Nous sommes en effet, depuis des décennies déjà, comme prisonniers d’une contradiction qui n’ose se dire, d’un paradoxe sourd auquel nulle parole ministérielle ne donne corps et lisibilité.
Notre modèle, notre paradigme scolaire est en effet un legs ancestral, un vestige de l’ère napoléonienne où il convenait de donner à la nation une élite fondée sur le seul mérite personnel. Car le système éducatif d’alors s’était fondamentalement construit selon cette logique descendante qui partait de l’idéal du « polytechnicien », école de l’élite, pour redescendre vers l’école de tous à partir d’une unique question : comment former les meilleurs élèves à la plus haute excellence ? Comment exclure avec légitimité et éthique républicaine les moins aptes ou les moins cultivés ?
Certes, le discours éducatif a depuis très longtemps bien changé. La massification est en effet passée par là – celle-là même dont le général De Gaulle disait, lors d’un conseil des ministres retentissant de l’année 1966, qu’elle consistait à « dépenser une masse de crédits pour former une masse de crétins qui n’auraient pas leur place dans l’enseignement supérieur ». La sensibilité dominante sur un tel sujet est restée, aujourd’hui encore, pour le moins ambigüe…
Cependant, l’objectif avoué et avouable du système éducatif est désormais bien d’ordre démocratique : former tous les élèves et non simplement les meilleurs, atteindre l’horizon régulateur de la réussite de tous plus que conforter une méritocratie scolaire. Mais la contradiction, les ambivalences culturelles et affectives restent malgré tout là ; rongeant de l’intérieur la machinerie scolaire empêtrée dans une fièvre de l’excellence tout en étant obnubilée par le mal du décrochage.
Face à de tels conflits de conscience, le refoulement est alors de mise.
On fait comme si le problème venait de l’extérieur - comme un virus qui ronge un organisme pourtant sain et disposé de lui-même à bien agir. Mais non, la problématique est décidément interne : notre système génère davantage qu’il ne corrige les inégalités, nous reproduisons et amplifions bien par l’école les injustices de départ.
Le métabolisme scolaire catalyse l’iniquité, légitime et conforte les situations acquises, institue une noblesse des savoirs et des compétences, surajoute des distinctions à des privilèges. Pourtant, les efforts proclamés de cette démocratisation scolaire se lisent en de multiples signes : taux de réussites pléthoriques aux examens, scolarisation de plus en plus d’élèves jusqu’au bac, recul des taux de décrochage…
Mais si les causes officielles et les pratiques éducatives disent changer, leurs effets restent cependant les mêmes : inégalité des parcours et des poursuites d’études, stratégies de distinctions et de contournements de la part de ceux qui maîtrisent les rouages subtils de la machinerie… La contradiction patente peut alors se dire très simplement : l’école est devenue démocratique dans ses objectifs comme dans sa réalité quantitative, mais elle est restée élitiste dans sa culture dominante comme dans ses modalités d’orientation. La massification « cohabite » depuis des décennies avec la méritocratie républicaine en d’improbables croisements et atermoiements dont la conséquence majeure est celle d’une régression constatée de la qualité de nos enseignements comme des performances de nos élèves.
Si l’on s’interroge plus profondément sur les composantes de cette méritocratie, on peut en identifier deux éléments : la dimension culturelle et la composante organisationnelle – ou en langage marxisant la superstructure et l’infrastructure.
Notre idéologie enseignante est en effet marquée – et c’est en soi légitime – par une logique d’excellence des savoirs. Nos professeurs sont sélectionnés selon leurs compétences universitaires : avec pour critère dominant une maîtrise des savoirs disciplinaires. Façonnés à l’aune de l’exigence théorique, ils projettent ainsi dans leurs approches et à leur corps défendant cette même exigence sur leurs classes – attentes théoriques donc plus que pratiques, centrées sur les savoirs plus que sur les compétences, sur la performance intellectuelle pure davantage que sur des aptitudes plus globales.
Notre conception de « l’excellence » mériterait ainsi d’être largement interrogée. Et il ne suffit pas de dénoncer « l’inadaptation » des enquêtes PISA à notre sacrosainte logique éducative pour se déresponsabiliser très commodément de nos piètres résultats au regard de toutes les évaluations internationales.
