En cinq minutes d’exposé et trois diapositives, on ne risque pas d’être exhaustif sur le sujet et, a contrario, on a des chances certaines de tomber dans le simplisme et la caricature. Je suis faible et n’y ai pas échappé.
L’occasion m’est donnée ici d’expliciter — un peu — et de modérer mon propos, en même temps que d’essayer de le mettre en perspective !
J’avais choisi d’illustrer ma prise de paroles de trois images, vous disais-je, que vous trouverez-ci-dessous.
Il y a soixante-dix millions d’années, la plaque triangulaire de l’Inde, en dérive dans l’océan indien, percutait la plaque eurasienne. Bien des cataclysmes plus tard (séismes, tsunamis…), on assiste à la surrection magnifique de la chaîne himalayenne, dont la construction est d’ailleurs toujours en cours.
Vous l’avez compris, je voulais signifier par analogie qu’on assistait aujourd’hui à une collision du même type entre l’école traditionnelle et le numérique, collision qui risque de s’accompagner d’effets cataclysmiques similaires et de produire, à terme, je l’espère, les mêmes conséquences grandioses et bénéfiques.
Parmi les effets déjà observés, le premier d’entre eux est sans doute — j’ai déjà eu souvent l’occasion de l’écrire — la modification radicale de la posture magistrale. Pour simplifier, disons que le maître instructeur, de passeur et transmetteur de savoirs, se transforme peu à peu en catalyseur, en éclaireur voire en augmenteur des savoirs et des connaissances.
Mais d’autres effets, parfois générateurs de traumatismes, sont ou seront observés parmi lesquels, sans doute, la modification des lieux, espaces et temps d’apprentissage (sujet traité sur une autre table ronde), la modification des relations entre apprenants (j’y reviens en fin de ce billet), la modification structurelle des fonctions cognitives peut-être.
En perspective, la société aura encore et plus que jamais, sans doute, à garantir l’égalité républicaine et à renforcer l’accès de tous à la citoyenneté.
Internet est issu, vous le savez, d’une tradition libertaire et de nature essentiellement méritocratique. Les réseaux, le numérique moderne ont naturellement hérité de cet ADN. Là encore on perçoit — le mot « décalage » utilisé dans la thématique de la réflexion proposée apparaît alors bien faible — le gouffre qui sépare les pratiques numériques des pionniers d’aujourd’hui de la tradition scolaire.
Cette école traditionnelle, dont les fondements sont encore ceux de l’école de France, est ainsi faite : fonctionnelle — sans doute, des fluides parcourent-ils à grande vitesse les tuyaux ci-dessus —, industrieuse, vivante. Mais le paysage est bien vieillot et rouillé.
Même s’il existe des connexions horizontales, ce sont bien les circulations verticales qui prédominent. Le pilotage est ainsi fait aujourd’hui que l’information (l’injonction, le plus souvent) circule bien de haut en bas mais diffuse peu. Par ailleurs, on l’entend dans tous les discours officiels même si ceux qui les prononcent s’en défendent, la place laissée à l’initiative du terrain est faible, laquelle conserve son caractère très iconoclaste.
Les récentes et dernières journées de l’innovation, à l’Unesco, auxquelles j’ai assisté, ont bien montré l’ambiguïté du discours : la hiérarchie de l’éducation nationale, manifestement soucieuse de laisser s’épanouir librement les initiatives innovantes, fort souvent ancrées dans des pratiques numériques, d’ailleurs, continue (malgré elle ?) à vouloir mettre partout de la cohésion et de la régulation, voire du contrôle, à défaut d’impulsion.
J’ai déjà eu souvent l’occasion de le dire, on retrouve ce comportement régulateur, forcément inhibiteur, viscéralement attaché à toutes les pratiques managériales. Les cadres, chefs d’établissement et surtout corps d’inspection, sont et restent les premiers responsables des freins qui empêchent la valorisation des pratiques numériques innovantes. Bien entendu, cette règle souffre de nombreuses exceptions, à commencer, cela va de soi, par toutes celles et tous ceux qui ont bien voulu se donner la peine de venir, un samedi, participer à la réflexion collective lors du forum Educavox.
On perçoit là l’importance de la formation initiale des cadres qui doivent d’urgence être sensibilisés aux enjeux du numérique et doivent, eux aussi, être radicalement incités à changer leur posture trop souvent autoritariste et empêcheuse d’innover en rond.
