicité. Je fais partie de ceux qui pense que ce lien est essentiel et qu’il nécessite la maîtrise d’outils nécessaires à la production de contenus pédagogiques… On ne trouvera par exemple rien sur la maîtrise de la communication audiovisuelle, alors même que la pratique des webinaires se développe, tout comme les MOOC. Tout se passe comme si aucun des référentiels n’envisageait que les étudiants seront aussi pour une bonne part amenés à enseigner et à communiquer avec d’autres citoyens !
 
Chacun voit donc littératie à sa porte mais les BU ne sont pas les seules à tenter des référentiels. La fondation Mozilla a par exemple proposé une carte de la littératie web assez détaillée. Ce référentiel est très complet mais pas du tout classé par niveaux, ce qui ne facilite pas la conception de dispositifs pédagogiques… Il s’accompagne pourtant d’outils de création de ressources pédagogiques. C’est un des plus précis sur les compétences web, au point d’oublier d’autres types de compétences qui ne passent pas par le navigateur ! Étrangement on ne trouvera rien non plus sur la veille mais en revanche il intègre un aspect inexistant dans les autres référentiels : la protection de la vie privée et la sécurité de la navigation. D’autres approches de la formation au numérique ne jurent que par l’ensignement du code informatique, en considérant qu’il doit nécessairement dominer toutes les autres compétences.
 
J’ai la conviction que les bibliothèques et les lieux d’innovation sociale ont un rôle à jouer qui ne peut se résumer à une Library literacy ou une Scientific Literacy. De nombreuses bibliothèques publiques et/ou EPN (Espaces publics numériques) proposent déjà des formations au numérique, très souvent sur le mode de l’initiation (se servir d’un ordinateur, découvrir internet, etc.) et parfois de la formation à des usages en fonction de la demande (tablette, photographie, etc.). Mais que proposer quand on souhaite construire une offre de formation qui réponde aux enjeux de « l’ère cybériste » ? Avant d’esquisser une réponse, il faut tenter de savoir de quoi on parle…
 
Dans le rapport du Conseil National du Numérique que j’avais mis en avant dans ce billet il était fait mention des enjeux de la littératie numérique. Le terme a été préféré à Culture de l’Information, là où les anglo-saxons parlent plutôt d’Information literacy ou digital Literacy. Le chercheur en Sciences de l’Information Alexandre Serres distingue aussi dans cet article de nombreuses literacies mobilisées sur les réseaux numériques.
Pour exemple :
  • l’information literacy (la plus ancienne et la plus connue), qui contient également la library literacy ;
  • la media literacy, correspondant à notre éducation aux médias, et qui englobe plus ou
    moins la critical literacy (les compétences critiques) ;
  • les diverses literacies correspondant à la culture informatique : la computer, la network ou l’ICT (Information and Communication Technologies) literacy) ;
  • la visual literacy, pour la maîtrise de l’image et, au-delà, de la culture visuelle
 
On trouve également le vocable « compétences informationnelles ». Je ne vous parle même pas des déclinaisons comme « culture informationnelle », « maîtrise de l’information » ou alors des champ proches : l’éducation aux médias… Il y en a pour tout le monde !
 
La variété de ces expressions dénote instabilité du domaine, bien explorée dans la thèse d’Olivier Le Deuff  qui choisit finalement de retenir le vocable de culture de l’information, en donnant un faisceau d’indications que l’ont peut résumer par la volonté d’une approche pédagogique citoyenne et pas uniquement technique de la formation nécessaire, par une conception de l’information qui n’est pas qu’un flux et par une approche inspirée de Bernard Stiegler qui vise à favoriser une forme d’individuation et l’acquisition d’une culture technique au sens de Simondon.
 
Je partage cette approche qui a une vertu : elle empêche de considérer que ce à quoi il faut former c’est le code et uniquement le code informatique. Comme Hubert Guillaud, je suis convaincu que nous avons au moins autant besoin d’une société d’artisans du code que de citoyens formé aux usages éclairés de l’information. Je suis aussi convaincu que l’enjeu qui concerne le plus de nos concitoyens est bien le second ! Par exemple, je partage pleinement les réticences de Valérie Peugeot à faire des solutions de cryptographie une voie exclusive de la résolution des problématiques liées aux données personnelles. La fuite en avant vers des techniques qui régleront les problèmes posés par d’autres techniques défaillantes est à la fois dépolitisante et dangereuse.
 
Pour autant, le maquis des expressions se rapportant à la formation à l’information est contreproductif. Il enferme le débat dans des subtilités d’approches et masque que l’enjeu est dans la dissémination à grande échelle de dispositifs pédagogiques pluriels, ouverts et facilement accessibles. Pour avancer, on pourrait retenir l’approche (pas forcément le mot) de translittératie. Je vous renvoie à cet excellent article d’Alexandre Serres pour appréhender cette notion et àl’article tout aussi excellent de Divina Frau-Meig qui propose cette définition :
« Le néologisme de « translittératie », pour insatisfaisant qu’il soit, peut être considéré comme opératoire, car il regroupe en son sein la triple maîtrise de l’information, des médias et du numérique et englobe la notion d’éducation (à la française, comme dans « éducation aux médias ») et la notion d’alphabétisation (à l’anglaise, comme dans « media literacy »), rendant compte de la double dimension abstraite et pragmatique du phénomène considéré. » 
 
Elle précise ensuite le modèle de translittératie qui lui semble adéquat :
Ce nouveau modèle de translittératie cybériste pourrait donc se fonder sur une perspective multidisciplinaire avec une triple focalisation sur l’information comme code, document et actualité. Elle vise à donner une emprise critique sur les médias, avec une approche citoyenne et une approche économique d’intervention productive sur ces médias. Les pratiques se veulent basées sur des compétences spécifiques pour aiguiser le sens critique, la logique algorithmique et la participation engagée. Les acteurs les plus pertinents restent encore à former, sans doute sur la base d’un réseau d’acteurs travaillant de manière collaborative (enseignants, documentalistes, usagers associatifs, voire jeunes apprenants eux-mêmes)
J’aime beaucoup ce triptyque de l’information comme code, document et actualité car il ouvre de nombreuses voies et peut permettre de mettre au second plan les débats d’experts en déclinant une offre équilibrée. Ces trois dimensions devraient utilement être croisées par les organismes de formation (ou d’autoformation) que sont les bibliothèques. Avec l’émergence des MOOC et leur généralisation, l’enjeu n’est peut-être plus tant de consacrer des ressources à concevoir des dispositifs pédagogiques en information literacy que d’aider des publics à se repérer dans la galaxie des offres et d’offrir des infrastructures pour que les MOOC puissent être suivis dans des tiers-lieux accessibles… (4)
Accès à l’article en licence creative commons By-nc-sa et au blog de Silvère Mercier
Dernière modification le jeudi, 25 septembre 2014
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