Oui, il y a bien un problème culturel dans notre enseignement, un biais historique et comme un « arrêt sur image » de notre philosophie de la performance sur des modèles révolus de la compétence scolaire. Et ce sont désormais y compris nos « bons élèves », jusqu’alors épargnés par ces études comparatives, qui déchoient de leur piédestal. Le conflit est donc d’abord culturel, psycho-cognitif : l’esprit enseignant qui influe nécessairement et sourdement sur les pratiques reste marqué par une exigence théorique associée à une logique d’excellence sélective et discriminante – celle-là même qui fut à l’origine historique de notre système éducatif - ; alors même que les objectifs proclamés, les injonctions par voie de circulaires et autres programmes éducatifs prônent l’idéal d’une massification tolérante et attentive aux besoins des élèves.
Cette contradiction peut alors se lire au travers de multiples dispositifs pour lesquels la mise en œuvre « sur le terrain » contredit radicalement la fin attendue.
L’accompagnement personnalisé instauré par la réforme de 2010 visait à colorer d’une touche de différenciation pédagogique les modalités d’apprentissage.
Qu’à cela ne tienne : on a d’abord commencé par nous expliquer – au niveau même de l’inspection générale et pour des raisons de « moyens » - que la notion d’effectifs réduits commençait à partir de la classe complète moins un élève ; pour concéder par la suite aux chapelles disciplinaires que celles-ci puissent récupérer ces heures dans les établissements pour faire des cours classiques et « avancer dans le programme ».
Entre les velléités ministérielles et les mises en œuvre, la distance est donc grande. Et le « terrain » a tôt fait de corriger les errances trop audacieuses des politiques éducatives - trouvant parfois des alliances d’opportunité lorsque les dispositifs innovants induisent au final trop de coûts. L’administration, chez nous plus qu’ailleurs, corrige bien la pente décisionnelle de l'échelon politique dont le défaut de conception est d’ailleurs – par opposition - de ne pas intégrer en amont l’échelon local des établissements et des écoles. Le centralisme est ainsi absolu en droit, non avenu en fait. Le roi est nu : et nos élèves fragiles avec lui - restant sans protection aucune, sans accompagnement substantiel, comme perdus au sein d’un système qui au mieux les ignore.
Le cadre organisationnel qui rend possible cet état de fait mérite alors d’être en lui-même évoqué brièvement.
Tout, dans la logique des pratiques éducatives en vigueur – de la pédagogie mise en œuvre à l’évaluation des élèves, de leur évaluation à leur orientation –, reconduit l’élitisme scolaire pourtant dénoncé dans les textes.
Les objectifs sont donc inévitablement démentis par leurs mises en œuvre administratives et pédagogiques. Ainsi, les modalités actuelles de l’évaluation par notation du secondaire (le primaire étant sur ce point en avance) consistent très exactement à faire deux choses : classer chaque élève dans un groupe de référence (classe, établissement, lot de copies…) afin de normer sa performance au regard de ses pairs, le positionner en référence à une norme d’excellence attendue qui est celle de la « bonne copie » - représentation quasi-mythologique d’une attente platonicienne de la performance scolaire.
Ce qui se trouve ignoré par ces approches, ce qui constitue leur véritable « point aveugle », c’est bien la mesure de ce que l’élève est supposé avoir acquis ou non par lui-même – et non au regard d’une quelconque référence extérieure à ses propres échelles de progression. La notation sert ainsi – et elle est sur ce point très efficace - à classer, à discriminer, à distinguer : elle ne possède en revanche que peu de valeur pédagogique ; et la preuve de son effet démotivant sur les élèves les plus faibles n’est plus à faire – cela relève en effet du simple bon sens.
De la même manière et selon la même logique, les procédures d’orientation des élèves par filières et par spécialités induisent des effets similaires de différenciation et de tri. Derrière les spécialités – et personne n’en est dupe -, c’est bien la hiérarchisation des cursus qui s’instruit par l’intelligence cachée d’un système éducatif qui n’assume pas au grand jour ce qu’il fait. On massifie certes, mais avec une saine pratique de classification sélective des « espèces » et des « genres » d’élèves. Au pays de Buffon, nous avons ainsi inventé la taxonomie éducative ; et nous sommes si attachés à notre découverte que toutes les réformes passées n’ont fait que rendre plus subtile cette approche du réel, en s’efforçant de l’adapter autant qu’on le pouvait à la vague montante des publics scolaires. On a ainsi – c’est une évidence – baissé les exigences d’obtention des examens : au point aujourd’hui atteint de nier sa justification initiale d’opérer une sélection et une hiérarchisation rigoureuse des candidats. Dans cette nouvelle perspective et à titre de symptôme, le nombre actuel de mentions au bac prive le fait d’en avoir une de toute valeur de distinction authentique.