Le conseiller du ministre, Gilles Braun, présent pour ouvrir le Forum, a eu l’occasion d’expliquer les avancées numériques du prochain projet de loi sur la refondation. Il a rappelé deux éléments essentiels : l’enseignement du numérique, sans d’ailleurs trop expliquer comment cela va se passer, d’une part, le nouvel et heureux élan donné à l’éducation aux médias, d’autre part. Concernant cette dernière, on a entendu d’abord dans les motivations avancées, preuve qu’il s’agit bien d’un atavisme culturel incurable, la volonté prioritaire du ministère de réguler les usages numériques supposément déviants des jeunes avant de promouvoir les bonnes pratiques. Drôle de pédagogie ! Encore une fois, j’entends Freinet se retourner dans sa tombe…
Les ENT ou environnements numériques de travail, dont un des participants à la table ronde, Bernard Benhamou, soulignait à juste titre le caractère profondément anti-ergonomique, ont été proposés (imposés ?) aux établissements dès le début de ce millénaire. Ces décisions autoritaires, technocratiques, technolâtres, ont été de fait motivées par la volonté d’encadrer des usages dérégulés et anarchiques, avec la complicité objective des collectivités départementales ou régionales qui ont perçu alors la possibilité pour elles d’ouvrir (de désanctuariser, comme elles disent) l’école et de s’adresser directement aux parents citoyens électeurs. Même si, parfois, là où l’école numérique n’avait aucune réalité, la mise en place des ENT a pu parfois faire naître des usages, d’une manière générale, là où les usages préexistaient à la mise en place des ENT, ils ont été massivement réduits, freinés voir complètement étouffés ou annihilés. Quel gâchis !
Les communautés enseignantes, évoquées dans le sujet de la table ronde à laquelle je participais, ont continué, de leur côté et malgré les freins évoqués, à avancer et à co-construire.
Bien entendu, chacun connaît les réussites de ces communautés que sont les Clionautes, Weblettres, Sesamath, la Fadben… Sans revenir sur l’histoire, ces groupements ou associations disciplinaires ont, en deux mots, contribué largement à faire avancer la réflexion pédagogique, bousculé certains potentats et mondes établis (celui de l’édition, par exemple, puisque Sesamath et Weblettres s’y sont essayés, de manière différente d’ailleurs) mais, par leur influence et le nombre de leurs membres, se sont fortement institutionnalisés, parfois sclérosés, et ont donc connu des débats et des dissensions internes.
D’autres communautés, par forcément nées du numérique, d’ailleurs, mais qui se sont renforcées grâce à lui, comme par exemple les Cahiers pédagogiques, se sont aussi institutionnalisées mais leur réflexion a au moins le mérite de traverser les disciplines.
La communauté de huit personnes qui ont déjeuné ensemble avec moi à l’occasion de ce Forum, toutes pourvues d’un compte Twitter, a fait l’observation que Twitter constituait, quand il s’agissait de traiter de pédagogie, une vaste et universelle salle des professeurs, à la différence près d’une vraie qu’on n’y dit pas de mal des élèves. Les réseaux sociaux en général, et Twitter en particulier, sont ainsi le support de la réflexion collective de communautés informelles et souvent à l’origine d’autres regroupements en d’autres lieux, sur d’autres plateformes collaboratives.
Il en existe de toutes sortes, informelles, éphémères, dérégulées, comme celles qui naissent à l’occasion d’un nouveau MOOC, comme les Twittclasses, d’autres encore. C’est de ce foisonnement d’idées que naît l’innovation numérique, celui qui, par les pratiques d’échanges et le partage, ouvre la voie à la coopération d’abord, à la collaboration ensuite.
Dans ces espaces virtuels informels, qui restent d’ailleurs rarement virtuels, voir l’image ci-dessus, les experts, les maîtres n’ont plus leur place. Les interactions s’organisent ou se désorganisent pair à pair, « peer to peer » pour le plus grand profit, voire le bonheur de ceux qui y participent et s’y compromettent.
Le bonheur, c’est les autres, proposais-je dans mon dernier billet. Utopie, me répondait-on en commentaire sur Educavox.
Peu importe, en fait, mais non, définitivement non. La collaboration, largement rendue possible par le numérique et inévitable corollaire de sa mise en œuvre, n’est pas une utopie, loin de là.
C’est exactement le pari que fait la « génération Internet » pour l’école. Observation, valorisation, équilibre, adaptation sont les maîtres mots de cette inéluctable réussite.
Michel Guillou @michelguillou http://www.neottia.net/
Dernière modification le lundi, 24 novembre 2014