Il faut donc bien mesurer pleinement à quel point et de quelle manière la réforme en cours ose enfin s’attaquer de front à ces sujets sensibles – à quel point elle est donc bien potentiellement novatrice.
En introduisant une grande part de contrôle continu au bac, en mettant fin aux filières, en permettant à chaque élève de se construire un parcours personnalisé, on atteint le cœur et l’esprit de cette philosophie élitiste qui refuse de s’avouer pleinement depuis des décennies - et qui sévit pourtant dans les faits éducatifs. Car c’est bien un changement de paradigme scolaire qui, au-delà des apparences de redite (comme par exemple sur les sujets de l’accompagnement personnalisé, des heures à effectifs réduits…
Toutes mesures déjà mises en œuvre dans la réforme de 2010 et qu’on nous présente pourtant étonnement ici comme des nouveautés), s’affirme et se décline au travers de dispositions authentiquement innovantes.
Jusqu’alors, le modèle structurant du système éducatif était celui de la spécialisation. Les élèves sont discriminés selon des profils types et des compétences dominantes par lesquels il est possible de les « orienter » par filières et par niveaux d’exigences. Car derrière les spécialités, ce sont bien entendu des degrés qualitatifs d’enseignements et de poursuites d’études qui se déclinent et s’organisent. C’est le tri sélectif des parcours et des réussites. Pour le secondaire, le volume d’enseignement des disciplines de spécialité augmente ainsi progressivement de la classe de seconde à la terminale. Chaque filière a des spécialités, chaque spécialité prend davantage d’importance au fur et à mesure qu’on se rapproche de l’échéance.
Avec cette réforme, le modèle dominant devient celui de l’individualisation : il appartient à chaque élève de se construire un parcours (trois spécialités en première, deux en terminale) selon ses aspirations propres et ses goûts. Il est libre de « mixer » des enseignements scientifiques et littéraires, de constituer des curricula adaptés à ses projets. Ce qui disparait de fait, c’est alors la possibilité structurelle de discrimination par classe et par filière.
Mais il faut cependant rester vigilant, voire dubitatif, concernant la mise en œuvre de ces nouvelles dispositions.
Car l’expérience antérieure nous a montré combien notre système avait la capacité de « refaire de l’ancien avec du neuf ». Nul doute que de nouvelles modalités de discrimination et de tri des élèves se mettront inévitablement et spontanément en place au travers de cette nouvelle organisation pédagogique – faisant ainsi écho aux exigences légitimes et incontournables des filières sélectives du post-bac comme aux habitudes acquises par les équipes.
Les parcours de spécialités sciences physiques et SVT auxquelles s’adjoindra l’option « maths expert » reconstituerait ainsi potentiellement une filière S renaissant de ses cendres. Mais en dépit de ces résistances prévisibles, les aventures personnelles seront désormais possibles pour les élèves, les projets individuels seront également plus ouverts.
Or cette opportunité ne doit pas devenir en elle-même une nouvelle modalité – encore plus cruelle et perverse – de distinction culturelle entre ceux qui sont en capacité d’avoir des projets – la fameuse compétence du « savoir-devenir » - et les autres. Et le véritable enjeu de cette réforme s’affirme finalement bien là : au niveau de cette « aide à l’orientation », point essentiel qui est fort opportunément positionné dans les textes comme la colonne vertébrale de ce nouveau paradigme scolaire où l’élève occupe enfin, authentiquement, une place centrale.
Nous sommes peut-être en passe de réaliser cette révolution copernicienne, rêvée plus que mise en œuvre dans la loi d’orientation de 1989 et selon laquelle le système éducatif allait changer son point de gravitation. Gardons donc froidement les pieds sur terre tout en ayant passionnément la tête dans les étoiles – mais toujours en regardant du côté des élèves.
Dernière modification le mardi, 11 septembre 2018